Claude de Warren
Avril 2023
Texte original anglais : Ilion, Sri Aurobindo Ashram Trust 2018
Texte original français traduit par Raymond Thépot : Ilion, 2e édition, © Raymond Thépot, 1996
Livre Deux
Le Livre de l’Homme d’État
Chaque fois qu’une vérité nouvelle a tenté de se manifester sur la terre, elle a été aussitôt attaquée et corrompue et dévoyée par des forces pseudo-spirituelles – qui en effet représentaient une certaine spiritualité à un moment donné, mais justement celle que la vérité nouvelle veut dépasser. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple dans l’Histoire encombrée de tristes « détournements spirituels », le Bouddhisme a-t-il été largement corrompu dans tout une partie du continent asiatique par tout un bouddhisme tantrique et magique. La fausseté n’est pas dans l’ancienne spiritualité que la vérité nouvelle cherche à dépasser, mais dans l’éternel fait que le Passé s’accroche à ses pouvoirs, ses moyens et son règne. Comme le disait Mère dans son simple langage : « Le mal, c’est de rester collé là. » Et Sri Aurobindo avec son humour toujours présent : « Les vérités spirituelles du passé sont très bien là où elles sont – dans le passé. »
Satprem[1]
Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que l’action se situe dans les derniers jours de la guerre de Troie, laquelle symbolise un grand renversement du yoga, depuis celui qui ne visait qu’à une libération en l’esprit – soit considérant la parfaite illusion du monde, soit jugeant impossible la divinisation de la matière –, vers le nouveau yoga qui doit œuvrer à la divinisation de la matière dans l’unité esprit/matière.
Selon les maîtres de sagesse de la Grèce ancienne, ce renver-sement se produit lorsque l’aventurier de la conscience, déjà bien installé dans le mental illuminé, sous la pression de son aspiration, cherche à s’élever sur le plan du mental intuitif.
En effet, la dynastie royale de Troie appartient au plan du mental illuminé, dans la descendance de la pléiade Électre (Cf. Planche 16). Mais le plan vers lequel tendent Agamemnon et Ménélas, héros situés dans la lignée de Tantale « l’aspiration » (Cf. Planche 15) est celui du plan suivant, le mental intuitif ou intuition, car ces deux rois prirent respectivement pour femme Clytemnestre « une sagesse renommée » et Hélène « l’évolution vers plus de liberté ou plus de lumière », deux sœurs qui appartiennent à la lignée de Taygète, celle du mental intuitif (Cf. Planche 13). On peut cependant remarquer que le yoga incarné par Agamemnon et Ménélas s’est plutôt établi sur une base du mental supérieur car Hippodamie, « la maîtrise vitale », est leur grand-mère, ayant elle-même pour mère ou grand-mère Stéropé « le mental supérieur ». Tout se passe comme si l’entrée dans le mental illuminé, qui suppose le silence mental, laissait ouverte la possibilité d’un manque de discernement du processus évolutif. Cela serait confirmé par Sri Aurobindo qui nous dit que ce qui peut transmettre la lumière venue du plus haut du plan mental, représenté par Laocoon, le voyant d’Apollon, est « aveuglé par le destin ».
Rappelons brièvement ce que Sri Aurobindo dit de ces deux plans du haut mental :
Au niveau du mental illuminé, la Vérité pénètre le mental en un flot de lumière continu et stable et non plus en de simples éclairs sporadiques. Là émerge un pouvoir de connaissance directe de la Vérité résultant d’une union plus parfaite avec le Réel. Il ne s’agit plus de « pensée » mais de « lumière » de l’esprit, laquelle peut être associée à la vision. Aussi les sages anciens étaient-ils appelés « voyants ».
Puis viennent les hautes régions du mental intuitif. Sur ce plan, les activités du mental sont passées sous la direction de l’In-tuition et peuvent opérer de quatre façons que Sri Aurobindo dé-crit ainsi : « un pouvoir de vision révélatrice de la vérité, un pouvoir d’inspiration ou d’audition de la vérité, un pouvoir de perception immédiate ou toucher de la vérité, et enfin un pouvoir de détection vraie et automatique du rapport ordonné et exact entre une vérité et une autre ».[2]
Notons que le chercheur fait aussi parfois des irruptions dans le surmental, car selon l’Iliade, Thétis, la mère d’Achille, « souvent lui révélait la pensée de Zeus ».[3]
La guerre de Troie est une lutte intérieure en vue de discerner, lors de l’accès au mental intuitif, quel est le meilleur chemin pour parvenir à une plus grande liberté : celui de la poursuite du yoga dans la séparation esprit/matière (les troyens) ou celui de la purification des profondeurs alliée à une puissante aspiration (la coalition achéenne appuyée par les Myrmidons d’Achille). Toutefois, il s’agit encore de l’aspiration à une amélioration de l’homme mental actuel qui est recherchée (représentée par Agamemnon), et non une complète transformation de la nature humaine vers un but non encore déterminé.
Le camp Troyen correspond à ce qu’exprime Sri Aurobindo, à savoir que jusqu’à présent, le chercheur qui s’unissait à la consci-ence divine en l’esprit ne pouvait incarner cette union dans les plans de la manifestation car ces plans limités apportaient non seulement leurs limitations mais aussi des déformations inhérentes à la dualité. Aussi la conclusion qui s’imposait fut que l’union ne pouvait être réalisée totalement que si l’on annulait la création individuelle.
Mère le confirme dans l’Agenda :
« Il y a tout un côté de la pensée humaine qui a conçu que l’identifica-tion avec la Conscience suprême ne pouvait venir que par l’annulation de la création individuelle, mais justement Sri Aurobindo a dit que c’était possible SANS supprimer la création. Ils ont cette conception qu’il faut supprimer la création, parce qu’ils arrêtent la création à la création humaine – c’est impossible à l’homme, mais c’est possible à l’être supramental. Et ce sera essentiellement la différence de l’être supramental : il pourra, sans perdre une forme limitée, unir sa conscience à la Conscience suprême. Mais pour l’homme, c’est impossible. Ça, je le sais. Comme je l’ai dit, on l’a [l’union avec la Conscience suprême], mais dès qu’on veut l’exprimer, c’est fini, ça redevient…(geste enfermé comme dans une boîte). C’est-à-dire que la substance dont nous sommes construits n’est pas suffisamment purifiée, illuminée, transformée (n’importe quoi, n’importe quel mot) pour exprimer la Conscience suprême sans la déformer. »[4]
La situation qui préside au début de la guerre peut être résumée ainsi :
« L’établissement préalable d’une maîtrise psychique est très désirable, car elle crée une réceptivité générale et empêche que les parties inférieures se révoltent contre la Lumière, ou consentent aux exigences de l’Ignorance. Une transformation spirituelle préliminaire réduira aussi l’emprise de l’Ignorance. Mais aucune de ces influences n’élimine complètement son obstruction et ses limitations. »[5]
Selon la mythologie, la déviance initiale s’est produite lorsque le chercheur, bien installé dans le mental supérieur, aspirait à stabiliser le mental illuminé par le perfectionnement de « la libération » (Ilos), de « la paix » (Assarakos) et de « la joie » (Ganymède). Il y eut un manque de consécration ou de don de soi au Divin (surrender) illustré par les deux parjures de Laomédon.
Le premier fut de refuser aux dieux le salaire convenu lors de la construction de la citadelle de Troie. C’est donc un refus de reconnaître l’action divine. Le plus probablement, nous pouvons comprendre que le chercheur n’a pas encore terminé la seconde étape du yoga telle que décrite dans la Bhagavad Gîtâ : même s’il a renoncé aux résultats de l’action, il ne s’est pas encore pleine-ment détaché de la conviction d’être lui-même l’auteur de l’action. Il y a encore un attachement, au moins en partie, à l’action en elle-même.
Le second fut de refuser à Héraclès les chevaux blancs im-mortels promis par Laomédon en échange de la libération de sa fille Hésione qui était liée en mer à un rocher pour être offerte en pâture au monstre marin Céto. Ces chevaux blancs immortels sont le symbole de pouvoirs acquis par le yoga. Héraclès étant le héros incarnant le yoga ou tapasya (discipline) de purification/libération qui doit se poursuivre jusqu’à la divinisation, ce refus montre que le chercheur n’est pas prêt à reconnaître la primauté de cette voie pour aller plus loin encore.
Sri Aurobindo a clairement posé dans le Livre I la question qu’il se propose d’examiner dans Ilion, à savoir ce qui peut être conservé des formes extérieures (« les moules ») des anciens yogas dans le nouveau yoga qui concerne la totalité de l’être, intégrant l’esprit et la matière, depuis les hauteurs de l’esprit jusqu’aux moindres cellules de notre corps, et qui donne la priorité à la Vérité sur l’amour. Dans le Livre II, après avoir rappelé par la bouche de Déiphobos l’ultimatum lancé par Achille, il aborde le problème du point de vue de la plus haute sagesse radjasique-sattvique avec le discours du sage Anténor.
Bien que nous ne possédions aucun document nous permet-tant de rattacher ce héros à une Pléiade, nous pouvons supposer qu’il représente le plan du mental supérieur éclairé ou spiritualisé et qu’il appartient à cette génération troyenne qui a été « rachetée », celle de Priam. En effet, il fait partie des anciens sages de la cité qui, du fait de leur vieillesse, ne peuvent plus participer au combat.
Toutefois, le chercheur a accédé au silence mental avec Teucer, comme mentionné plus loin « De l’lda ils envoyèrent Pallas Athéna dans llion : elle vint en secret, et il gagna avec elle le silence lumineux. ». Le mental supérieur ne peut plus être le guide du yoga, ce qui expliquerait pourquoi Anténor est « déchu ».
Rappelons aussi que les énergies qui ont soutenu les pre-miers pas dans le mental illuminé et ont contribué à la puissance et au rayonnement de Troie se sont mélangées avec le temps à d’autres influences, et que les structures qui furent valables au commencement se sont figées du fait d’un manque d’adaptation au mouvement du Devenir, c’est-à-dire un manque de fluidité. Rappelons en effet l’histoire de Tithonos, frère de Priam, étudiée au livre I : Éos avait demandé à Zeus de conférer à Tithonos l’im-mortalité mais elle avait omis de mentionner la jeunesse éternelle et ce dernier fut réduit à l’état de larve. Lorsque l’aventurier de la conscience limite sa quête à la seule réalisation du divin imper-sonnel statique en oubliant le divin évolutif, sa réalisation perd de son éclat et de son pouvoir avec le temps.
Pour aborder le deuxième chapitre, nous devons situer l’a-venturier de la conscience dans sa progression spirituelle. Deux tendances principales s’opposent dans la partie de sa conscience la plus avancée représentée par les Troyens.
La première est symbolisée par Anténor, symbole de la plus haute pensée, celle du mental supérieur éclairé, plan qui se situe après celui de l’intellect. Sur ce plan, l’intuition joue déjà un grand rôle, car Anténor « énonce les paroles que les dieux lui ont inspi-rées ». Mais c’est encore un yoga qui s’appuie sur une logique selon laquelle les réalisations spirituelles sont les conséquences directes de pratiques particulières, comme Sri Aurobindo décrit ce héros : « Prends ces dispositions, et à ton cœur sera donné ce qu’il désire ».[6]
Mais cette pensée la plus élevée a été mise de côté, si ce n’est rejetée, avec l’acquisition du silence mental (Teucer) appuyée par une volonté d’évolution vers l’Amour (Énée) et l’égalité acquise par le renoncement (Pâris). Les Troyens ne considèrent donc plus Anténor comme un guide.
L’importance du mental de lumière est illustrée dans le camp Troyen par le soutien d’Apollon, dieu de la lumière intermédiaire. Pour comprendre cette appellation, nous renvoyons le lecteur à la version révisée du chapitre Les douze dieux de l’Olympe et plus spécifiquement à la partie concernant le dieu Apollon. Ce dieu n’est en effet ni un descendant d’Hypérion qui caractérise le plan supramental ni d’Hélios, la lumière supramentale, ni lié aux plans de la conscience mentale à l’inverse d’Hermès qui est le dieu en charge de la croissance du surmental dans l’humanité.
La seconde tendance est donc représentée par le voyant d’Apollon, Laocoon. Mais la lumière ou Vérité qui aurait pu être perçue est déformée, car Laocoon est « le voyant d’Apollon obscurci par le destin ».
Aussi, le jugement de Pâris par lequel le prince-berger a choisi la déesse de l’amour comme la plus belle, introduisit une nouvelle forme de déviance dans le yoga. Le chercheur et l’humanité à sa suite allait considérer l’Amour comme la première nécessité évolutive, reléguant la recherche et l’établissement de la Vérité au second plan. C’est pourquoi Aphrodite supporte le camp troyen.
Cette prééminence donnée à l’amour sur la Vérité devient à un moment donné une erreur évolutive. Sri Aurobindo nous dit qu’Énée, fils d’Aphrodite, émet des « conseils que hait la sagesse ». Cette erreur prend racine dans le jugement de Pâris qui a considéré Aphrodite comme la plus belle donc la plus vraie sur le plan évolutif, au détriment d’Athéna, la déesse qui supervise la croissance de l’être intérieur et la maîtrise de l’être extérieur, et d’Héra, la déesse qui veille sur le juste mouvement évolutif.
Le conflit intérieur se situe donc essentiellement au niveau du mental illuminé représenté par la lignée royale troyenne. L’enjeu de la guerre, Hélène, appartient au plan encore au-dessus, celui du mental intuitif.
Dans les Livres 2 et 3, Sri Aurobindo développe chaque ligne de pensée, fondée sur une expérience particulière, jusqu’à son terme, lui donnant ainsi sa pleine valeur, comme il le fait dans Savitri, selon la logique du surmental. Le discours d’Anténor est très bien argumenté et remporte facilement l’adhésion du lecteur et Sri Aurobindo n’en dévoile les failles que sur la fin.
En effet, bien que ce discours soit très satisfaisant pour le mental, Sri Aurobindo nous montre à la fin que ce mental supérieur éclairé reste attaché à ses convictions de suprématie de la voie spirituelle symbolisée par Troie telle qu’elle a été établie par ses fondateurs. Anténor mise sur une disparition à terme des Achéens en prévoyant qu’ils se livreront à une lutte entre les achéens du Nord et ceux du Sud et s’autodétruiront.
Anténor conseille une acceptation insincère de l’offre d’A-chille. Sous couvert d’un discours de conciliation, l’aventurier s’accro-che aux certitudes sur lesquelles Troie a été fondée, à savoir une amélioration de l’homme mental actuel dans l’unité esprit/matière. Il accuse les déviances Troyennes qui ont conduit à les séparer. C’est une partie du chercheur qui se fie à un mental supérieur éclairé mais qui n’envisage pas encore une transformation plus complète, une matière divinisée.
Si la position d’Anténor manque de vision à long terme, la perception représentée par Laocoon, qui sera développée au Livre 3, est aussi entachée d’erreurs car Sri Aurobindo nous dit qu’elle a été obscurcie par le destin.
Sri Aurobindo résume ces deux tendances ainsi : « Ni la pen-sée de l’homme d’État, ni le rêve du prophète ne décident ». Toutes deux présentent des failles : soit un attachement aux anciennes conceptions, soit un manque de purification de l’intuition.
Inéluctablement, les vainqueurs seront donc les Achéens comme cela fut décrété par les dieux dès avant le début de la guerre.
Les forces du surmental vont profiter d’un refus de l’aventu-rier de s’engager dans une purification profonde du vital – la grève d’Achille – pour l’obliger à procéder sur tous les plans à un grand nombre de purifications préalables au grand renversement, illustrées par la mort de nombre de héros.
Ce n’est que lorsque les Troyens seront parvenus aux abords des nefs, alors que la situation semblera désespérée pour les aché-ens, que la bascule pourra avoir lieu.
C’est l’acceptation par l’aventurier de procéder à une puri-fication du vital profond qui permettra le renversement. Car le chercheur ne peut s’élever qu’en proportion de la purification et transformation effectuée dans les plans inférieurs.
D’autre part, il faudra toujours garder à l’esprit que le poème Ilion ne concerne pas seulement les aventuriers de la conscience mais l’humanité dans son ensemble dans la période actuelle d’é-volution. Elle aussi doit purifier et transformer sa nature extérieure et incarner la Vérité en s’élevant au-dessus de l’intellect.
Toutefois, on peut se demander si une acceptation de l’offre d’Achille était possible ? C’est-à-dire, s’il peut y avoir une issue au conflit intérieur sur la base de la reconnaissance que la vérité évolutive passe par une purification des plans inférieurs alliée à une grande aspiration vers une plus grande liberté, tout en conservant les anciennes structures et pratiques de yoga ? Troie pouvait-elle être sauvée de la destruction et ses habitants épargnés ?
Nous verrons que cela n’est pas possible, car tous les atta-chements doivent cesser, y compris aux anciennes réalisations, et la Vérité régner dans l’humanité avant que l’Amour ne puisse s’y manifester.
On pourrait se demander enfin pourquoi la décision appar-tient aux dieux – les puissances du surmental – et non à l’un des deux camps. Au tout début de ce chapitre on peut lire « Ainsi sur Ilion condamnée se penchait la tendresse immense du soleil levant ».
Si ce sont les dieux qui décident, et Zeus en particulier, cela veut dire que l’aventurier n’a pas encore réussi à intégrer les forces du surmental en lui et qu’il est encore en partie leur jouet.
Donc, même si Anténor l’avait emporté sur Laocoon, Énée et Pâris pour convaincre les Troyens, les dieux se seraient arrangés d’une manière ou d’une autre pour que Troie soit détruite.
Aussi bien pour le chercheur que pour l’humanité actuelle dans son ensemble, Sri Aurobindo nous en donne la justification : « Comment une plus grande lumière pourrait-elle advenir si le crépuscule n’était suivi de la nuit. »
Notons aussi que, selon Apollodore, Héraclès tua tous les fils de Laomédon à l’exception de Priam, ce qui montrerait que le chercheur a déjà bien travaillé à effacer les erreurs symbolisées par les parjures de Laomédon. Cependant, de façon contradictoire, Homère mentionne trois de ses fils encore vivants parmi les vieillards présents à la fin de la guerre, signe que l’erreur est encore bien présente.
Analyse résumée
Le livre 2 concerne le discours du Troyen Anténor en réponse à l’offre d’Achille.
Rappelons en quelques mots ce qu’il représente.
Il est le symbole du mental supérieur éclairé (spiritualisé) reposant encore largement sur la pensée avant que l’aventurier ne soit parvenu au silence mental, c’est-à-dire le symbole d’une ancienne réalisation pour l’aventurier de la conscience. Étant un chef d’État, il est un homme de pouvoir, et donc le représentant d’un yoga qui imposait une maîtrise depuis le haut, et non une transformation.
Il accuse les Troyens d’avoir fait fausse route, d’avoir aban-donné les bases de la quête spirituelle : si elles devaient mener à la libération de l’esprit, ces fondements n’en délaissaient pas pour autant le yoga dans la vie. Ce qui présida à la fondation de Troie était un yoga qui ne séparait pas la matière de l’esprit.
Il accuse les Troyens de suivre une direction qui développe l’ego spirituel et de poursuivre la quête de l’amour qui est travestie par les religions qui asservissent.
Il affirme haut et fort que le surmental (les dieux) attendent une annihilation complète de l’ego, une fois que la maîtrise de la nature extérieure a été réalisée (Car les dieux cherchent une nation, une qui puisse se vaincre elle-même après avoir vaincu le monde).
Mais ce mental supérieur spiritualisé ne propose pas pour autant d’accepter définitivement la position achéenne, c’est-à-dire de rechercher une libération plus poussée dans le vital et dans le corps, persuadé que cela ne mène nulle part, que la libération de la nature n’est pas possible.
Au début de ce Livre Deux, la lumière de Vérité supramentale – le soleil Hélios – prend acte des hautes réalisations qui ont été accomplies par l’humanité durant les millénaires passés dans sa quête du Divin en l’esprit. Mais elle sait aussi que les formes du passé doivent être brisées afin que des chemins nouveaux soient ouverts à travers une complète refondation de la spiritualité. Cela, les réalisations dans le mental supérieur et le mental illuminé, accomplies à ce stade du yoga, ne peuvent permettre au chercheur de le percevoir. Car la perception du chemin juste de l’évolution a été obscurcie par les forces spirituelles qui veillent à ce que rien ne reste en arrière et s’assurent que tout mouvement se poursuive jusqu’à son accomplissement (Laocoon est « le voyant d’Apollon obscurci par le destin »). Sri Aurobindo nous le confirme dans La Vie Divine : « En outre, chaque force dans la manifestation a le droit d’être, de survivre, de se réaliser, partout et aussi longtemps que cela est possible ; c’est sa nature, et c’est pourquoi dans un monde d’Ignorance, tout s’accomplit non seulement par une combinaison de forces, mais aussi par leur choc, leur conflit et leur brassage. » [7]
Sri Aurobindo fait alors la liste de ces hautes réalisations incarnées par les sénateurs troyens et la lignée royale.
C’est d’abord Déiphobos « celui qui détruit la peur » qui s’exprime. C’est l’un des fils de Priam et d’Hécube, le couple royal de Troie. Depuis la mort d’Hector, son aîné, il est considéré comme le leader des Troyens. Bien qu’il ne se prononce pas clairement dans son discours pour ou contre la poursuite de la guerre, on comprend qu’il incarne le « courage » qui a permis bien des réalisations et que cette partie du chercheur craint non seulement la perte des réalisations dans les plans du mental supérieur et du mental illuminé, mais également toutes les percées faites dans les plans supérieurs du mental intuitif et du surmental.
Déiphobos énonce à nouveau le message d’Achille, plus en détail cette fois-ci : rien ne peut arrêter la marche en avant des forces qui gouvernent le monde des formes et les cycles évolutifs qu’ils imposent. Ce qui dans le chercheur travaille à une purification approfondie dans les profondeurs du vital (Achille) invite ce qui dans l’aventurier soutient les buts et pratiques de yoga qui ont permis les vastes réalisations dans l’esprit à renoncer à la séparation esprit/matière afin d’aller vers une plus grande liberté et à s’élargir en intégrant de plus vastes formes de spiritualités.
À ce stade final de la lutte intérieure, l’aventurier est encore prêt à trouver un compromis dans une spiritualité qui, tout en re-connaissant la nécessité d’une purification en vue d’une plus grande libération, conserverait les pratiques et les réalisations du passé.
Achille demande donc aux chefs troyens d’unir l’Asie à la Grèce, en rendant Hélène et en abandonnant beaucoup de richesses.
Unissez l’Asie à la Grèce, – que ce soit un même monde, depuis les fleuves gelés
Foulés par les chevaux des Scythes, jusqu’aux confins où ondoie le Gange.[8]
L’aventurier est conscient qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, car cette partie de l’être (Achille) s’est engagée devant le Divin à accomplir sa tâche de purification, quel qu’en soit le prix, et elle sait même intérieurement que la victoire sur les forces qui empêchent encore le grand retournement est certaine.
C’est alors Anténor qui prend la parole. Celui-ci représente non seulement « la plus haute intelligence » douée de capacités pour convaincre, un mental supérieur spiritualisé, étant le plus avisé des orateurs troyens, mais aussi un accomplissement dans les œuvres car il a été un grand guerrier. Il symbolise cette réalisation que Sri Aurobindo décrit dans le commentaire du chant XVIII de la Gîtâ, tel que formulé par Philippe B. Saint-Hilaire (Pavitra) : « Arriver à la forme sattvique du svadharma individuel intérieur, et des œuvres vers lesquelles ce svadharma nous dirige sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection ».[9]
L’aventurier sait que ce qui s’exprime en lui n’est pas seule-ment une sagesse intellectuelle, une haute pensée, mais aussi un mental où l’intuition qui exprime les vérités des mondes de l’esprit joue déjà un rôle important (il énonce les paroles que les dieux lui ont inspirées). Il représente une certaine irruption de la lumière dans le mental supérieur, d’où le terme mental supérieur spiritualisé.
Cette sagesse sattvique de discernement et de recherche d’équilibre a longtemps dirigé le yoga, apportant nombre d’expé-riences et de réalisations. Mais l’acquisition du silence mental et la transformation psychique l’ont reléguée au second plan. Ce discernement perçoit cependant que la « vision » ou perception intuitive de la juste évolution s’est obscurcie et conduit à une perte progressive des acquis précédents du yoga de la libération de l’esprit (Anténor accuse Laocoon de ruiner Troie).
Puis il nous dit que les mondes de l’esprit attendent un hom-me (un groupe d’hommes ou même l’humanité) qui puisse vaincre totalement son ego, c’est-à-dire la conscience d’être séparé, jusque dans les profondeurs du vital. En effet, la maîtrise de l’être extérieur imposée d’en haut est une première nécessité (c’est la phase de libération de l’esprit). Mais il faut ensuite pouvoir annihiler totalement l’ego dans une parfaite humilité et un total abandon (surrender) au divin, « Car ils [les dieux] cherchent une nation, Une qui puisse se vaincre elle-même après avoir vaincu le monde, mais ils n’en trouvent aucune. »[10]
C’est seulement à cette condition que l’homme pourra inté-grer sans fléchir les forces du surmental, c’est-à-dire intégrer les forces opposées et complémentaires du surmental, les extrêmes opposés (Personne n’a été capable de contenir tous les dieux dans son sein sans tituber).[11]
Après avoir fait une brève description de la progression dans le mental illuminé, Sri Aurobindo exprime ce qui est pour lui une vérité évolutive indiscutable, à savoir que la Vérité doit s’incarner dans l’humanité avant que l’Amour ne puisse s’y manifester (Anténor respecte Énée en tant qu’homme mais non dans son rapport à l’assemblée).
Il insiste ensuite sur le fait qu’au début de cette phase, toutes les quêtes et yogas les plus avancés marchaient de concert, ce qui n’est plus alors le cas. Il rappelle que le yoga doit se faire avec ce que nous offre le quotidien, dans les plus petits détails, et non dans quelque échappée vers les hauteurs de l’esprit.
Cette ancienne sagesse qui a fait ses preuves et est bien ancrée dans l’incarnation adjure en conséquence le reste de l’être de se détourner des seules expériences en l’esprit pour, armé de courage et discernement, avec patience et attention soutenue, travailler avec ce que lui offre le quotidien dans les moindres détails.
Elle soutient que c’est aussi dans l’incarnation que doit se faire le travail, et non dans la poursuite des seules hauteurs de l’esprit à laquelle les incite une capacité de vision qui est « assom-brie », car voilée du fait de l’évolution (Laocoon).
Par deux fois déjà, dit-il, le surmental a donné à l’aventurier la possibilité de redresser le yoga dans la bonne direction, mais en vain. Le yoga de la purification des profondeurs ne peut être rejeté par le yoga de l’esprit et de l’amour. L’homme dans son évolution est issu de la matière et non une simple création de l’esprit. Il doit œuvrer comme les fourmis pour la purification de son être jusqu’au plus profond de sa nature corporelle et dans les moindres détails.
Seule une foi absolue dans le divin, une endurance et une consécration totale et inconditionnelle, peut permettre une pro-gression au-delà de la misérable inconscience humaine actuelle et obtenir une illumination des différentes parties de l’être.
Il termine en disant que jamais les épreuves ne durent indéfiniment et aussi insupportables soient-elles, elles sont toujours suivies de résurrections. Ce n’est pas la première « nuit » que l’aventurier affronte. Après avoir enduré la précédente « nuit de l’esprit », il avait gagné le « silence lumineux ». S’il sait attendre que le mouvement d’évolution de la conscience fasse son œuvre de purification, il peut être sûr que le yoga de l’amour associé à l’union en l’esprit redeviendra le mouvement essentiel de l’évolution.
Ce mental supérieur éclairé (spiritualisé) maintient donc que la voie représentée par Troie, la voie de la primauté de l’amour telle qu’elle s’est développée dans ses buts et pratiques, est la seule valable et la seule possible, et cela en vue d’un perfection-nement de l’homme actuel et non pas en suivant une aspiration à plus de liberté ayant pour but la libération de la Nature.
Analyse détaillée
Avant d’aborder le discours de l’homme d’état, Sri Aurobindo, dans une longue introduction, nous donne une description détaillée de la réalisation troyenne.
Maintenant, dans le cours de son vaste cycle sans sommeil autour de la danse du globe terrestre,
Hypérion d’or se levait dans le sillage de l’aurore, semblable à la prunelle embrasée de Dieu
Révélée par l’ouverture de sa paupière lumineuse.
Il vit Troie et passa en revue le labeur transitoire des mortels.
Toute sa beauté et son faste marmoréens étaient à nu sous les cieux.
La lumière solaire ruisselait dans Ilion, éveillait la voix de ses jardins,
S’emparait amoureusement de ses routes, vivait heureuse dans ses plaines et ses herbages,
Et par ses baisers portait ses feuillages au vert éclatant. Comme un amant brûle de tendresse
Devant la beauté désirée que ses baisers éveillent pour la dernière fois,
Ainsi sur Ilion condamnée se penchait la tendresse [l’attente] immense du soleil levant. 10
Dans les premiers vers de ce Livre, Sri Aurobindo semble faire une description poétique du soleil levant. Toutefois, il y a tout lieu de penser qu’il évoque ici l’influence et l’action du supramental et de sa lumière sur la terre jusqu’à ce moment précis du yoga. En effet, le soleil est Hélios, symbole de la « lumière supramentale de Vérité » ou « principe illuminateur du Supramental » (Cf. Arbre généalogique 4). Il est le fils du Titan Hypérion « la conscience qui est au-dessus » qui incarne sur le plan de création la conscience supramentale la plus haute. Rappelons que ce Titan est aussi le père de Séléné, la lune, que nous comprenons comme le principe réalisateur du Supramental, et d’Éos, la déesse de l’Aube, de l’Éternel Nouveau.
Toutefois, certains poètes grecs de l’antiquité utilisaient aussi le nom Hypérion pour désigner le soleil, Hélios.
Avec le soleil levant commence une nouvelle pression impor-tante de cette « lumière de Vérité supramentale » qui, elle aussi, suit de vastes cycles mais dans une pleine conscience car elle est « sans sommeil ». Les grands mouvements humains, aussi bien individuels que terrestres, seraient ainsi rythmés par l’influence de la conscience et des forces supramentales. La « lumière de Vérité » est à la fois une lumière qui éclaire et une lumière qui « voit », une lumière omnisciente, car elle est semblable à « la prunelle embrasée de Dieu ». Et même ce qui cache cette lumière aux hommes peut leur être perceptible car ce voile est lui-même lumineux, une « paupière lumineuse ».
Cette lumière ou conscience supramentale qui connaît déjà tout du fait de son omniscience « contemple » la réalisation spirituelle la plus avancée et « constate » tout ce que le labeur humain a réalisé durant les millénaires passés dans sa quête du Divin (Il vit Troie et passa en revue le labeur transitoire des mortels). Ces réalisations et constructions spirituelles, aussi belles et aussi élevées soient-elles, ne sont qu’une étape évolutive et non la fin ultime, car le labeur humain est « transitoire ».
À cette Conscience de Vérité omnisciente rien ne peut être caché : elle contemple à la fois la vérité figée dans ces formes spirituelles les plus achevées – buts et pratiques – et leur splendeur (Toute sa beauté [de marbre] et son faste marmoréen étaient à nu sous les cieux). Elle voit les plus belles manifestations de l’amour et s’en réjouit (vivait heureuse dans ses plaines et ses herbages).
Mais elle sait que le sort de Troie est décidé, que la ville est condamnée à la destruction, que les formes du passé doivent être détruites. Comme un amant se penche une dernière fois le matin pour éveiller par ses baisers sa bien-aimée dont il va être séparé, cette Conscience de Vérité manifeste cette immense attirance de l’Esprit pour la Matière, qui est aussi une immense attente (Ainsi sur Ilion condamnée se penchait la tendresse [l’attente] immense du soleil levant).
Aussi bien sur le plan individuel que celui de l’humanité actu-elle, c’est une reconnaissance par la puissance de l’Esprit créateur de l’évolution qu’elle a accompagnée pendant des millénaires, des formes qu’elle a contribué à créer mais qui doivent maintenant être détruites afin que des chemins nouveaux soient ouverts à travers une complète refondation de la spiritualité.
Elle, à tout jamais rêveuse comme un mémorial muet et de marbre,
Levait vers le soleil le regard de sa périssable immortalité.
Tout son passé humain aspirait au milieu de la clarté éternelle,
Temples de Phryx et Dardanos touchés par l’or du matin,
Colonnes triomphantes d’Ilos, édifices enamourés de leur grandeur,
Pierres qui voulaient vivre ; et sa citadelle montait jusqu’au ciel,
Blanche comme l’âme du Titan Laomédon réclamant ses royaumes
Et dont les dieux observèrent la venue avec alarme. Son sein maternel
Frémit aux pas de ses fils, et une rumeur naquit dans ses grandes rues.
La vie reprit ses habitudes que mort ni sommeil ne peuvent changer, 20
La vie qui, poursuivant sa marche sans limite vers un but de nous inconnu,
Se règle toujours sur sa propre loi, et non pas sur nos espoirs, à nous les esclaves de ses pulsations.
Sri Aurobindo décrit alors davantage ces structures spiritu-elles correspondant aux plus hautes réalisations de l’humanité dans la quête de l’union en l’Esprit. Il les compare à une forme figée mais superbe comme un mémorial de marbre qui ne peut que rêver en comparaison de ce qui doit advenir (Elle, à tout jamais rêveuse). Mère en parle à plusieurs reprises dans l’Agenda comme par exemple dans ces textes de 1961
« La maîtrise, ça peut se faire, ça se fait même très bien d’en haut. Mais la transformation, il faut descendre ; et ça, c’est terrible… Autrement, ce ne sera jamais transformé, ça restera tel quel. On peut, n’est-ce pas, on peut même faire figure de surhomme ! (Mère rit) mais ça reste comme ça (geste en l’air), ce n’est pas la vraie chose ; ce n’est pas la création nouvelle, ce n’est pas l’étape prochaine de l’évolution terrestre. »[12]
et quelques jours plus tard :
« Toutes nos aspirations, toutes nos recherches, toutes nos ascen-sions, ça me fait l’effet de cette fleur que je t’ai donnée l’autre jour : c’est quelque chose qui est comme ça (Mère fait un geste vague et éthéré), qui vibre-vibre-vibre-vibre, très lumineux, très délicat, essentiellement très joli… (silence) mais ce n’est pas ÇA (Mère fait encore ce geste du poignet montrant un renversement brusque). »[13]
Et ces structures spirituelles, bâties pour accéder aux mondes de l’esprit et désormais figées, peuvent seulement témoigner du passé de l’évolution humaine, passé que l’on doit respecter avec reconnaissance, sans qu’il soit nécessaire que ces structures puissent encore jouer un rôle (comme un mémorial muet et de marbre).
Et ce qui se tourne vers la lumière la plus haute – la lumière de vérité supramentale – peut être compris selon l’Aphorisme 238 de Sri Aurobindo « Brise les moules du passé, mais garde intacts son génie et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir »[14], dans lequel « les moules du passé » sont sa partie périssable – les structures et pratiques de la quête – et « son génie et son esprit » son immortalité (Ilion levait vers le soleil le regard de sa périssable immortalité). Les réalisations du passé, immortelles, doivent, elles aussi, se retirer à l’arrière-plan de l’évolution pour un temps, dans ce qui peut apparaître comme une disparition, une mort.
Ce qui témoigne de l’aspiration des millénaires passés et aspire encore de la même façon est vu dans la lumière de la conscience supramentale (Tout son passé humain aspirait au milieu de la clarté éternelle).
Nous avons vu dans l’étude du premier Livre que Sri Aurobindo avait introduit un héros, Phryx « celui qui brûle », héros éponyme de la Phrygie, et en avait fait le fondateur de Troie. Mais nous n’avons pas retrouvé trace d’un temple qui lui aurait été consacré. Pour Dardanos, le fondateur de la lignée, peut-être est-il fait référence au sanctuaire de Samothrace. Dardanos est en effet réputé être l’un des deux héros légendaires fondateurs des Mystères de Samothrace qui donnaient les initiations du début du chemin spirituel. Toutefois, on peut considérer que ce sont des structures symboliques qui soutiennent et célèbrent « le feu intérieur », « Agni » et « le mouvement d’union dans les hauteurs de l’esprit » lorsque ce dernier débuta sous l’influence du supra-mental (Temples de Phryx et Dardanos touchés par l’or du matin).
Les « Colonnes triomphantes d’Ilos » sont celles du temple consacré à Athéna pour abriter le Palladion. Rappelons que cette statue fabriquée par Athéna à l’effigie de Pallas – jeune fille tuée accidentellement par Athéna dans leurs jeux –, fut placée auprès de Zeus puis jetée par lui plus tard du haut de l’Olympe. Ilos, le fondateur de Troie, symbole du yoga en vue de la « libération de l’esprit », la trouva devant sa tente et construisit un temple pour l’honorer, rendant ainsi la cité inexpugnable tant que la statue s’y trouvait, c’est-à-dire tant que la stabilisation d’une grande lumière en l’esprit n’était pas achevée (Pallas).
L’aventurier est convaincu de la grandeur de ces formes spiri-tuelles solidement établies et il a le désir de les conserver vivantes (édifices enamourés de leur grandeur, pierres qui voulaient vivre).
La citadelle de Troie fut construite par Laomédon avec l’aide des dieux Apollon et Poséidon. À ce moment-là, ce héros représentait un aventurier de la conscience à l’âme pure s’élan-çant, par un yoga approprié, à la conquête des hauts royaumes de l’esprit – le mental illuminé, le mental intuitif et le surmental – qu’il revendiquait comme étant aussi ceux de l’homme. Dans ce travail, il était soutenu par les forces qui œuvrent en vue de l’avènement du mental de lumière (Apollon) et par le maître du subconscient (Poséidon). (Et sa citadelle montait jusqu’au ciel, blanche comme l’âme du Titan Laomédon réclamant ses royaumes.)
Mais les dieux « s’alarmèrent » de voir que les hommes pourraient bientôt être leurs égaux, non que ce soit quelque chose qu’ils craignent vraiment, mais parce que l’homme n’est pas prêt pour cela (et dont les dieux observèrent la venue avec alarme).
Une image semblable figure dans la Genèse biblique, mais à un tout autre niveau, lorsque Yahvé chassa du jardin d’Eden le premier couple qui était entré dans le discernement : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bien et du mal ! Maintenant, ne permettons pas qu’il avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement ! ». En fait, la descendance de Laomédon représente ceux qui ont cueillis le fruit de l’arbre de vie et ont gravi tous les échelons du mental jusqu’au mental illuminé et s’approchent donc du surmental qui est le plan où se tiennent les dieux.
Les forces spirituelles ne sont pas prêtes à céder leur supré-matie tant que l’humanité ne s’est pas suffisamment purifiée (Cf. plus loin vers 290 : Personne n’a été capable de contenir tous les dieux dans son sein sans tituber).
Puis tout continue comme avant, dans l’ignorance de la vibra-tion nouvelle. Les « structures spirituelles » sont pour l’aventurier comme un sein maternel sécurisant et réconfortant. Et si l’on considère que le sommeil est le domaine du subconscient et la mort celui de l’inconscient, alors ni le subconscient ni l’inconscient n’ont de prise sur les « habitudes » ou pratiques habituelles de yoga mises en place au fil des millénaires (La vie reprit ses habitudes que mort ni sommeil ne peuvent changer). Car la nature avance selon ses propres lois vers un but que nous ignorons et se joue de nos espoirs d’un monde meilleur.
En ce temps-là comme aujourd’hui les hommes marchaient dans le cercle que les dieux leur ont assigné,
Tournant leurs yeux avec ardeur vers l’appât, l’outil et le labeur.
Leur regard enchaîné à l’empan devant eux, ils sont aveugles aux gouffres
Vers lesquels ils sont en route. Le marchand ouvrit sa boutique et l’artisan
Se pencha sur ses instruments, prenant en main l’ouvrage qu’il ne finirait jamais,
Occupés comme si leur vie n’avait pas de fin, et que le soir de ce jour
Fût assuré du lendemain. Les marteaux retentirent, et la voix des marchés
S’éveillant désira son brouhaha quotidien. 30
Sri Aurobindo décrit dans ce passage différentes parties de l’être – ou peut-être même des yogas – qui sont inconscientes du changement à venir et restent soumises aux habitudes et aux limites imposées par les puissances du surmental (les hommes marchaient dans le cercle que les dieux leur ont assigné). Ce sont par exemple des lois de limitation, de répétition des processus mis en place par la nature, de soi-disant « impossibilités » fondées sur les habitudes des millénaires de l’évolution, ou de soumission inconsciente à des cycles cosmiques.
Les hommes, ordinairement, lorsqu’ils ne sont pas occupés à une tâche qui demande leur attention, sont incapables de vivre dans le présent, toujours ramenant le passé dans leur présent ou projetés dans le futur par leurs espérances. Ils vivent le plus souvent dans l’impatience et dans une vibration de « trépidation » dont Mère se plaignait souvent (le mot anglais traduit à notre sens par erreur par ardeur est eagerly).
Ils se tournent vers les buts illusoires qui les attirent, suivent leurs désirs et s’attachent à l’acte et à ses fruits, enchaînés à leur travail (Tournant leurs yeux avec ardeur vers l’appât, l’outil et le labeur). Ils n’ont qu’une conscience limitée et une compréhension très restreinte de la marche des évènements, incapables de voir les gouffres vers lesquels ils marchent (Leur regard enchaîné à l’empan devant eux, ils sont aveugles aux gouffres vers lesquels ils sont en route). Par deux fois, Sri Aurobindo a pu voir les hom-mes se précipiter aveuglément vers les gouffres des deux grandes guerres (Rappelons que le poème Ilion fut commencé en 1909). Et à l’heure où ces lignes sont écrites, à l’été 2018 où tous les clignotants sont au rouge, avertissant que de graves menaces pèsent sur la survie de l’humanité, ceci doit sembler évident à une conscience un tant soit peu éveillée.
En revenant à une interprétation centrée sur l’aventurier de la conscience, le poème nous dit que chaque partie de l’être extérieur, ou plutôt chaque forme du yoga troyen, poursuit son activité, aveugle à ce qui vient, vivant comme si elle était éter-nelle, que ce soit dans les relations et les échanges (le marchand) ou ce qui élabore les formes (l’artisan).
Outre l’éveil de l’artisan 30
Et des espérances terrestres, le cœur des dévots d’Ilion agenouillés
Approcha ses sanctuaires de marbre et, soulevé vers nos aides éternels,
Chargea de mission la prière et l’hymne, ou silencieux, en une adoration subtile,
S’aventura vers les hauteurs avec l’encens. Et il y eut le choc strident des cymbales
Emplissant tous les temples de Troie du cri de nos âmes vers l’azur.
En vain s’exhalèrent les prières, et le cri retomba avec, pour réponse, la Fatalité !
Les hommes espèrent toujours améliorer l’humanité pour générer un surhomme qui serait une amélioration de l’homme men-tal actuel, un sommet de l’humanité mentale. Mais Sri Aurobindo nous a expliqué que le mental ne peut se surpasser lui-même. C’est donc pour une autre humanité qu’il a travaillé, une humanité gnostique du futur, supramentale, dont seuls quelques contours sont esquissés dans son œuvre et dans l’Agenda de Mère. Les espérances terrestres qui misent sur les transformations ou évolutions extérieures pour améliorer l’homme sont donc vaines.
Mais ici, il s’agit des artisans de Troie, donc symboliquement des formes de yoga, des pratiques liées à la vie courante.
Dans cette même idée, les dévots d’Ilion exprimeraient ici le yoga de la dévotion. Mais l’âme ne reçoit aucune consolation dans cette grande crise spirituelle. L’aventurier qui a consacré tout son être au divin a eu beau prier les puissances spirituelles qui l’ont accompagné dans son yoga, ou bien, ayant fait taire son être extérieur, s’élancer par la transe vers les hauteurs, il ne reçoit aucune réponse intérieure, seulement celle du destin qui semble gouverner le monde (En vain s’exhalèrent les prières, et le cri retom-ba avec, pour réponse, la Fatalité !)
Les enfants riaient sous ses porches ; ils jouaient dans la joie, ayant encor sur eux
Le sourire de leurs mères, mais leur tendre poitrine était sans le savoir promise
Aux pointes des lances grecques affûtées par le Destin pour leur sein encore immature,
Ou des tâches d’esclave les attendaient en Grèce.
En poursuivant la même idée, les enfants représenteraient ce qui est en train de se développer dans le yoga de l’ascension, de nouveaux buts et pratiques. Mais ces réalisations en devenir devaient soit être subitement abandonnées dans le renversement du yoga, soit contraintes de se développer dans une moindre liberté. Les nouveaux buts et pratiques du développement de l’esprit devront se soumettre au nouveau yoga (des tâches d’esclave les attendaient en Grèce).
Comme de bourdonnantes abeilles autour de leurs maisons à miel, 40
Se pressait aux sources l’essaim des filles de Troie aux grands yeux,
À la poitrine profonde, aux membres de divinités, – heureux visages d’antan
Qui étaient les fleurs sensibles et extatiques de l’âme, corps éclatants qui vivaient sous la ténèbre
Noblement massée de la chevelure, comme le jour sous une nuit qui en rehausserait la splendeur,
Filles divines de la terre aux âges où le ciel était notre père.
Toujours dans la même ligne de compréhension, les filles de Troie représentent les plus belles directions du yoga de l’aven-turier issues des hautes réalisations troyennes dans le domaine du yoga de la « libération de l’esprit », car Troie est le symbole d’une conquête des royaumes de l’esprit. Rappelons que les jeunes filles symbolisent en général des buts nouveaux de yoga qui – tant qu’elles ne sont pas mariées –, ne sont pas encore vraiment développés. Ici, elles sont troyennes et donc des ex-pressions de hautes réalisations en l’esprit
Leurs « grands yeux » évoquent les capacités de « vision », les réalisations des « voyants ». Leurs « poitrines profondes » font sans doute allusion à une ample et calme respiration, une paix profonde, ou bien à un état de profonde joie. Et leurs membres de divinité à une capacité d’action purifiée de toute trace d’ego.
Ces buts/réalisations sont les plus belles manifestations (fleurs) de l’âme qui a développé une extrême sensibilité et un enthousiasme pour le divin au sens grec de ce mot ενθουσιασμος qui signifiait à l’origine « inspiration ou possession par le divin » ou « présence en soi du divin » (le mot anglais traduit par extatique est rapturous pour lequel nous préférons la traduction enthou-siaste). (Qui étaient les fleurs sensibles et extatiques de l’âme, corps éclatants qui vivaient sous la ténèbre noblement massée de la chevelure).
Ces buts et réalisations paraissent d’autant plus lumineux dans le contexte de l’erreur troyenne ici imagée par la chevelure ténébreuse, les cheveux étant liés à la perception intuitive de la Vérité. Ce sont les chevelures blondes ou rousses qui indiquent dans la mythologie une intuition, si ce n’est exacte, du moins en voie de l’être.
C’étaient les plus divines réalisations de l’humanité quand celle-ci avait pour mission de conquérir les royaumes de l’esprit, d’aller vers le père-ciel (Filles divines de la terre aux âges où le ciel était notre père). Dans l’ère qui commence et aura pour but la divinisation de la matière, symboliquement « la terre (la matière divine) sera notre mère ».
Fleurs autour des sources de Troie, elles contentaient le matin par leur beauté,
Ou dans le fleuve, découvrant leurs genoux à l’embrassement de la fraîcheur,
Elles trempaient leurs pieds blancs dans ses courants agrippeurs, dans la ruée du Scamandre,
S’attardant pour la dernière fois à rire et à parler d’aujourd’hui et demain,
Penchées sur le flot rapide. Toutes ses vélocités dévalaient à leur rencontre, 50
Peuplant son lit de flots dansants et de murmures turbulents.
Le Xanthe, conflua avec ces vagues de notre vie à son passage
Tout comme jadis il avait joué avec les antiques et belles générations de Troie,
Mêlant sa voix impérissable au rire et à la joie de leurs âges,
Rire d’aurores qui sont mortes, joie que la terre a rejetée.
Ses arbres murmurants se souvenaient encore de leurs voix en allées.
As-tu oublié, ô fleuve de Troie ? Nous pouvons, nous pouvons encore les entendre,
Si nous restons longtemps à l’écoute de notre âme, les voix d’autrefois.
La terre dans ses fibres se souvient, les brises ont emmagasiné nos échos.
Ces buts/réalisations sont comparées au plus beau don de soi du règne végétal, les fleurs, qui rendent grâce aux énergies du matin, au nouveau (Fleurs autour des sources de Troie, elles contentaient le matin par leur beauté). Les pieds blancs pourraient indiquer une purification importante dans le contact à la matière.
Le Scamandre est le symbole d’un courant de forces qui ouvre ou étend la conscience mentale humaine, brise les limites, orientant vers la séparation afin de permettre l’individuation. C’est une force de progrès.
Le nom Scamandre est construit avec ΣΚ, Μ et andros (ανδρος génitif du mot ανηρ, homme). Le groupe ΣΚ indique une ouverture de la conscience mentale, et à notre époque celle de l’intellect, d’où le mot skaios (σκαιος) qui signifie « à gauche » ou « ignorant », car l’intellect procure une connaissance d’approxi-mation et donc d’ignorance.
Lorsque cette conscience s’ouvre à la consécration et à l’intuition (avec le Μ), alors elle permet un mouvement d’exten-sion indéfinie. C’est pourquoi ce fleuve est appelé Xanthe « jaune doré » par les dieux, car il conduit vers une liberté en l’esprit. Du point de vue humain, dans le contexte troyen, il est le courant de conscience qui conduit le chercheur à aspirer à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie unique. D’un point de vue supérieur, celui du surmental, il est le courant de conscience qui conduit à une plus parfaite liberté. Dans le premier Tome, nous avons vu que Sri Aurobindo associait le Scamandre à la volonté fondamentale de liberté, à l’aspiration à briser les limites (La tête la première, ne pouvant pas souffrir l’Espace et ses limites, le Temps et sa lenteur). Cette force évolutive semble se ruer en avant, impatiente. Le Scamandre est l’un des deux fleuves de la plaine de Troie, l’autre étant le Simoïs, qui représente davantage la conscience réceptive et équilibrée, plus intuitive. Si le Scamandre est une force de progrès, le Simoïs est davantage une force de stabilisation.
Cela nous évoque dans Savitri « les deux Génies au regard solaire témoins de tout ce qui est » qui se tiennent au-dessus de la trinité naine du mental. Le premier est « Un pouvoir de soulever le monde toujours en retard », « Iconoclaste, démanteleur des forts du temps, franchissant d’un bond la limite et outrepassant la norme ».[15]
Dans les quatre vers qui suivent, pour désigner le Scamandre, Sri Aurobindo emploie le nom que lui donnent les dieux, le Xanthe « jaune doré ». Du point de vue des dieux, du surmental, ce fleuve est une force agissant en vue de l’évolution intérieure de l’homme pour réaliser l’identité haut/bas, esprit/matière, vers une plus grande liberté. Sri Aurobindo passe alors d’une époque à l’autre pour nous inviter à contacter ce courant de conscience qui a laissé des traces dans notre mémoire subconsciente, un souvenir de temps heureux où des aventuriers de la conscience ont ouvert des chemins de joie qui se sont ensuite refermés. (Rire d’aurores qui sont mortes, joie que la terre a rejetée).
Ces temps heureux où les réalisations apportèrent la joie de l’union, l’aventurier peut les laisser remonter des profondeurs s’il reste longtemps à l’écoute de son être intérieur, car le corps s’en souvient ainsi que certaines régions subtiles de l’esprit (Nous pouvons encore les entendre, si nous restons longtemps à l’écoute de notre âme, les voix d’autrefois. La terre dans ses fibres se souvient, les brises ont emmagasiné nos échos.
Déjà, il y a 2800 ans, Hésiode, se lamentait d’appartenir à la cinquième race, la race de fer, en ces termes : « Puissé-je n’avoir plus à vivre parmi les hommes de la cinquième race et être mort avant où né après ! Car la race d’à présent est une race de fer. »[16] Et il évoquait la quatrième race, une race de héros qu’il fit lui aussi remonter à sa mémoire, « une race divine formée de héros, ceux-là mêmes que l’on nomme demi-dieux (qui ont réalisé l’union en l’esprit). Ces héros se battirent devant Thèbes aux sept portes (pour la purification des sept chakras), sur la terre de Cadmos pour les troupeaux d’Œdipe (pour les acquis d’une purification avancée), ou encore à Troie au-delà des mers, pour Hélène aux beaux cheveux (pour rétablir la juste direction évolutive). »
Par-dessus les marches taillées dans la pierre, pour puiser dans leurs chères eaux limpides de l’Orient, 60
Joyeuses elles se penchaient, et elles ne savaient encore rien des puits de Mycènes,
Elles ne tiraient pas encore la jarre de l’Eurotas pour un maître étranger
Ne mêlaient pas encore leurs larmes au Pénéos.
Ces nouveaux buts/réalisations de yoga s’appuyaient sur des structures réputées indestructibles pour puiser aux purs courants d’énergie facilement accessibles (Par-dessus les marches taillées dans la pierre, pour puiser dans leurs chères eaux limpides de l’Orient).
Mais ces nouvelles directions/réalisations devront perdre leur légèreté et se soumettre malgré elles aux buts ou influences du nouveau yoga symbolisées par les éléments suivants :
-
- Mycènes, « une puissante ardeur », ville dont Agamemnon, « une puissante aspiration », est le roi.
-
- le fleuve Eurotas, « un vaste élargissement de l’esprit », qui prend sa source en Arcadie, arrose la plaine de Laconie et la cité de Sparte, « ce qui est engendré », royaume de Ménélas, frère d’Agamemnon et époux d’Hélène.
-
- le fleuve Pénée « l’évolution de l’égalité », qui eut une fille Stilbé « celle qui resplendit » aimée d’Apollon, le dieu de la lumière intermédiaire.
Ces directions et réalisations allaient endurer « souffrance » et « peine » dans un proche futur en raison du renversement du yoga. Ce renversement implique que les réalisations les plus récentes devront subir une difficile adaptation afin de servir un autre but, la purification des couches inférieures de l’être afin d’aller vers une plus grande liberté (Hélène).
Et voici que, sortant de l’étreinte du courant,
Par groupes elles se levèrent pour se disperser à travers les rues et les chemins écartés,
Quittant la liberté des champs pour les travaux et la joie du foyer :
Lestement elles se dressaient et s’en retournaient le long des ruelles de la cité hantée par le vent,
Se déhanchant en une démarche rythmée, au cliquetis bruissant de leurs anneaux de cheville.
Silencieux, les temples les virent passer ; vous aussi, ô demeures
Construites par l’homme mortel, avec tellement d’espoirs, pour son logement éphémère ;
Les jardins embaumés parsemaient les tresses sombres de jasmins au blanc sourire 70
Doucement tombés des branches comme un don silencieux de pureté :
Au bord du chemin des fleurs en bouton commençaient d’éclore, autour des faîtes d’arbres volaient des cris ailés.
Radieuse était la splendeur de la vie à Ilion, cité de Priam.
Ces réalisations sont non seulement actives dans la libé-ration de l’esprit mais aussi dans le yoga de la dévotion et du développement du feu intérieur, Agni, et de la joie intérieure (Quittant la liberté des champs pour les travaux et la joie du foyer).
Il est ensuite fait allusion aux structures spirituelles du passé plus ou moins élaborées – les temples et les demeures – qui ont vu se développer ces brillantes réalisations, ces structures ou pratiques de yoga en vue de l’union avec le Divin en lesquelles l’homme met tant d’espoirs durant son éphémère passage sur terre (Silencieux, les temples les virent passer ; vous aussi, ô demeures construites par l’homme mortel, avec tellement d’espoirs, pour son logement éphémère).
Les fleurs blanches du jasmin sont ici des symboles de pureté, caractéristique de ces réalisations (Les jardins embaumés parse-maient les tresses sombres de jasmins au blanc sourire, doucement tombés des branches comme un don silencieux de pureté).
La vie de l’aventurier sur ce plan où est réalisée la libéra-tion de l’esprit (Ilos), l’égalité et la paix intérieure (Assarakos), ainsi que la maîtrise de l’être extérieur (Laomédon) est remplie de joie (Ganymède) (Radieuse était la splendeur de la vie à Ilion, cité de Priam).
Mais la pression de l’aspiration à trouver une solution pour l’humanité dans son ensemble ne permet pas que cet état perdure.
Trois fois à l’adresse de la cité la fanfare du destin publia son alarme solennelle,
La fanfare des trompettes appelant à l’assemblée retentit dans Ilion
A trois reprises et se tut. Des jardins et des rues, des palais et des temples,
Chassée comme un destrier vers le son de la trompette, trouvant sa joie dans la guerre et l’ambition,
Se rassembla prestement à l’appel la démocratie haïe par le ciel.
Peut-être le premier vers de ce passage fait-il référence à des avertissements intérieurs que reçoit l’aventurier à propos d’un radical bouleversement dans le yoga si bien établi (à propos du destin qui allait s’abattre sur Troie). (Trois fois à l’adresse de la cité la fanfare du destin publia son alarme solennelle).
La « démocratie » représente dans un aventurier de la con-science tout ce qui n’est pas encore sous l’influence du psychique, la partie de l’être qui n’est pas encore purifiée et appartient au monde de la dualité, aux ambitions de l’ego et à son goût pour le drame et le conflit. Elle est constituée d’idées, d’émotions, de désirs, d’impulsions, de sensations, des besoins du vital et des habitudes de la Nature inférieure qui veulent s’affirmer et perdurer, et qui, pour cela reviennent assaillir le chercheur encore et encore. Cette partie revendique sa part dans le gouvernement du yoga d’autant plus que celui-ci est basé sur une spiritualité qui sépare l’esprit de la matière. De nombreux maîtres consi-déraient en effet que la nature extérieure ne valait pas la peine qu’on s’y intéresse et ne recherchaient en aucune façon sa transformation. Ils pouvaient donc par exemple laisser libre cours à leur colère.
Du point de vue des cycles du mental – voir l’étude cor-respondante de l’auteur Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité figurant sur le site greekmyths-interpretation.com –, les démocraties correspondent au moment où l’homme se place au centre de l’univers tandis que dans l’autre partie du cycle, c’est le sacré qui est au centre.
Dans une démocratie, tous ont un égal pouvoir d’expression et une même prétention à pouvoir diriger l’ensemble. Mais tous ne sont pas au même niveau d’évolution. Il y a confusion dans la notion d’égalité : si tous ont un droit égal à progresser en fonction de leur état de conscience et de leur développement, tous n’ont pas les capacités et un droit égal à gouverner. De par sa nature même, la démocratie tire l’ensemble de la société vers le bas. Dans l’évolution des démocraties, l’histoire montre que devant le désordre grandissant et la violence qui se développent sous l’effet du mensonge, de l’ignorance, et des egos qui refusent toute contrainte et toute limite, il se produit un appel au retour à l’ordre qui culmine dans l’empire, qui lui-même se désintègre plus tard sous la pression combinée des barbares de l’extérieur et des barbares de l’intérieur. C’est le processus qui se développe dans l’humanité actuellement. Pour Mère et Sri Aurobindo, en attendant l’anarchie divine, il paraissait évident que la démocratie était un pis-aller mais que les êtres les plus avancés spirituellement étaient les mieux à même de gouverner.
Mais que ce soit au niveau collectif ou individuel, il semble clair que les puissances spirituelles ne peuvent cautionner une or-ganisation où les désirs et revendications de la personnalité non transformée, adepte du conflit, prétendent gouverner l’être à égalité avec ce qui est spiritualisé (trouvant sa joie dans la guerre et l’ambition, se rassembla prestement à l’appel la démocratie haïe par le ciel).
Aux premiers rangs, soutenant leur âge comme Atlas ses cieux,
Surmontés d’aigles, les cheveux blancs comme la neige sur l’Ida, 80
Avançaient les sénateurs d’lion, Anténor et Anchise au large front,
Athamas, renommé pour les navires et la guerre sur mer, Tryas
Dont l’Oxus, fleuve oriental, se rappelait encore le nom,
Astyochès et Ucalégon, Pallachos dont les ans défiaient la mémoire, Aetor,
Aspétos qui connaissait tous les secrets divins et gardait le silence,
Ascanos, llionès, Alcésiphron, Oros, Arétès.
Les sénateurs d’Ilion illustrent les plus anciens travaux de yoga qui se sont développés lors de l’installation progressive du chercheur dans le mental illuminé et les premières incursions dans le mental intuitif et le surmental. C’est pourquoi ils sont surmontés d’aigles, les oiseaux qui s’élèvent le plus haut dans le ciel, réputés pour leur vision aussi acérée que vaste, symboles de la vision à la fois étendue et très précise du surmental. L’aigle est souvent associé à Zeus, la puissance la plus élevée du surmental.
Atlas, condamné par Zeus à porter le ciel sur ses épaules, est le symbole de la force qui sépare l’esprit de la matière mais doit aussi les relier lorsque le chercheur – et l’humanité à sa suite – gravit les sept plans du mental jusqu’au surmental.
Ces représentants des anciens travaux et réalisations de yoga, qui ont une perception très purifiée des royaumes de l’esprit (les cheveux blancs comme la neige sur l’Ida) peinent à maintenir leur influence sous le poids de la pression évolutive tout comme est dépeint Atlas courbé sous le poids du ciel (soutenant leur âge comme Atlas ses cieux).
Sri Aurobindo dresse alors une liste de quatorze sénateurs qui peuvent être associés à des yogas précis.
Au Chant 3 de l’Iliade, Homère mentionne huit vieillards vénérables qui siégeaient au-dessus des portes Scées : « Priam, Panthoos, Thymoitès, Lampos, Klytios, lkétaon, nourrisson d’Arès, Oukalégon et Antènor, très sages tous deux ».
Nous avons déjà parlé d’Anténor le « très sage ». Homère le qualifie de « dompteur de chevaux », celui qui a acquis une très grande maîtrise sur son être extérieur, qui a dominé la force vitale, qui a acquis un certain pouvoir sur les énergies de vie.
Anchise « au large front », soit celui qui a le mental le plus vaste. Son nom signifie « ce qui est le plus proche de la conscience humaine ». Il sera le seul survivant troyen avec son fils Énée afin de fonder la lignée qui gouvernera la Troie future. Il engendra Énée en s’unissant à Aphrodite, la déesse qui aide à la croissance de l’amour. Sa lignée reprendra la progression dans l’amour après que soit instauré le règne de la Vérité (Cf. Planche 16). Le mythe raconte qu’il fut rendu aveugle, signe d’un nécessaire retour vers l’intérieur, car il avait divulgué le nom de la mère de son fils, la déesse Aphrodite : l’évolution est toujours en effet une progression dans la capacité d’aimer qui repose sur une base de Vérité.
S’agissant d’Athamas, « la consécration en vue de l’évolu-tion intérieure », nous supposons que Sri Aurobindo fait référence ici non pas au plus connu des Athamas, fils d’Éole, qui n’a aucune raison de figurer parmi les Troyens, mais à celui qui suivit son père sur l’île de Chios proche des côtes d’Asie mineure et donc de Troie. C’était un fils d’Oinopion « celui qui jouit de l’ivresse (divine) ». Étant « renommé pour les navires et la guerre sur mer », il symbolise « un guerrier spirituel impeccable », une parfaite maîtrise émotionnelle et vitale.
Il n’y a pas de Tryas connu dans la mythologie grecque. Son nom pourrait signifier « le juste développement le plus haut (sur le plan de l’esprit) ». Ce qui serait compatible avec ce qu’en dit Sri Aurobindo, à savoir les excursions faites par l’aventurier dans les plans les plus élevés qui permettent la descente de l’esprit dans l’être « Tryas dont l’Oxus, fleuve oriental, se rappelait encore le nom ». L’Oxus, appelé de nos jours Amou Daria, est un fleuve qui se jette dans la mer d’Aral, située au-delà de la Mer Caspienne, et donc bien au-delà de la Mer Noire. Il symboliserait l’extrême sommet de l’esprit auquel soit parvenu l’aventurier.
- Murugesu[17] note que c’est un descendant de Teucer, qui gouvernait en Phrygie, la province du feu intérieur, mais nous ne savons d’où vient cette affirmation.
Astyochès, « ce qui organise et unifie la personnalité », ou encore, « celui qui protège la personnalité (Astu=la ville) » si on rapproche ce nom d’Astyochos. Il n’y a pas en effet d’Astyochès dans la mythologie. En revanche il y a de nombreuses Astyoché : l’une est fille du dieu-fleuve Simoïs, l’épouse d’Érichthonios et la mère de Tros, une autre est fille de Laomédon. Il y a également un Astyochos, fils du roi des vents selon Diodore. L’unification de la personnalité est une réalisation troyenne de longue date.
La lettre Khi C étant une lettre double, si l’on considère non plus le sens de « concentration, rassemblement » mais celui de « suppression, annihilation », alors Astyochès représenterait le travail le plus avancé en vue de l’annihilation de l’ego.
Parmi les sénateurs respectables figurent aussi :
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- Ucalégon, « celui qui ne s’inquiète de rien ». Il symboliserait celui qui est parvenu à une certaine égalité ou même indifférence, résultat de sa consécration ou don de soi (surrender). Dans l’Iliade, il est décrit avec Anténor comme un homme de prudence et donc un avocat de l’acceptation de l’offre d’Achille, ce qui leur valut d’être considéré comme des traîtres à la cause troyenne.
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- le très vieux Pallachos, « une concentration très stable », dont les ans défiaient la mémoire, et donc une très ancienne réalisation
- Aétor, frère d’Anténor, dont le nom est peut-être en rapport avec l’aigle et indiquerait alors le mental le plus haut.
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- Aspétos, « ce qu’on ne peut exprimer par la parole, ce qui est ineffable », et donc celui qui bien sûr « connaissait les secrets divins et gardait le silence ». Il y a des expériences pour lesquelles le langage n’est pas encore inventé. C’est l’un des leitmotivs dans L’Agenda de Mère.
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- Ascanos, « celui qui ne s’appuie sur rien (sans construction servant d’abri) ». Il y a plusieurs Ascanios (Ascagne) dans la mythologie mais pas d’Ascanos. Le plus célèbre est le fils d’Énée, encore enfant à cette époque. Les deux autres sont respectivement le fils de Priam et le chef du contingent phrygien à Troie, ce dernier semblant avoir été pris comme référence car les fils de Priam suivent juste derrière les sénateurs.
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- Ilionès, « celui qui évolue vers la libération (de l’esprit) », mentionné par Quintus de Smyrne comme l’un des anciens de Troie (nom grec Ilioneus).
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- Alcésiphron, « la force (agissante) de la pensée ».
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- Orus, « le mouvement juste ».
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- Arétès, « celui qui s’élève dans l’esprit de juste manière ».
Chacun de ces sénateurs aux cheveux blancs représente un travail précis dans le yoga entrepris depuis longtemps par l’aventurier de la conscience qui travaillait à stabiliser en lui le mental illuminé. Rappelons que Sri Aurobindo a eu l’expérience de la descente du surmental dans le physique le 24 Novembre 1926, lorsque Krishna s’est lié à son corps physique, rendant possible la descente du supramental dans la matière. Cf. le récit de A.B. Purani : « 24 November 1926 – the Day of Siddhi » ainsi que le récit de Sri Aurobindo :
« C’est [le 24 novembre 1926] la descente de Krishna dans le physique. (…) Krishna n’est pas la Lumière supramentale. La descente de Krishna signifierait la descente de la Divinité du Sur-mental préparant, bien que n’apportant pas elle-même réelle-ment, la descente du Supramental et de l’Ananda (Félicité, joie). Krishna est l’Anandamaya ; il soutient l’évolution à travers le Surmental en la conduisant vers son Ananda. »[18]
Puis venait de la citadelle, précédé par la voix des hérauts,
Priam, et venaient les fils de Priam, et Énée à la démarche de lion,
Suivis par le cœur d’une nation qui adorait sa Penthésilée.
Tout ce qui à Troie était noble, marchant devant et derrière eux, 90
Prenait part à la procession royale, et le martèlement rythmique de leurs pas
S’accordait aux destinées insolentes d’Ilion sous la direction de demi-dieux
Incarnés, Ilos, Phryx et Dardanos, Trôs aux conquêtes,
Trôs et Laomédon qui gouvernait jusqu’au loin et qui, dans le labeur vigoureux de son âme,
Tira sur terre les fils des cieux et fut servi par les immortels sans âge.
Dans l’agora vaste et ambitieuse assiégée par ses colonnes,
Baignés et oints ils entrèrent, beaux et grands comme des dieux.
Énée, descendant d’Assaracos « la paix intérieure » dans la lignée royale troyenne, a l’assurance, le courage et le maintien de celui qui a réalisé cette égalité et lui confèrent la démarche d’un lion.
Penthésilée est la Reine des Amazones. Son nom signifie « libre de la tristesse, de l’affliction causée par le deuil », donc de la séparation. Nous en déduisons qu’elle symbolise une réalisation de la non-dualité en l’esprit. Les Amazones sont mentionnées dans l’Iliade sous le terme d’Antianeirai « non attachement », soit l’accomplissement de la libération de l’esprit par le détachement et la maîtrise, mais dans la séparation esprit/matière. Les Ama-zones vivent à l’embouchure du Thermodon « le feu de l’union ».
Le « martèlement rythmique des pas de tout ce qui à Troie était noble » évoque le bruit d’une armée marchant à l’unisson et transmet l’idée d’une grande force qui avance sans se remettre en question, sûre de détenir la vérité. Cette idée se confirme avec le vers suivant où il est dit que ce martèlement rythmique s’accordait aux destinées insolentes (ou plutôt arrogantes) d’Ilion.
Cette arrogante certitude d’être dans le droit chemin évolutif était née et s’était développée dès l’entrée dans le mental illuminé, successivement avec Phryx « celui qui brûle » – le feu intérieur – ou « une irruption dans l’être d’une force spirituelle », Dardanos « le mouvement d’union vers les hauteurs de l’esprit », Tros « le mouvement juste vers les hauteurs de l’esprit », Ilos « la libération » et Laomédon « la maîtrise de la personnalité ou de l’être extérieur ».
Sri Aurobindo parle de ces personnages comme des « demi-dieux incarnés ». Ce terme demi-dieu est utilisé par Sri Aurobindo aussi bien dans Savitri que dans Ilion à plusieurs reprises. Il peut être considéré de deux façons :
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- D’un point de vue historique si l’on considère que ce furent des réalisations des temps de l’Intuition, celle des Rishis védiques par exemple, il y a de cela plusieurs milliers d’années. Elles furent chantées par le poète Hésiode sept siècles avant notre ère : « La quatrième race, une race divine formée de héros, ceux-là mêmes que l’on nomme demi-dieux. Ces héros se battirent devant Thèbes aux sept portes, sur la terre de Cadmos pour les troupeaux d’Œdipe, ou encore à Troie au-delà des mers, pour Hélène aux beaux cheveux. » Hésiode mentionne ici leurs réalisations qui probablement s’avéraient plus faciles que de nos jours où nous sommes entrés plus profondément dans une période séparatrice du cycle de 26000 ans : la purification des sept chakras, les réalisations de celui qui a vaincu l’orgueil spirituel ou la sagesse trompeuse (la Sphinge), et le grand renversement du yoga depuis la quête du divin en l’esprit vers la quête du divin dans la matière.
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- D’un point de vue individuel pour les aventuriers de la conscience. Le demi-dieu est décrit par Sri Aurobindo à la fin du Chant 3 du Livre I de Savitri qui concerne « Le Yoga du Roi : le Yoga de la délivrance de l’âme ».
« Ainsi advint la délivrance de son âme de l’ignorance
Le premier changement spirituel de son mental et de son corps » (Vers 787)
« Il maîtrisa par surprise les ressorts de Ses énergies les plus puissantes » (Vers 796)
« Il vécut à part dans la solitude de son mental,
Demi-dieu façonnant la vie des hommes :
L’ambition d’une âme soulevait la race ; (Vers 813)
Les forces universelles étaient reliées à la sienne ;
Emplissant de leurs ampleurs sans limite la petitesse de la terre,
Il tira les énergies qui transmutent un âge. (Vers 817)
Si ce ne sont que des demi-dieux et non des dieux à part entière, bien que l’on puisse supposer d’après ces vers que le chercheur a atteint le surmental, c’est probablement pour indiquer que l’homme ne sera totalement divin que lorsqu’il aura réalisé la seconde libération, la libération de la Nature, par la troisième transformation, la transformation supramentale, par laquelle la nature extérieure est rendue totalement divine.
Tros est appelé par Sri Aurobindo « Tros aux conquêtes » sans doute du fait que ses trois fils Ilos, Assaracos et Ganymède sont respectivement les réalisations de la libération du désir et de l’ego, de l’égalité, et de la joie.
Laomédon « la maîtrise de la personnalité, de l’être extérieur (ou des énergies) » exerçait cette maîtrise jusqu’à un point très avancé : maîtrise du mental et du vital avec les pouvoirs associés ainsi que la maitrise du corps et de ses « besoins » (il gouvernait jusqu’au loin). Le Journal du yoga de Sri Aurobindo montre jusqu’à quel point cette maîtrise peut être développée.
Il s’agit peut-être aussi d’une capacité d’influencer le mental d’autres êtres humains comme le fit Sri Aurobindo qui mentionne l’avoir d’abord fait sur de petits groupes avant d’étendre cette capacité à des groupes humains plus étendus, sans doute des peuples.
Laomédon est le père de Priam, et c’est lors de son règne que se produisit symboliquement une légère déviance dans le yoga, un manque de gratitude pour les protections offertes par les forces du supraconscient, lorsqu’il refusa de payer aux dieux Apollon et Poséidon le salaire convenu pour la construction de la citadelle de Troie. L’aventurier, par un engagement total dans le yoga, avait en effet réussi à « tirer » les puissances du surmental ou certains de leurs aspects dans l’atmosphère terrestre et dans le corps, et à faire en sorte que les puissances de ce plan participe au yoga : ce fut l’aide apportée par Poséidon, le dieu qui gouverne le subconscient en vue de la purification, et par Apollon, le dieu du mental de lumière, pour la construction de la citadelle de Troie (dans le labeur vigoureux de son âme, tira sur terre les fils des cieux et fut servi par les immortels sans âge). De même, on peut lire dans L’Agenda de Mère qu’à une certaine époque de son travail pour la terre, Mère invita les dieux à s’incarner, ce que certains acceptèrent de faire.
Enfin, en un piétinement sonore qui évoquait la clameur des vents, venait la marée du peuple :
Conduit par une force obscure à l’ultime et fatale session de sa colère
Accourait à grand bruit le populaire, violent et puissant ; 100
Des milliers de vies ardentes, portant encore dans la poitrine un cœur intact,
Élevaient jusqu’au ciel la voix de l’homme et sa rumeur qui au loin se propage.
Chantant, portant des bannières, les jeunes gens marchaient en pro-cessions joyeuses,
Avançaient sur une cadence martiale ou bien, dansant sur des pas lyriques,
Célébraient la gloire de Troie et les merveilleux hauts faits de leurs ancêtres.
Dans l’assemblée à colonnes ou Ilos avait réuni son peuple,
Milliers après milliers le bruit de pas et la rumeur se déversèrent ;
Ils étaient rangés par tribus aux armures étincelantes, nation indomptable au cœur altier
Attendant la voix de ses chefs.
Derrière les éléments illuminés en tout ou partie dans l’être, principalement dans le mental et le haut vital, sont les parties non transformées. Encore soumises à l’ignorance, elles sont sous l’influence de forces obscures qui les manipulent à leur guise et dans leur propre but. Et ce sont ces parties non transformées qui, se révoltant devant la vérité, vont précipiter le basculement du yoga par leur inconscience, car elles doivent elles aussi être illuminées et transformées (venait la marée du peuple : conduit par une force obscure à l’ultime et fatale session de sa colère).
Sri Aurobindo emploie le terme violent mighty democracy traduit ici par le populaire, violent et puissant pour insister sur le fait que ces parties non transformées, du fait de leur majorité « démocratique », peuvent avoir un pouvoir sur l’orientation du yoga plus grand que les parties illuminées. De plus elles exercent ce pouvoir de façon impérieuse, « violente ». Jusqu’à ce jour, elles n’ont pas été le moins du monde affaiblies par le yoga des hauteurs de l’esprit (Des milliers de vies ardentes, portant encore dans la poitrine un cœur intact). La voix de cette nature inférieure non transformée envahit les hauteurs de l’esprit et s’impose à toutes les parties de l’être mental (Élevaient jusqu’au ciel la voix de l’homme et sa rumeur qui au loin se propage). Elle couvre toute la gamme de l’être, depuis le masculin guerrier jusqu’aux parties plus féminines (Avançaient sur une cadence martiale ou bien, dansant sur des pas lyriques).
Quelques-uns contemplaient la grandeur de Priam,
L’ancien, éloigné de leurs jours, le dernier des dieux passagers, 110
Qui restait comme une âme laissée sans compagnon dans des mondes où sa force ne vaincra pas :
Pareil à une colonne gigantesque solitaire sur un coteau désolé,
Il semblait avoir plus d’années, et de puissance, que les mortels.
À la période du yoga ici considérée, Mère et Sri Aurobindo constatèrent qu’il n’était pas possible d’aller au-delà d’un certain niveau de perfection du mental et du vital tant que la matière n’était pas illuminée. Ce fut un très grand tournant dans leur yoga où tous deux « redescendirent » très rapidement du mental le plus haut à la conscience corporelle la plus obscure.
Priam est « le racheté », c’est-à-dire le chercheur à qui il est donné une seconde chance après la double faute (de Laomédon) due à un manque de gratitude et de consécration totale au divin des pouvoirs acquis. Mais ce « rachat » concerne une période très ancienne du yoga si l’on considère celle dont il est question dans le dernier jour de la guerre. C’est une période qui précéda la descente dans l’obscurité du subconscient et de l’inconscient. La libération de l’esprit a fait de l’aventurier un demi-dieu, mais c’est la dernière réalisation majeure avant la descente dans la matière. Aussi Priam est-il « le dernier des dieux passagers ». Comme Sri Aurobindo le dit dans Savitri (Cf. ci-dessus) : depuis cette réalisation, l’aventurier « vécut à part dans la solitude de son mental ». Aussi est-il ici « Pareil à une colonne gigantesque solitaire sur un coteau désolé ». Mais déjà, ces réalisations le situent en dehors de l’humanité ; il est dans le monde mais hors du monde (il semblait avoir plus d’années, et de puissance, que les mortels). Cette réalisation est comme un souvenir, une puissance sur certains plans mais qui n’a plus en réalité de pouvoir dans le nouveau yoga. En effet, dans l’Agenda, Mère explique longuement que les réalisations et les pouvoirs accumulés dans le yoga de la libération de l’esprit ne sont plus d’aucune utilité dans le nouveau yoga (le dernier des dieux passagers, qui restait comme une âme laissée sans compagnon dans des mondes où sa force ne vaincra pas).
Car, rappelons ce que dit Satprem : « Il ne s’agit pas de s’imposer à la Matière par un pouvoir supérieur, mais de transfor-mer la Matière ».
Un grand nombre, avec colère,
Lançaient des regards hostiles là où, calme bien qu’abandonné du ciel,
Livré à son âme, à son mental lucide, qu’habitaient des pensées dorénavant stériles,
Chef de file des quelques hommes, refroidis par la vieillesse, que la force de leur courage n’avait pas aveuglés,
Était assis le fameux Anténor, l’homme d’État : déchu et impopulaire,
L’orateur le plus avisé de Troie, mais rejeté, lapidé, déshonoré.
Silencieux, à l’écart du peuple, il siégeait, le cœur plein de ruines.
Sourd était le brouhaha, qui s’enfla comme dans un pré le bourdonnement des abeilles 120
Lorsque dans leur soif du miel elles pullulent sur le thym et le tilleul,
Bourdonnant et voletant par centaines, et que tout l’endroit n’est plus qu’un murmure.
Dans une phase précédente du yoga, la recherche d’un parfait équilibre sattvique associé à la maîtrise du vital était la plus haute réalisation, celle qui conduisait à une parfaite maîtrise de l’être extérieur. Anténor « le très sage » et « le conciliateur » est le symbole de ce qui a le pouvoir sur cet être extérieur, une capacité de s’imposer à la personnalité : c’est « l’homme d’état ». Il est le symbole d’un grand développement mental et d’une grande maîtrise vitale qui apporta au chercheur paix, lucidité, discernement et capacité d’expression et de manifestation de cette sagesse (L’orateur le plus avisé). Mais ces hautes pensées ne sont plus à même de définir l’orientation juste du yoga (ses pensées dorénavant stériles).
Certaines parties de l’être ou réalisations sont encore conscientes du travail accompli par cette haute sagesse discernan-te, même si elles sont trop anciennes pour contrer l’évolution en cours (Chef de file des quelques hommes, refroidis par la vieillesse, que la force de leur courage n’avait pas aveuglés).
(Sans doute une traduction plus exacte de might of their hearts serait la puissance de leur cœur car la guerre de Troie pose le problème de ce qui doit venir en premier dans l’évolution, l’Amour ou la Vérité.)
Mais dans cette ultime transition vers le nouveau yoga, l’être extérieur qui a seulement été maîtrisé mais non transformé, revendique ses droits et conteste la prétention du mental, fut-il le plus haut, à gouverner l’être. La sagesse sattvique discernante non seulement n’est plus reconnue dans ce rôle mais aussi décriée et rejetée (déchu et impopulaire, (…) rejeté, lapidé, ce dernier mot devant être compris à notre sens comme isolé).
Rappelons ce que nous avons dit dans l’analyse résumée : la pensée la plus élevée a été mise de côté, si ce n’est rejetée, avec la transformation psychique. Cette ouverture psychique a conduit l’aventurier – et l’humanité à sa suite – à considérer l’Amour comme la première nécessité évolutive, reléguant la recherche et l’établissement de la Vérité au second plan.
De plus, l’être extérieur accuse cette « sagesse » de bien des maux, en particulier d’avoir travaillé pour son propre compte en vue des résultats : Anténor aurait en effet accumulé des richesses. Non seulement l’être extérieur se révolte contre cette ancienne réalisation mentale, mais aussi l’aventurier, dans son mental, a le sentiment que les puissances spirituelles qui veillent à l’évolution l’ont abandonné. Il a le sentiment d’avoir perdu le contact avec le divin, de n’être plus soutenu (abandonné du ciel…il siégeait, le cœur plein de ruines).
Sri Aurobindo évoque alors le bourdonnement de milliers d’abeilles pour exprimer une certaine confusion de l’esprit (Sourd était le brouhaha qui s’enfla comme dans un pré le bourdonnement des abeilles).
Alors, quittant son siège comme se dresse une tour, Priam le monarque,
S’étant lentement levé, imposa le silence au peuple par sa vaste tranquillité :
Isolé, auguste, il se tenait debout, tel un être que la mort a oublié,
Érigé comme une colonne de pouvoir et de silence dominant l’assemblée.
Ainsi s’élève jusqu’au ciel l’Olympe, seul avec ses neiges.
Ses hauteurs étaient couronnées de mèches au repos comme la masse du manteau neigeux
Qui en recouvre les contreforts géants ; ses yeux de profonde méditation,
Yeux qui voyaient maintenant la fin et l’acceptaient de même que le commencement, 130
Fixaient la multitude du peuple comme un tableau qui peint une solennité ;
Il parla lentement, en homme qui est loin des décors où il séjourne :
« Chef d’Ilion, héros Déiphobos, toi qui as convoqué
Troie à travers son peuple, lève-toi ; dis pourquoi tu nous as appelés.
Que tes paroles soient de bonheur ou de malheur, tu ne peux exprimer que ceci : la Nécessité façonne
Tout ce que l’œil invisible a perçu. Parle donc aux Troyens ;
À l’aurore du jour où il prendra forme, dis quel aboutissement, la mort ou le triomphe,
Le Destin, avec sa soudaineté, assigne à ceux qui n’ont pas la vision, et quelle sommation de périr
Envoient à cette nation des hommes qui se révoltent, et des dieux qui sont hostiles. »
Priam représente la réalisation majeure du Voyageur des mondes qui atteint le Soi du mental, découvre L’âme du monde et Les Royaumes de la Grande Connaissance, telle que décrite dans Savitri dans les trois derniers chants du Livre deux. Cette réalisation se décline en de multiples aspects représentés par ses cinquante fils, cinquante étant le chiffre d’une complétude dans le monde des formes. Priam a également douze filles mariées qui vivent avec lui, symboles de réalisations auxquelles travaille l’aventurier, ainsi que deux filles non mariées, c’est-à-dire des buts de yoga en vue desquels aucune pratique n’est encore instaurée : Cassandre « celle qui voit de haut en bas » mais à laquelle le reste de l’être ne fait pas confiance, et Polyxène « celle qui reçoit d’en haut de nombreuses choses étranges, différentes » résultant des capacités d’identification, et dont Achille est tombé amoureux.
L’aventurier a réalisé « un calme grandiose » en son esprit et se tient « omnipotent, immobile, à l’écart »[19] (…comme se dresse une tour, (…) isolé, auguste, (…) érigé comme une colonne de pouvoir et de silence). « Ayant conquis le Soi, le Silence »[20], il peut imposer au reste de l’être un silence profond (imposa le silence au peuple par sa vaste tranquillité).
Il a atteint « le plan de l’esprit indéterminé » (…) « Un pic haut dressé et vaste d’où l’Esprit pouvait voir les mondes » (…) « le sommet de tout ce qui est connaissable » et « Il scruta les secrets du surmental »[21].
Le monde du surmental étant celui des dieux, la compa-raison avec l’Olympe, séjour des dieux, se comprend (Ainsi s’élève jusqu’au ciel l’Olympe, seul avec ses neiges).
Dans la mythologie, ce sont plutôt des cheveux roux qui sont décrits lorsque les anciens voulaient décrire une bonne connexion aux hauteurs de l’esprit, une illumination du mental. Ici il s’agit davantage d’un mental silencieux. Ses cheveux à l’image d’un manteau neigeux transmettent l’impression d’un imposant et vaste silence (Ses hauteurs étaient couronnées de mèches au repos comme la masse du manteau neigeux).
Sans doute l’aventurier a-t-il la connaissance des trois temps (trikaldrishti)[22] telle que décrite dans le Yoga du Roi, à la fin du Livre I de Savitri[23] :
« Les secrets du Temps devinrent pour lui un livre maintes fois lu ;
Les archives de l’avenir et du passé
Tracèrent leurs extraits sur la page éthérique. »
Il a aussi réalisé une parfaite égalité qui regarde toutes choses d’un œil égal et surtout une parfaite soumission au mouvement du devenir quel qu’en fut le prix apparent (ses yeux de profonde méditation, yeux qui voyaient maintenant la fin et l’acceptaient de même que le commencement).
Ce qu’il perçoit en vérité par sa capacité de vision, par la pleine ouverture du centre de conscience situé entre les deux yeux, Ajna ou l’œil invisible, se réalise dans le temps de façon inéluctable, car cette perception « en vérité » est en accord avec le plan divin (la Nécessité façonne tout ce que l’œil invisible a perçu).[24]
Dans les derniers vers de ce passage, il y a une intimation de cette parfaite réalisation en l’esprit à ce qui en lui représente le « courage » d’éclairer les autres parties de l’être (Chef d’Ilion, héros Déiphobos, toi qui as convoqué Troie à travers son peuple, lève-toi ; dis pourquoi tu nous as appelés (…) Parle donc aux Troyens). Bien qu’indifférente au résultat, elle demande à ce qui fut longtemps un élément majeur du yoga, le courage qui a vaincu la peur, d’indiquer l’issue du conflit intérieur (dis quel aboutissement, la mort ou le triomphe, le Destin, avec sa soudaineté, assigne à ceux qui n’ont pas la vision).
Car le voyant qui a la connaissance peut regarder la victoire et la défaite, la mort ou la vie victorieuse, comme des apparences trompeuses car elles ne sont que des leçons évolutives, des transitions.
S’étant levé Déiphobos parla, inférieur en stature et de carrure moindre 140
Que son père, et pourtant l’homme le plus fort et le plus grand qui ait marché au combat
Ou qu’y aient porté ses coursiers depuis qu’Ajax avait été abattu au bord du Xanthe.
« Peuple d’Ilion, tu as longtemps combattu contre les dieux et les Argiens,
Donnant et recevant la mort, mais les années traînent en longueur et la lutte est sans fin.
Défaillants, tes aides cessent le combat, les nations t’abandonnent.
Lasse de la grandeur ardue, l’Asie éprise de ses aises
Souffre que le pied des Grecs foule les plages de la Troade.
Or nous nous sommes démenés et pour Troie et pour l’Asie, pour ces hommes qui nous désertent.
Ce n’est pas seulement pour nous, pour notre vie d’un moment, que nous avons combattu !
Si les Grecs venaient à triompher, et que leurs nations fussent rassemblées 150
Sous quelque chef qui voit loin, Ulysse, Pélée, Achille,
Il n’est pas vrai que sur les rives du Scamandre et les pourtours de l’azur égéen
Prendrait fin, à bout de forces, la tentative audacieuse, l’entreprise titanesque :
Le Tigre franchi fuirait leurs pas, et leurs coursiers boiraient dans l’Indus.
Déiphobos « celui qui détruit la peur » est l’un des fils de Priam et d’Hécube. Depuis la mort d’Hector, son aîné, il est considéré dans Ilion comme le leader des Troyens.
N’étant que l’un de ses cinquante fils, il ne représente que l’un des aspects qui doit s’approfondir à partir de ce qui est incarné par son père Priam, et donc « inférieur en stature » et « moins élaboré » (ce qui est traduit par de carrure moindre est dans le texte anglais : less in his build).
Cependant, le « courage » qui détruit la peur est certaine-ment l’un des éléments essentiels du yoga, venant juste derrière « la conscience globale la plus étendue dans la verticalité », la capacité d’identification avec le divin ou de voir le divin en tout, représentée par le grand Ajax (ΑΙΑΣ). Mais cette dernière capacité ne peut plus intervenir dans la réorientation du yoga : Ajax est mort. Tout se passe comme si des éléments essentiels qui auraient pu aider au choix de l’orientation du futur yoga sont retirés au chercheur pour le laisser toujours davantage dans la nuit, afin qu’il trouve une solution nouvelle.
On peut rappeler à ce sujet ce que dit Sri Aurobindo dans une lettre à propos de Savitri et du roi Aswapati : d’abord il réalise son propre accomplissement spirituel en représentant de l’individu, et ceci est décrit dans le Yoga du Roi. Ensuite il mène à bien l’ascension comme représentant typique de la race pour conquérir la possibilité de découvrir et de posséder tous les plans de conscience, et ceci est décrit dans le Livre II : mais ce n’est encore qu’une victoire individuelle. Finalement, il n’aspire plus pour lui-même mais pour tous, pour une réalisation universelle et une nouvelle création. Cela est décrit dans le Livre de la Mère Divine.[25]
Il faut compléter cela avec les paroles de Mère figurant dans l’Agenda[26] à propos de ce même roi Aswapati : « Il dépasse tout ce qui a essayé de s’unir au Suprême, parce que rien de tout ça ne lui suffisait – il avait l’aspiration à quelque chose de plus. Alors, tout ça, c’est annulé, il est entré dans un Néant et, de là, il est sorti avec la capacité de s’unir à la Béatitude Nouvelle. »
Ce à quoi nous assistons dans Ilion est donc cette entrée dans un Néant avec l’annulation progressive de la capacité d’inter-vention des réalisations précédentes en l’esprit (Défaillants, tes aides cessent le combat, les nations t’abandonnent).
Il est possible de comprendre de différentes façons les deux vers suivants :
Lasse de la grandeur ardue, l’Asie éprise de ses aises
Souffre que le pied des Grecs foule les plages de la Troade.
Tout d’abord, il faut considérer que l’Asie qui s’étend de la Troade à l’Indus, désigne les travaux de yoga, expériences et réali-sations, qui visent à fixer dans l’être les plans de conscience au-delà du mental illuminé (la Troade), c’est-à-dire le mental intuitif et le surmental. Le mot « Asie » peut être compris comme l’état de ceux qui sont sortis de la conscience humaine ordinaire (α+ΣΙ), à la fois par le silence mental et par le développement de la conscience.
À ce niveau de progression, l’aventurier a totalement abandonné le stade de l’effort personnel (Lasse de la grandeur ardue) pour laisser la direction du yoga entièrement entre les mains du Divin. Il s’agit à tout le moins du second stade du yoga si ce n’est le troisième décrit dans la Bhagavad Gîta et tel que Sri Aurobindo l’explicite. Si le premier stade est l’action sans attachement à l’action ni à ses fruits, le second est l’abandon de la croyance que le chercheur est celui qui agit. Ou encore, l’état de celui qui rend réel dans sa vie le fait que « Mère dirige, Mère organise, Mère réalise », soit « la voie ensoleillée ». C’est ce que l’on peut comprendre de « l’Asie éprise de ses aises ».
Mais on peut aussi comprendre que l’aventurier éprouve comme un recul devant l’idée d’une redescente dans les plans inférieurs pour les transformer par une ascèse suprahumaine. Il peut penser qu’il est parvenu au bout du chemin et aspire alors à « se reposer » dans cette satisfaction de la chose accomplie ou bien à se dissoudre dans le Divin Impersonnel.
Les réalisations Troyennes consacrées par les millénaires représentent le plus souvent le résultat d’ascèses ardues et non d’une « voie ensoleillée » de complète consécration ou surrender. Sri Aurobindo lui-même affirmait que s’il avait su avant l’énorme difficulté qu’impliquait l’ouverture de nouveaux chemins et la descente dans le corps, il n’est pas sûr qu’il s’y soit engagé.
Ce n’est pas seulement pour le maintien du mental illuminé mais pour établir les plans supérieurs dans l’humain que l’aven-turier a durement œuvré (Or nous nous sommes démenés et pour Troie et pour l’Asie, pour ces hommes qui nous désertent. Ce n’est pas seulement pour nous, pour notre vie d’un moment, que nous avons combattu !).
Bien que Déiphobos ne se prononce pas clairement dans son discours pour ou contre la poursuite de la guerre, on comprend qu’il incarne le « courage » qui a permis bien des réalisations et que cette partie du chercheur craint non seulement la perte des réalisations troyennes dans le mental illuminé, mais également toutes les percées faites dans les plans supérieurs du mental intuitif et du surmental. Ces avancées étaient incarnées par les peuples d’Asie jusqu’aux rives de l’Indus, c’est-à-dire les contrées les plus à l’Est connues au temps des grecs. Au-delà de l’Asie mineure (la Turquie actuelle), on croise le Tigre (dans l’Irak actuel) et beaucoup plus loin encore (dans le Pakistan actuel), l’Indus. Si les anciens grecs connaissaient sans doute l’existence de la Chine, on ne peut douter que l’Inde était pour eux non seulement le berceau mais aussi le lieu de la spiritualité la plus avancée.
La perte de ces avancées se produirait certainement si les forces de volonté de l’être se rassemblaient pour suivre une vision évolutive plus vaste qui demande une purification approfondie, que ce soit dans les profondeurs du vital (Pélée et Achille) ou dans la totalité des plans inférieurs de l’être (Ulysse) (Si les Grecs venaient à triompher, et que leurs nations fussent rassemblées sous quelque chef qui voit loin, Ulysse, Pélée, Achille (…) leurs coursiers boiraient dans l’Indus).
L’aventurier devrait alors accepter de redescendre dans les plans inférieurs avec toutes leurs limitations.
En ces temps où chaque soleil descend étonné que Troie tienne encore,
Souffrant, portant des coups, vivante, bien que condamnée à tous les yeux qui la voient,
Lançant en retour la Mort de ses murs, restant de bronze sous le choc et la clameur,
Conduit par une pensée qui est née avec le jour dans les tentes sur les grèves,
Voici que le char du gris Talthybios attend aux portails iliaques
Et que la voix du demi-dieu hellène défie Troie l’immémoriale. 160
Il nous a parlé en ces termes : « Ne reconnaissez-vous pas la Fatalité quand elle marche dans vos cieux ?
Ne sens-tu donc pas ton coucher, ô soleil qui as illuminé la Nature ?
Dépossédés de vos auxiliaires, vous vous dressez seuls face au Sort funeste et face à Achille,
Abandonnés par la terre qui fut à votre service, rejetés par le ciel qui vous apporta son aide.
La mort insiste à vos portes, la flamme et l’épée s’impatientent.
Nul ne peut échapper à la roue des dieux et à ses vastes révolutions !
Le Destin exige pour l’Argien ce qui a fait la joie et l’orgueil de la terre,
L’opulence de l’Asie pour la convoitise des jeunes nations barbares.
Cité divine, dont la renommée couvrait comme le toit du ciel les nations,
Descends, désormais pâlissante, dans l’ample orbite de mon rayonnement; Troie, 170
Jointe à mes royaumes du Nord livre l’Orient à l’Hellène ;
Sois, Ilion, attelée à l’Hellade ; immense Asie, borde le Pénéos.
La période du renversement du yoga touche à sa fin mais l’aventurier s’étonne encore des dernières résistances (En ces temps où chaque soleil descend étonné que Troie tienne encore).
Déiphobos énonce ensuite l’essence du message d’Achille, transmis par Talthybios, message que nous avons étudié dans le premier tome. Achille, au même titre que les chefs troyens, est appelé un « demi-dieu » : la réalisation du chercheur – les transfor-mations psychiques et spirituelles – se manifeste en effet d’égale façon dans les différents yogas, et donc dans les deux camps.
Le discours d’Achille est repris alors plus en détail :
Ce dernier commence par s’étonner que les plus hautes réa-lisations en l’esprit ne puissent percevoir les signes du changement qui se manifestent justement dans l’esprit (Ne reconnaissez-vous pas la Fatalité quand elle marche dans vos cieux ?) et continue par une reconnaissance de la valeur des anciens yogas tout en annonçant leur fin (Ne sens-tu donc pas ton coucher, ô soleil qui as illuminé la Nature).
Tout ce qui supportait l’ancien yoga qui sépare l’esprit de la matière a perdu sa valeur dans cette partie de l’esprit de l’aven-turier (Dépossédés de vos auxiliaires) ; ni le corps, ni l’esprit ne soutiennent plus ce yoga (Abandonnés par la terre qui fut à votre service, rejetés par le ciel qui vous apporta son aide). Rien ne peut arrêter la marche en avant des forces qui gouvernent le monde des formes et les cycles évolutifs qu’ils imposent (Nul ne peut échapper à la roue des dieux et à ses vastes révolutions !). (Une étude concernant Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité figure sur le site de l’auteur greekmyths-interpretation.com)
Dans les vers suivants, il est fait référence à un yoga intégral qui exige pour ce qui travaille à une purification approfondie jusque dans le corps les même joie et certitude qui furent auparavant les contreparties de ce qui travaillait pour la conquête du divin en l’esprit (Le Destin exige pour l’Argien ce qui a fait la joie et l’orgueil de la terre) et pour les parties de l’être non encore purifiées, ici appelées les « jeunes nations barbares », les mêmes réalisations (L’opulence de l’Asie pour la convoitise des jeunes nations barbares).
Il y a dans ce passage deux mots anglais, « doom » et « fate », le premier traduit ici par « fatalité » et « sort funeste », le second par « destin » dont le sens doit être précisé.
Le mot doom fait référence à ce qui est « condamné » et doit disparaître dans l’évolution de l’aventurier (ou de la terre) mais laisse l’espoir de sauver quelques parties du yoga.
Le mot « Fate », employé à de nombreuses reprises par Sri Aurobindo dans Ilion, doit être compris comme la loi divine qui est cachée à l’humanité. Ce mot n’a donc que peu de rapport avec ce que les hommes entendent par « destin » pris au sens de « fatalité » ou « sort », qui laisse supposer quelque chance ou malchance, hasard heureux ou malheureux, sans réelle raison d’être.
Un passage de L’Agenda de Mère, mérite d’être cité à ce propos :
« Tu sais, ce qui donne de la force à l’opposition, c’est l’ignorance superstitieuse – superstitieuse au sens d’une sorte de foi, ou tout au moins de croyance dans le Destin, la Fatalité. C’est ingrained [invétéré], comme tissé dans la substance humaine. Ils ont la même superstition, la même croyance superstitieuse dans ce qui leur est favorable comme dans ce qui leur est défavorable ; dans la Puissance divine comme dans la puissance adverse – c’est la MÊME attitude. Et c’est pour cela que la Puissance divine n’a pas son plein pouvoir, et c’est pour cela justement que la force adverse a tant de pouvoir sur eux, parce que c’est un mouvement absolument de Mensonge, d’Ignorance – d’Ignorance totale.
Ces jours-ci, j’étais en train de suivre ça dans le tout petit détail, dans la mentalité de tous. Même ceux qui ont lu Sri Aurobindo, qui ont étudié Sri Aurobindo, qui ont compris, qui sont entrés en rapport avec cette région de lumière, c’est encore là – c’est encore là. C’est très… oui, c’est tissé très étroitement avec la partie la plus extérieure, la plus matérielle de la conscience. C’est une sorte de soumission, qui peut être très révoltée mais qui est une impression, justement de quelque chose qui pèse sur la tête et sur les épaules, et qui est une sorte de Fatalité, de Destin.
Alors il y a le bon destin, il y a le mauvais destin ; il y a une force divine que l’on considère tout à fait comme quelque chose que l’on ne comprend pas, qui a des intentions et des buts tout à fait inexplicables, et la soumission, le « surrender » consiste en une acceptation – aveugle – de tout ce qui arrive. La nature se révolte, mais se révolte contre un Absolu contre quoi elle ne peut rien. Et tout ça, c’est de l’Ignorance. Il n’y a pas un seul de tous ces mouvements qui soit vrai – depuis la révolte la plus intense jusqu’à la soumission la plus aveugle, c’est tout faux, pas un seul mouvement vrai.
Je ne sais pas si c’est dans ce que Sri Aurobindo a écrit (je ne me souviens pas), mais j’entends très fort (pas pour moi : pour l’humanité) :
ÉVEILLE-TOI ET VEUX
Naturellement les hommes prennent « veux » pour leurs velléités, qui n’ont rien à voir avec une volonté : toutes des impulsions.
« Veux », ça veut dire « veux de la Volonté suprême ». Et ça, c’est comme si c’était la clef qui ouvre la porte de l’avenir :
ÉVEILLE-TOI ET VEUX »[27]
Ce qui dans le chercheur travaille à une purification appro-fondie dans les profondeurs du vital invite les yogas qui ont permis les vastes réalisations dans l’esprit à poursuivre le travail dans l’unité, dans un yoga intégral (Cité divine, dont la renommée couvrait comme le toit du ciel les nations, descends, désormais pâlissante, dans l’ample orbite de mon rayonnement ; Troie, jointe à mes royaumes du Nord, livre l’Orient à l’Hellène).
En effet, le royaume d’Achille, roi des Myrmidons, est la Phthie, située en Thessalie, l’une des provinces les plus au Nord de la Grèce archaïque (cf. la carte en fin de volume) : ce sont les « les royaumes du Nord » d’Achille, ceux de la sâdhanâ d’une purification vitale approfondie.
Seules les trop rudes ascèses, qui peuvent donner lieu à des excès et doivent être évitées, se déroulent en Thrace, encore plus au Nord, et font l’objet du huitième travail d’Héraclès, les Juments de Diomède.
Le Pénéos est un fleuve de Thessalie qui, assez probable-ment, marquait la limite Nord de la Phthie des Myrmidons d’Achille. Le vers « Sois, Ilion, attelée à l’Hellade ; immense Asie, borde le Pénéos » indique donc la réalisation d’une unité géographique sans rupture, depuis le Péloponnèse jusqu’au Gange, incluant tout le pourtour de la mer Égée.
La proposition est alors de faire travailler ensemble les réalisations en l’esprit avec la nouvelle aspiration sans rien détruire des structures de yoga existantes. Mais pour cela, il y a des conditions :
Faites abandon de l’incomparable Hélène, sacrifice ravissant et sans prix
Jeté par votre faiblesse et votre déclin sur l’autel colossal de la Nécessité ;
Cédez à mon ardeur Polyxène à la poitrine profonde, fille d’Hécube,
Elle que mon cœur désire. Elle vous mettra en main la paix et sa joie calmante (qui guérit)
Des matins sans inquiétude et de la mort écartée de vos foyers.
Livrez tout cela et vivez, sinon je m’élance sur vous, précédé du Destin et suivi par Hadès.
Lié aux dieux par un serment je ne quitterai à nouveau le combat
Que lorsque s’étendra mon ombre des hauteurs de l’Ida aux Mèdes et à l’Euphrate. 180
Ne vous laissez pas abuser par vos victoires, échelons imaginés par la défaite ;
Soyez sourds à la voix de vos héros ; leur renommée est une trompette dans l’Hadès :
Ils sont vainqueurs aussi longtemps que mes coursiers déharnachés mâchonnent dans leurs écuries.
La terre ne peut résister longtemps à l’homme que le ciel a choisi ;
Les dieux marchent avec lui, son char est guidé, son bras assisté. »
Le défi hellène sonne fièrement, la terre attend la réponse iliaque.
Toujours le Destin de l’homme est suspendu au souffle fugitif d’un moment ;
À l’appel d’un mot, d’un geste, il s’élance, et le voilà gravé, le voilà de granit.
Parlez ! à quel geste sublime les dieux sévères reconnaîtront-ils Troie ?
Fils des anciens, race des dieux, cité inviolée, 190
Vais-je plus fermement empoigner mon javelot, ou bien le rejeter loin de ma main et pour toujours ?
Sondez vos cœurs, enfants de Teucer, pour savoir si vos pères les habitent encore. »
Ainsi parla Déiphobos, et la nation l’entendit en silence,
Impressionnée par l’ombre immense de la fatalité, indignée contre la Fortune.
Hélène est dans le texte anglais « golden Helen », ce qui fait peut-être référence à une couleur liée au mental intuitif, à tout le moins une expression de la Lumière de Vérité.
Pour effectuer un yoga intégral, l’aventurier doit en tout premier se persuader que la direction évolutive dépend de l’aspiration vers une plus grande liberté en regard des lois de la nature, et d’un yoga davantage tourné vers la matière et le quotidien et s’attelant à la purification du vital profond (Faites abandon de l’incomparable Hélène).
Puis il doit accepter de mettre certains pouvoirs gagnés en l’esprit au service de la purification profonde. Nous avons déjà développé le symbolisme de Polyxène dans l’étude du premier livre d’Ilion. Rappelons que son nom signifie « de nombreuses choses étranges » ou avec les lettres structurantes Ξ+Ν, « de nombreuses choses reçues d’en haut à travers le mental ». Polyxène est avec Cassandre l’une des filles de Priam et d’Hécube non encore mariées, les douze autres l’étant. Si elle n’est pas encore mariée, c’est qu’aucune forme de yoga n’a pu y travailler de façon systématique, pour que cela devienne une réalisation fiable et non plus une expérience entachée de doute. Achille en serait tombé amoureux lors d’une trêve durant la guerre. Il aurait demandé sa main à Priam mais ne put accepter les conditions de ce dernier : l’aventurier désire donc que les capacités réceptives et illuminations gagnées dans les plans supérieurs deviennent aussi des réalisations dans le vital grâce au travail de purification dans ce plan.
Puis le texte insiste sur le fait qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, que l’aventurier s’est engagé devant le Divin à accomplir sa tâche, quel qu’en soit le prix, et qu’il sait même intérieurement que la victoire sur les forces qui empêchent encore le grand retournement est certaine. En effet, l’Ida est la montagne qui domine Troie, symbole de l’union en l’esprit. L’Empire Mède (« ce qui prend soin de ») s’étendait jusqu’à l’Euphrate (« se serrer l’un contre l’autre », soit une puissante unité) (Irak actuel) (je ne quitterai à nouveau le combat que lorsque s’étendra mon ombre des hauteurs de l’Ida aux Mèdes et à l’Euphrate). L’aventurier sait également que les réalisations en l’esprit peuvent être si ce n’est une illusion, du moins comme des échelons que l’on gravit mais qui en fait rapprochent du renversement sur le chemin évolutif lorsque le chercheur s’est coupé de sa base matérielle (vos victoires, échelons imaginés par la défaite). Il sait aussi le moyen que les forces spirituelles ont choisi pour l’évolution et de quelle manière il est guidé et soutenu à chaque instant (La terre ne peut résister longtemps à l’homme que le ciel a choisi ; les dieux marchent avec lui, son char est guidé, son bras assisté.)
Dans les trois vers suivants, Sri Aurobindo nous dit que la destinée humaine s’oriente dans une direction ou dans une autre selon un choix qui se fait en l’espace d’un souffle fugitif. C’est effectivement une constatation que chacun peut faire dans sa propre vie (Toujours le Destin de l’homme est suspendu au souffle fugitif d’un moment).
Pour décider, l’aventurier est alors empli d’une crainte respectueuse devant le processus évolutif, dût-il être tragique pour lui, mais se refuse à écouter des présages ou des prédictions non fondées (Ainsi parla Déiphobos, et la nation l’entendit en silence, impressionnée par l’ombre immense de la fatalité, indignée contre la Fortune). (Voir à ce sujet le texte de l’Agenda de Mère cité plus haut.)
Avant de commencer l’étude du passage suivant qui com-mence par « Anténor se leva calmement de son siège à la manière d’un lutteur », il y a lieu de rassembler quelques éléments supplé-mentaires concernant Anténor, d’abord dans l’Iliade et les textes anciens ultérieurs, puis selon les éléments donnés par Sri Aurobindo.
Anténor dans l’Iliade
Anténor est mentionné avec Priam et d’autres vieillards[28] siégeant au-dessus des portes Scées. Homère nous dit que « la vieillesse les écartait de la guerre mais que c’étaient d’excellents agorètes avec une voix mélodieuse. Quoique reconnaissant l’extrême beauté d’Hélène, ils étaient d’avis qu’elle s’en retourne sur ses nefs, et qu’elle ne leur laisse point, à eux et à leurs enfants, un souvenir misérable. » Ils représentent donc des états qui s’expriment de façon harmonieuse dans l’être. Étant d’avis d’accepter un compromis avec les Achéens, ce sont des parties de l’être du chercheur qui souhaitent conserver les structures des anciens yogas, à tout le moins celles qui firent la force de ces yogas, même au prix de l’acceptation que l’évolution spirituelle se tourne dans une autre direction, du moins pendant un certain temps.
On peut comprendre les portes Scées (Σκαιαι πυλαι), avec les lettres structurantes, comme les portes de « l’élargissement de la conscience humaine ». Mais l’adjectif Σκαιος signifie aussi « à gauche » et « ignorant, maladroit, chancelant », ce qui implique une ouverture limitée, celle qui est en relation avec le cerveau gauche analytique, celui qui sépare pour organiser, (et donc qui sépare aussi l’esprit de la matière), autrement dit « les portes de la dualité » où se maintient encore en partie le mental de raison, intellectuel. Elles constituent donc un point de faiblesse dans la défense troyenne : ce sont les portes qui permettront l’introduction du fameux « cheval de Troie ».
Les vieillards se tenant « au-dessus des portes Scées », on peut en déduire qu’ils symbolisent une quête de l’unité par le mental intuitif ou bien même la réalisation d’une certaine non-dualité en l’esprit.
Avec Ucalégon « celui qui ne s’inquiète pas », Anténor est qualifié de « très sage ».
Plus loin, Homère le dit « dompteur de chevaux », celui qui a maîtrisé le vital, et donc celui qui a à sa disposition un surcroît de force et de pouvoir.
On apprend ensuite qu’il a reçu Ulysse et Ménélas lors de leur ambassade à Troie et qu’il partit plus tard avec Priam dans la plaine pour être le garant des serments faits avant le combat entre Pâris-Alexandre et Ménélas. Serments qui seront rompus, ce qui lui fera dire dans sa harangue au peuple Troyen « Nous combattons maintenant contre les serments sacrés que nous avons jurés, et je n’espère rien de bon pour nous, si vous ne faites ce que je dis. »[29]
Ce prince troyen est uni à Théanô aux belles joues dont le nom signifie « évolution divine intérieure » ou « évolution de la contemplation ». Elle est une fille de Cissée « (couronné de) lierre ». Les Troyens avaient fait d’elle une prêtresse d’Athéna, c’est-à-dire un élément pour communiquer avec la force qui veille à la croissance de l’être intérieur.
C’est donc un mouvement qui évolue vers la contemplation du divin, mouvement qui se développe après une expérience d’immortalité selon le probable symbolisme du lierre associé à son père Cissée.
Bien qu’Athéna soutienne le camp achéen, il y a dans le camp opposé des états de conscience qui sont sous l’influence du maître du yoga, de la plus haute sagesse discernante, car Théano est prêtresse d’Athéna.
Il n’est pas toujours facile de comprendre la formation des noms propres. Le nom Anténor peut avoir été formé avec l’adverbe αντην « en face, en face de tous » ou encore, avec les lettres structurantes αντι+Ν « qui évolue en opposition » (cf. Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident pour l’interprétation des noms propres ou le site web greekmyths-interpretation.com).
Dans les deux cas, l’idée centrale est celle d’une opposition au mouvement général des autres parties de l’être. Déjà, lors de l’ambassade d’Ulysse et Ménélas, Anténor avait soutenu auprès de l’assemblée troyenne les demandes des Achéens jugeant qu’elles étaient légitimes et ne valaient pas de s’engager dans une guerre. Mais ce fut la position opposée soutenue par Antimachos « qui se bat contre, qui résiste », qui emporta l’adhésion.
Puis, une fois la guerre engagée, Anténor suggéra de rendre Hélène et ses biens, ce qu’Alexandre refusa, proposant seulement de rendre les trésors en y ajoutant si nécessaire ses biens propres.
Des huit anciens qui, selon le Chant 3 de l’Iliade, sont de l’avis de renvoyer Hélène, il est le seul qui défendra publiquement cette position. Avec le temps, les auteurs ont insisté sur sa culpabilité, et il semblerait que la thèse de sa trahison ait été développée dès le IVe siècle avant J.-C. par le poète Lycophron : Anténor aurait voulu protéger sa personne et ses biens et aurait trahit la cité en permettant l’introduction du cheval fatal à la ville.
Anténor engendra avec Théano « évolution divine » ou « évolution de la contemplation » de très nombreux enfants dont au moins douze sont nommés dans l’Iliade. Ils sont l’expression d’une grande évolution dans le mental supérieur vers l’union en l’esprit sous la direction du maître intérieur (Théano est prêtresse d’Athéna).
Plus de sept seront tués durant les combats, parmi les-quels Acamas « qui est infatigable », « semblable aux immortels, habile à tous les combats » : il y a un moment dans le yoga où l’on n’est pas concerné ni touché par ce qui arrive à l’extérieur, où l’on a établi une harmonie vitale qui empêche les désordres telles les maladies et même la fatigue. Mais cette capacité est plus tard enlevée au chercheur.
Seront tués aussi Iphidamas « une puissante maîtrise », grand et robuste, et Laodamas « la maîtrise de l’être extérieur », car poursuivre une plus grande maîtrise par l’effet de la volonté personnelle n’est plus ce qui est demandé.
Un texte de l’Agenda de Mère et le commentaire de Satprem qui lui est associé peut aider à comprendre la raison de ces « morts ». Mère parle ici du Gourou de Satprem, un maître tantrique qui est désigné sous l’abréviation X : « Mais pour lui, sa conception spirituelle est restée comme ceci : on peut maîtriser la vie (on DOIT la maîtriser) et, dans une certaine mesure, on peut y produire une certaine adaptation aux forces supérieures, mais il n’est pas question de transformation : le monde physique reste le monde physique – il peut être un peu mieux organisé, plus harmonieux, mais il n’est pas question d’autre chose : de divinisation, il n’en est pas question du tout.
Et alors c’est cela qui fait qu’il y a probablement dans son contact avec moi des choses qu’il ne comprend pas parce qu’il ne voit pas : ces désordres physiques, par exemple, lui échappent, parce qu’ils lui semblent incompatibles avec ma réalisation. N’est-ce pas, tant que cette question de transformation n’est pas en jeu, la réalisation que j’ai pu avoir est suffisante pour établir une espèce d’ordre qui est très stable – c’est la réaction contre la volonté transformante qui crée des désordres. » Et Satprem ajoute dans une note en bas de page : « L’étonnement de X soulève un point très capital qui démarque exactement la ligne de séparation entre tous les yogas traditionnels et le yoga nouveau de Sri Aurobindo et de Mère. Pour un tantrique, par exemple, il semble impensable que Mère, avec sa conscience si puissante qui se joue fort bien des lois de la Nature et commande aux éléments (si Elle veut) puisse être soumise à d’absurdes rhumes de cerveau ou à une hémorragie de l’œil, ou même à des désordres plus graves. Pour lui, il suffit d’appuyer du pouce et d’émettre une vibration qui muselle le désordre instantanément – certes, mais pour Mère, il ne s’agit pas de « guérir » un rhume de cerveau par un POUVOIR supérieur qui s’impose à la Matière : il s’agit d’aller à la racine cellulaire et de guérir ou de transformer la source du mal (qui fait aussi bien un rhume de cerveau que la mort, parce que c’est la même racine de désordre). Il ne s’agit pas de s’imposer à la Matière par un « pouvoir », mais de transformer la Matière. C’est le yoga des cellules. »[30]
Selon la tradition, d’autres enfants d’Anténor échappèrent à la mort, tels :
-
- Le divin Agénor « noble, courageux » soutenu et protégé par Apollon qui le retira sain et sauf du combat : la noblesse d’âme et le courage restent des qualités indispensables à la poursuite du chemin et sont protégées par le mental de Lumière.
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- Hélicaon « celui qui décrit une spirale », marié à la plus belle fille de Priam, Laodicé « l’être extérieur qui agit de la juste façon ». Il fut sauvé par Ulysse lors de la prise de Le yoga est en effet un travail d’ascension et d’intégration qui évolue en spirale sur des plans de conscience à la fois de plus en plus élevés et de plus en plus matériels : des victoires de nature semblable doivent donc être remportées dans le mental, puis dans le vital et enfin dans le corps.
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- Glaucos « celui qui travaille pour être lumineux » sauvé comme Hélicaon par Ulysse lors de la prise de Troie.
Anténor, selon l’Iliade, est donc le symbole d’un sage qui travaille à réaliser une union plus totale avec le divin intérieur (Théano) et a vécu une expérience d’immortalité en l’esprit (Cissée « qui est couronnée de lierre »). Il est non seulement le symbole d’un sage qui a acquis une parfaite maîtrise de son être extérieur, car il est selon Homère « très sage », mais aussi celui d’un saint car il est « dompteur de chevaux », celui qui a maîtrisé la force vitale et acquis un surcroît de « pouvoir ».
Mais on a vu que cette réalisation a perdu de son influence avec le temps car avec l’ouverture et la transformation psychique, puis la transformation spirituelle, le mental, même supérieur, n’est plus considéré comme le guide principal dans le yoga.
Les éléments concernant Anténor dans l’Iliade en fait celui des Troyens qui se rapproche le plus des Achéens, à savoir essen-tiellement :
- Il considère Pâris, « le détachement par le renoncement et par la maîtrise imposée d’en haut », comme le plus grand des Troyens.
- Sa femme – donc le but vers lequel il tend – est prêtresse d’Athéna, la déesse qui guide les Achéens « ceux qui sont rassemblés » ou « concentrés » vers un plus grand déve-loppement de l’être intérieur.
- Il a reçu la délégation achéenne chez lui.
- Il représente un mouvement qui dans les hauteurs du mental est le plus capable de discernement.
Tous ces éléments ont conduit certains auteurs anciens à mettre l’accent sur la trahison d’Anténor. Toutefois, ce n’est pas cette tradition tardive que Sri Aurobindo retient – même s’il rappelle de façon ironique les « biens » accumulés par Anténor et sa trahison (vers 265).
Anténor dans Ilion
Sri Aurobindo présente Anténor comme un homme d’état qui participa autrefois à diriger les destinées de Troie mais n’est plus écouté depuis un certain temps déjà, alors que la ville vit les derniers moments de la guerre.
Il le décrit comme un sage au mental lucide (II -115), avec une intuition déjà bien développée (ses paroles sont « inspirées par les dieux »). Il a donc toutes les caractéristiques propres au discernement mental et c’est cet aspect que nous retiendrons.
Cependant, il est possible que Sri Aurobindo ait voulu introduire ici le problème des « Guna » et plus précisément sur leur dépassement ou la tentative de leur dépassement.
Dans le titre même de ce deuxième livre, Sri Aurobindo l’appelle « L’Homme d’État ». Par ailleurs, dans La Synthèse des Yogas, il écrit que « le type achevé de l’homme sattvique est le philosophe, le saint, le sage ; le type de l’homme râdjasique, le chef d’État, le guerrier, l’homme d’action puissant ».[31]
Bien que nous donnions ci-dessous quelques éléments pour la compréhension des guna, nous invitons vivement le lecteur à lire ou relire ce qui concerne les guna dans l’œuvre de Sri Aurobindo :
-
- Dans La Synthèse des Yogas, Le Yoga des Œuvres divines, le chapitre 10 « Les trois modes de la Nature »
-
- Dans La Synthèse des Yogas, Le Yoga de la Perfection de Soi, les chapitres 8 et 9 « La libération de l’esprit » et « La libération de la Nature » dans lequel Sri Aurobindo décrit successivement la libération de l’ego et du désir puis celle des guna et des dualités
-
- Les essais sur la Gîtâ et l’adaptation française faite par Philippe B. Saint-Hilaire Le Yoga de la Bhagavad Gîtâ.
Les trois guna sont les modes essentiels d’énergie de la nature. Ils sont appelés tamas, radjas et sattva.
Tamas est le principe et le pouvoir d’inertie et d’ignorance ou inintelligence ; il dissout ce que les deux autres guna créent et entretiennent.
Radjas, germe de la force et de l’action, crée le jeu de l’énergie. C’est le principe du dynamisme, de la passion, de l’effort, de la lutte et de l’initiative.
Sattva, germe de l’intelligence, entretient le jeu de l’énergie. C’est le principe de l’assimilation, de l’équilibre et de l’harmonie.
Leur emprise la plus puissante se situe respectivement dans chacune des trois parties de notre nature : le corps, le vital et le mental.
Quand ces trois modes ou puissances sont en équilibre, tout est au repos. Il n’y a pas de mouvement. Quand l’équilibre est rompu, les trois guna tombent dans un état d’instabilité et luttent constamment entre eux.
Ces trois principes jouent donc constamment dans notre nature selon des proportions variables selon les moments. L’un des guna est souvent prépondérant chez un individu particulier.
Dans la tradition spirituelle, il était admis que transcender les guna n’était possible que dans un retrait de l’action. Si le chercheur restait actif, il était lié automatiquement à l’action des guna et donc la seule façon de parvenir à une réelle libération spirituelle était de réaliser un état de parfaite quiétude mentale, vitale et physique.
Sri Aurobindo a refusé cette limitation :
« Généralement, la transcendance des guna s’opère par un retrait de l’action de la nature inférieure. (…) C’est peut-être suffisant pour une délivrance quiétiste, mais ce n’est pas suffisant pour la liberté d’une perfection intégrale. (…) Par l’inaction, l’âme est libérée de la nature, mais ce n’est pas une libération de l’âme au sein de la nature, pas une libération parfaite et indépendante, soit dans l’action, soit dans l’inaction.
Dès lors, la question se pose : est-il possible d’obtenir cette autre sorte de libération, et quelle serait la condition de cette liberté parfaite ?
Suivant la conception ordinaire, ce n’est pas possible, parce que toute action appartient aux guna inférieurs et est donc néces-sairement défectueuse, sadôsham, déterminée par le mouvement des guna, par leur inégalité, leur manque d’équilibre, leur conflit instable ; et quand ces guna inégaux s’équilibrent parfaitement, toute action de la Nature cesse et l’âme s’immobilise en sa propre quiétude. »[32]
Si cet état de quiétude est la seule solution pour l’homme mental actuel, il en est tout autrement pour l’homme pleinement spiritualisé car les guna représentent trois pouvoirs essentiels du divin « qui s’unifient dans l’accord parfait de l’action divine. » Tamas devient le calme divin qui est un pouvoir parfait, rajas devient la pure Volonté de l’esprit, et sattva cesse d’être la lumière mentale pour être la lumière indépendante de l’être divin.
Selon Sri Aurobindo, la première nécessité pour transcender les guna est d’abord de se débarrasser de la domination de la nature dans ses modes les plus bas et les plus grossiers en ayant recours au mode le plus élevé de cette nature, le mode sattvique qui cherche toujours une harmonieuse lumière de connaissance et une juste règle d’action. Cela se fait par l’association du yoga de la connaissance et du yoga des œuvres (ou de la volonté). Il s’agit de développer sattva jusqu’à ce que ce guna s’emplisse de lumière, de calme et de bonheur spirituel.
Revenir à la volonté sans désir et se libérer de l’ego – ego qui est la volonté d’existence séparée et indépendante – sont les bases de la libération de l’esprit, mais cette libération est incom-plète tant que n’ont pas été transcendées les guna et les dualités. Car l’ego, repoussé à l’arrière-plan, se maintient même dans la forme la plus accomplie de sattva : il y a toujours un ego dans le saint et le sage.
Car si le chercheur est libre de tout attachement aux fruits de l’action, il peut être attaché à l’œuvre même, soit pour elle-même – et c’est l’essence du lien radjasique -, soit par molle soumission aux impulsions de la nature – et c’est le lien tamasique – soit parce que la chose faite est correcte, juste et par suite attrayante, et c’est la cause du lien sattvique, puissant pour l’homme de vertu ou l’homme de connaissance.
Il n’a pas encore renoncé à l’intelligence en elle-même ni à la maîtrise en elle-même de l’énergie de vie qui conduit à la plus haute vertu ou sainteté.
C’est-à-dire qu’il n’a pas encore réalisé la complète trans-parence où ce n’est plus lui qui agit ; il n’a pas renoncé à l’idée fausse qu’il est l’auteur de ses actes.
Ainsi Anténor serait le représentant de cet attachement non pas aux résultats de son action, mais à l’œuvre elle-même et pour elle-même.
Bien que le yoga s’appuyant sur le mental supérieur et représenté par Anténor ait été rejeté par le chercheur qui, par le mental illuminé et le mental intuitif, cherche l’immersion totale dans le Divin en l’Esprit, cet attachement aux anciennes réalisa-tions se maintiendra jusqu’au renversement du yoga, jusqu’à la destruction de Troie.
Si le premier accomplissement du yoga est de renoncer aux fruits de l’action, le second est de renoncer à l’attachement même à l’action, c’est-à-dire arrêter de se croire l’auteur de ses actes afin d’être un instrument transparent à l’action du divin.
La libération se produit quand l’âme retire son assentiment aux activités de la nature. Lorsque le chercheur est parvenu à une parfaite égalité, le divin peut agir à travers lui librement. Le chercheur devient le témoin de l’action des guna en lui mais sans se laisser entraîner par ses actions.
L’identification avec les modes de la nature étant au départ automatique, c’est par le développement de la conscience témoin que le chercheur parviendra à la transcendance des guna, ce qui permettra un détachement progressif et à terme une parfaite égalité.
Cette conscience témoin attend pour agir les indications de la Volonté supérieure et les intuitions d’une connaissance plus grande et plus lumineuse.
Nous pouvons supposer que Sri Aurobindo reprend à son compte la description d’Anténor dans l’Iliade le présentant comme un sage car il nous dit qu’il est « le plus avisé des orateurs troyens ». Anténor est donc « la voix de la plus haute sagesse » qui pouvait entraîner tout l’être derrière lui. Il serait donc tout d’abord le symbole d’une réalisation sattvique.
Il a aussi été, à l’instar d’Arjuna dans la Bhagavad Gîtâ, un combattant, donc l’image d’un chercheur qui devait harmoniser la vie spirituelle avec la vie dans le monde. Il ne s’agit donc pas d’un sannyasin qui renonce au monde afin de trouver la libération spirituelle, mais d’un chercheur qui a uni la voie des œuvres à celle de la connaissance.
On peut considérer qu’au moment du yoga qui nous con-cerne ici avec les derniers jours de la guerre de Troie, l’aventurier est parvenu à la plus haute réalisation sattvique, à la fin du yoga personnel, mais que toutefois, il ne peut se contenter d’une réalisation personnelle et refuse une libération qui ne serait pas aussi celle de l’humanité toute entière. Aussi, va-t-il utiliser la puissance de rajas en l’associant à sattva afin d’accomplir son svadharma dans le monde, sa mission d’âme.
Sri Aurobindo en parle dans le commentaire du chant XVIII de la Gîtâ, tel que formulé par Philippe B. Saint-Hilaire (Pavitra) dans Le Yoga de la Bhagavad Gîtâ : « Arriver à la forme sattvique du svadharma individuel intérieur, et des œuvres vers lesquelles ce svadharma nous dirige sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection ».
Si l’on essaye de relier ce moment du yoga aux étapes de la triple transformation, on peut considérer que la transformation psychique est accomplie tout en notant que celle-ci ne nécessite pas l’abolition complète de l’ego. La transformation spirituelle est également en partie réalisée mais du fait d’une orientation du yoga vers les hauteurs de l’esprit, une perfection plus grande du mental et du vital ne peut être réalisée tant qu’il n’y a pas eu au moins un début de transformation supramentale. Il faudra tout d’abord le renversement du yoga avec la destruction de Troie puis la purification des profondeurs telle qu’elle sera contée plus tard dans L’Odyssée.
Toutefois, on peut s’étonner qu’ayant réalisé la transforma-tion psychique qui donne la perception du juste, le chercheur soit dans un grand conflit intérieur concernant la voie évolutive à suivre. Sri Aurobindo nous en donne l’explication plus loin (livre 3, vers 6) quand il nous dit que les capacités de perception psychique de ce qui est juste, incarnées par Laocoon, ont été « obscurcies » par les nécessités évolutives, car Laocoon est « le voyant d’Apollon obscurci par le destin ». Il y a donc des forces cosmiques qui peuvent obscurcir à des moments particuliers du yoga les indications du mental de Lumière lui-même tant qu’il n’est pas complètement établi.
Anténor se leva calmement de son siège à la manière d’un lutteur,
Dompteur dans la cage aux lions, mesurant du regard les monstres splendides
À la crinière fauve, – et il sait que si son courage vacille,
Si son œil se trouble, ou que ses nerfs soient attaqués à l’improviste par les dieux qui sont hostiles,
La mort s’élancera sur lui, là, dans l’arène bondée et impuissante.
Avec le discours d’Anténor va donc être développé le point de vue de la sagesse sattvique qui fut associée à la plus haute réalisation radjasique (c’est un homme d’état), de ce qui a permis la réalisation de cette « condition préliminaire de la perfection ».
En comparant Anténor à un dompteur entrant dans la cage aux lions, Sri Aurobindo fait état des qualités du chercheur qui ont été développées à un très haut niveau : maîtrise vitale (dompteur), courage, calme ou égalité que n’ébranle aucun évènement extérieur et qui permet une juste évaluation de la situation (mesurant du regard les monstres splendides), capacité de concentration. Il sait que les forces auxquelles il s’adresse sont fondées sur des capacités intuitives (monstres à la crinière fauve).
Il connaît les dangers encourus dans le yoga si des éléments essentiels de la sâdhanâ lui font défaut :
-
- « si son courage vacille», le courage étant l’une des nécessités de base pour entreprendre le yoga. Toutefois, même Sri Aurobindo a admis devant la difficulté de son yoga qu’il ne l’aurait peut-être pas entrepris s’il en avait connu par avance les difficultés
-
- « si son œil se trouble », c’est-à-dire si son discernement est voilé ou si sa capacité de « vision » de ce qui est derrière les apparences s’amoindrit, car il est déjà en partie un « voyant »
-
- « si ses nerfs sont attaqués à l’improviste par les dieux qui sont hostiles » :
Ce dernier vers nous évoque ce que dit Mère de la dernière des trois catégories d’épreuves auxquelles sont soumis les cher-cheurs : les épreuves que font passer les forces adverses qui peuvent nous prendre par surprise.
« Le yoga intégral est constitué d’une série ininterrompue d’examens que l’on doit passer sans en être au préalable prévenu, ce qui vous met dans l’obligation d’être toujours vigilant et attentif.
Trois groupes d’examinateurs font passer ces épreuves. En apparence, ils n’ont rien à voir les uns avec les autres et leurs procédés sont si différents, parfois même ils semblent si contradictoires, qu’ils ne paraissent pas pouvoir tendre au même but, et pourtant ils se complètent l’un l’autre, ils collaborent au même but et sont indispensables à l’intégralité du résultat.
Ces trois catégories d’examens sont : ceux que font passer les forces de la Nature ; ceux que font passer les forces spirituelles et divines ; et ceux que font passer les forces hostiles. Ces derniers sont les plus trompeurs dans leur apparence et, pour ne pas être pris par surprise et non préparé, cela exige un constant état de vigilance, de sincérité et d’humilité.
Les circonstances les plus banales, les événements de la vie de chaque jour, les personnes, les choses en apparence les plus insignifiantes, appartiennent tous à l’une ou l’autre de ces trois catégories d’examinateurs. Dans cette grande et complexe organi-sation d’épreuves, ce sont les événements généralement considérés comme les plus importants de la vie qui constituent les examens les plus faciles à passer car ils vous trouvent sur vos gardes et préparés. On trébuche plus facilement sur les petits cailloux du chemin parce qu’ils n’attirent pas l’attention.
Endurance et plasticité, bonne humeur et intrépidité sont les qualités plus spécialement requises pour les examens de la Nature physique.
Aspiration, confiance, idéalisme, enthousiasme et générosité dans le don de soi, pour les examens spirituels.
Vigilance, sincérité et humilité pour les examens provenant des forces adverses. »[33]
Sans crainte Anténor se leva, et une rumeur monta dans l’assemblée, 200
Cruelle et menaçante, rauque comme la voix de la mer sur les galets ;
Des coups de sifflet percèrent à travers le grondement, et un homme cria à un autre :
« Voilà qu’il va parler de paix, lui qui a englouti l’or de l’Achaïe !
Quels eunuques, les gens de Troie, pour supporter qu’Anténor se lève
Impunément sur l’agora. N’y a-t-il plus de pierres dans la cité ?
Sans doute l’acier se fait rare, sur la terre où peut prospérer un traître. »
Calme comme un dieu ou un sommet montagneux, Anténor se tenait debout dans le vacarme.
À ce stade du yoga, le chercheur a déjà largement maîtrisé la peur (Sans crainte Anténor se leva). Cependant, il est conscient que l’accomplissement sattvique ne reçoit plus la même adhésion des parties de l’être qui n’ont pas été transformées et suivent ce qui les conduit dans un esprit de séparation esprit/matière (une rumeur monta dans l’assemblée cruelle et menaçante).
Lorsque rajas ne supporte plus sattva, il y a un déséquilibre des guna dans l’être au profit de tamas, la force d’inertie, et l’influence sattvique tend vers un retrait de l’action (Voilà qu’il va parler de paix).
C’est une accusation mensongère qui est proférée par ces parties : les effets de la concentration n’auraient été profitables qu’à l’intelligence discernante (lui qui a englouti l’or de l’Achaïe). Les Achéens, rappelons-le, désignent en effet dans L’Iliade la coalition rassemblée sous la direction d’Agamemnon devant Troie, sym-bolisant ce qui travaille au rassemblement de tout l’être, à la « concentration » de la conscience mentale (le nom Achaïe est en effet construit autour des lettre grecque Khi Χ, et Iota Ι).
Ce qui, dans le chercheur, veut poursuivre le yoga dans la séparation esprit/matière rejette violemment toute possibilité de transiger (Quels eunuques, les gens de Troie…).
La trahison dont Anténor est accusé dans les vers suivants fait référence au fait qu’il avait accueilli la délégation achéenne venue à Troie demander la restitution d’Hélène et avait alors conseillé aux troyens d’agir selon leur demande (sur la terre où peut prospérer un traître). Nous avons vu toutefois qu’Anténor représente le yoga qui a fondé Troie et ne séparait pas alors l’esprit de la matière. Pour lui, rendre Hélène est alors une évidence.
La réalisation de chef d’état que nous avons décrite ci-dessus a permis dans le chercheur l’établissement d’une vaste paix en l’esprit, car Anténor est comparé à un dieu ou à un sommet montagneux – un résident des hauteurs de l’esprit (Calme comme un dieu ou un sommet montagneux).
Mais alors qu’il regardait, le souvenir gagna son âme, obscurcissant sa vision ;
Car il voyait son passé, et l’agora comble qui applaudissait,
Passionnée, remplie de joie pendant les discours d’Anténor au peuple, 210
Troie qu’il aimait, et sa patrie fière de son homme d’État éloquent.
Ses yeux furent noyés de larmes, et il serra le bâton qu’il tenait,
Puis, levés, ils affrontèrent le tumulte, mélancoliques et émotionnants,
Conquérant les cœurs des hommes par l’adversité dont ils portaient la marque avec une douceur attristée.
Le chercheur fait un retour sur son passé qui montre que, même s’il est détaché des résultats, il n’est pas encore pleinement détaché de l’œuvre elle-même, pour elle-même, car il pleure sur les moments de sa vie où le discernement mental pouvait organiser et gouverner le yoga avec l’accord de tout l’être, sur ses souvenirs d’une capacité d’expression soutenue par tout l’être. Mais il ne fuit pas la situation (ses yeux affrontèrent pleinement le tumulte).
Dans les derniers vers de ce passage figurent des paradoxes ou oxymores : mélancoliques et émotionnants (mournful and thrilling), et douceur attristée (sorrowful sweetness). Ils nous évoquent le combat des Dioscures, les fils de Zeus – Castor « la puissance que confère la maîtrise » et Pollux « celui qui est tout à fait doux » – contre leurs cousins Idas « la vision d’ensemble » et Lyncée « la vision de détail ».
Ce combat eut lieu avant la guerre de Troie sur les hauteurs du mont Taygète, soit sur les hauteurs du plan du mental intuitif. Rappelons que l’enjeu de la guerre de Troie est de discerner quel est le meilleur chemin pour parvenir à la plus grande liberté sur ce plan : celui de la poursuite du yoga dans la séparation esprit/matière ou bien celui de la purification des profondeurs alliée à l’aspiration.
Castor et Pollux sont les frères d’Hélène et Clytemnestre ; Idas et Lyncée sont leurs cousins. Seul Pollux « celui qui est tout à fait doux » ou « la compassion » survécut au combat. Pollux fut emmené par Zeus dans les cieux mais refusa l’immortalité que Zeus voulait lui donner alors que son frère Castor gisait sur la terre. Zeus leur accorda alors à tous deux de vivre en alternance un jour sur deux parmi les dieux et parmi les mortels.
Dans la version de Pindare, seul Pollux est fils de Zeus. Il est donc le seul à être le résultat d’une impulsion du surmental. Idas et Lyncée représentent des capacités du mental intuitif. Tous appartiennent encore à la dualité et sont donc « mortels ».
Zeus veut rendre Pollux immortel, soit une réalisation défini-tive du surmental. Mais le chercheur a encore besoin de combattre dans l’incarnation, d’où la requête de Pollux que Zeus satisfait en permettant aux deux frères d’être à tour de rôle au ciel et sur la terre, entre le supraconscient et le conscient. Puissance et douceur pourront alors être utilisées alternativement dans le yoga.
C’est donc un moment où le chercheur pose la compassion comme la seule nécessité majeure à ce moment du chemin mais où il peut encore utiliser la force que confère la maîtrise (Castor). Ses facultés de discernement et de vision aussi bien dans les détails (Lyncée) que de façon globale (Idas) changent cependant de plan car elles doivent désormais provenir non plus du mental mais du corps.
C’est donc une puissante liaison entre le surmental et la conscience de veille qui est alors établie, permettant l’action à la fois de la force et de la compassion, action dont la source puise dans la lumière surmentale.
Ce combat des Dioscures contre les Apharétides eut lieu avant la guerre de Troie, c’est-à-dire au temps de la gloire d’Anténor, avant que la vision de l’aventurier ne s’obscurcisse pour des raisons évolutives supérieures et que les formes et pratiques qui furent le socle de cette spiritualité ancienne ne disparaissent.
C’est donc en tant qu’héritier des fondateurs de cette spiritualité ancienne, représentant de la plus haute sagesse et sainteté possibles dans cette voie, qu’Anténor va parler.
« Peuple d’Ilion, sang de mon sang, ô race d’Anténor,
Dusses-tu m’abattre, je m’expliquerai une fois ; qui voudrait, en effet, se dérober à la destruction
En sachant que bientôt, de sa cité et de sa nation, de sa maison et des êtres qui lui sont chers
Il ne restera qu’un lit de cendres piétinées ? Athéna,
Tué aujourd’hui, puissé-je rejoindre les âmes victorieuses de nos pères,
Au lieu d’être gardé en vie pour l’angoisse et les pleurs sans remède ! 220
J’énoncerai pourtant la parole que les dieux ont insufflée à mon esprit,
Et je m’efforcerai, cette dernière fois, de sauver les partants pour la mort. Quels sont ceux qui vocifèrent :
Ne l’écoutez pas, l’or des Grecs a acheté ses paroles, et sa gorge est maudite ?
Troie que mes conseils firent grande, as-tu entendu ce rugissement de leur frénésie
Qui déchire ton sein antique ?
L’ensemble de la réalisation troyenne est issu de cette com-binaison de sagesse sattvique associée à la plus haute réalisation radjasique. C’est pourquoi Anténor peut s’adresser au peuple d’Ilion en ces termes : Peuple d’Ilion, sang de mon sang, ô race d’Anténor.
Se manifeste dans le chercheur un ultime sursaut pour utiliser ses plus hautes facultés mentales pour résoudre le difficile dilemme auquel il est confronté : le sauvetage des formes – des pratiques de yoga – et des réalisations qui l’ont conduit à la libération en l’esprit ou bien l’acceptation de leur disparition.
À l’instar d’Arjuna qui a un puissant mouvement de recul lorsqu’il lui faut affronter et peut-être tuer des membres de sa famille, Anténor se refuse à voir sa cité anéantie – la structure des méthodes du yoga – sans avoir tout tenté pour la sauver. Dans le rapprochement qui peut être fait entre Anténor et Arjuna, on peut aussi noter que des cinq frères Pandavas, l’aîné Yudhishthira était le plus vertueux et le plus pur, sattvique ; le second, Bhima, le plus fort, radjasique, alors qu’en Arjuna, le troisième frère, s’équilibraient la pureté et la force, sattva et rajas.
Cette partie de l’aventurier annonce que rien ne lui sert de conserver sagesse et sainteté si les formes dans lesquelles elles peuvent s’exprimer disparaissent (qui voudrait, en effet, se dérober à la destruction en sachant que bientôt, de sa cité et de sa nation, de sa maison et des êtres qui lui sont chers il ne restera qu’un lit de cendres piétinées ?)
Une dernière fois, cette partie du chercheur prenant à témoins son maître intérieur – Athéna, la force spirituelle liée à la plus haute sagesse qui l’a conduit à la maîtrise et à la transformation psychique –, il annonce que ce qu’il va dire résulte d’une intuition supérieure issue du surmental : il va tenter de convaincre le reste de l’être de sauver ce qui peut encore l’être, afin que tout ne soit pas détruit des anciennes formes et des anciens yogas dans ce grand renversement (J’énoncerai pourtant la parole que les dieux ont insufflée à mon esprit et je m’efforcerai, cette dernière fois, de sauver les partants pour la mort).
L’aventurier de la conscience ne comprend pas cette partie de sa conscience qui se dresse contre l’ancien et lui reproche de se fourvoyer en raison des capacités ou pouvoirs gagnés par la concentration (les Achéens) (Quels sont ceux qui vocifèrent : ne l’écoutez pas, l’or des Grecs a acheté ses paroles, et sa gorge est maudite ?)
Cette voix dont se détourne le ciel, est-ce la tienne, ma mère ?
O ma patrie, ô ma créatrice, terre de mes nostalgies !
Terre où nos pères demeurent, impérissables dans leurs cendres sacrées,
Où les temples, qui se souviennent, abritent les sanctuaires de nos dieux
Et les autels purs où nous adorâmes, – où les enfants superbes, les femmes divines
Et les hommes de notre nation nous sourient quand nous passons ! O terre où notre enfance 230
Joua aux pieds d’une mère parmi les arbres et les collines de notre campagne,
Où notre âge viril peina plein d’espoir, et où notre jeunesse avait fait ses recherches en quête de la divinité,
Tu réserves à notre vieillesse le repos, entouré de l’amour et de la vénération des nôtres,
Et nos restes dormiront en silence avec la cité gardienne de nos cendres !
Terre qui as nourri nos parents, et qui nous as donné notre progéniture,
Sol qui créa notre race là même où, allaités au sein de la nature,
Nos enfants vivront heureux dans les demeures légendaires de leurs pères,
Ames que nos âmes ont marquées de leur empreinte, aimables formes de nous-mêmes quand nous périssons !
T’ont-ils malgré tout, une seule fois, vue avec leur cœur, ont-ils jamais rêvé de toi,
Ceux qui renient ton esprit et font de ton seul nom une idole, 240
Haïssant tes fils fidèles et le culte de ton antique idéal !
Troie est alors comparée à la mère, à la matrice, du fait que cette structure de yoga a permis la croissance dans le mental illuminé et les premiers pas dans le mental intuitif. Aussi Anténor l’appelle-t-il « ma mère » (Cette voix dont se détourne le ciel, est-ce la tienne, ma mère ? O ma patrie, ô ma créatrice, terre de mes nostalgies !).
L’aventurier se remémore alors le chemin parcouru et les efforts immenses effectués en vue de cette réalisation de la libération de l’Esprit (Terre où nos pères demeurent…). Les plus belles formes ou disciplines du yoga ont même conservé le souvenir de cette évolution (les temples, qui se souviennent) et des adorations passées.
Il y a une reconnaissance du travail accompli par les nouvelles émergences (les enfants superbes), les grandes réalisations (les femmes divines) et ce qui œuvre encore dans cette voie spirituelle (Et les hommes de notre nation nous sourient quand nous passons).
Les débuts du chemin sont comparés à une enfance joyeuse. Puis la jeunesse est assimilée à la période de la quête du chemin (où notre jeunesse avait fait ses recherches en quête de la divinité), et la maturité à une ascèse plus ardue mais remplie de l’espoir de la réalisation de la libération de l’esprit (Où notre âge viril peina plein d’espoir). Enfin, les accomplissements seront reconnus par l’être entier (Tu réserves à notre vieillesse le repos, entouré de l’amour et de la vénération des nôtres) et de nouvelles réalisations pourront apparaître sur ces bases solides (Et nos restes dormiront en silence avec la cité gardienne de nos cendres ! (…) Nos enfants vivront heureux dans les demeures légendaires de leurs pères, âmes que nos âmes ont marquées de leur empreinte, aimables formes de nous-mêmes quand nous périssons !).
Cette sagesse voit que le mouvement qui s’entête à refuser une plus grande purification de la nature, au moins temporaire-ment, a oublié les bases sur lesquelles ont été établies les anciens yogas parmi lesquelles la perception psychique et l’aspiration (T’ont-ils malgré tout, une seule fois, vue avec leur cœur, ont-ils jamais rêvé de toi).
Ce mouvement de l’être s’accroche à la seule réalisation de la libération de l’esprit (Ilion) et en fait un but exclusif (Ceux qui renient ton esprit et font de ton seul nom une idole) rejetant la possibilité d’une amélioration de l’homme qui était pourtant l’idéal lorsque le chercheur s’est mis en chemin (Haïssant tes fils fidèles et le culte de ton antique idéal !).
Ce qui est fustigé ici par la bouche d’Anténor, c’est « Le refus de l’ascète », une révolte de l’Esprit contre la Matière, tel que Sri Aurobindo en parle au début de La Vie divine, au Chapitre 3 : pour pratiquement toutes les spiritualités postérieures au Bouddhisme, « la robe de l’ascète est l’aboutissement final de la vie ». Tout le monde, en Orient comme en Occident, fut d’accord pour dire que le royaume des cieux ne saurait exister en ce monde de dualités. Mais initialement, Troie fut bâtie aux pieds de l’Ida, la montagne de l’unité. Il s’est donc produit une déviation avec le temps, qui est illustrée par les parjures de Laomédon. Malgré le sursaut effectué avec Priam « le racheté », la spiritualité devait s’engager encore plus profondément dans la séparation et prôner le renoncement comme la seule voie vers le Divin. Et ce qui fut vécu sur le plan des peuples est un processus que doit retraverser le chercheur de vérité. Il doit aller au-delà de l’expé-rience de l’illusion du monde faite lorsqu’il franchit les portes du Soi et pénètre dans la réalité du Silence de l’Absolu qu’il expérimente alors comme la seule réalité.
Par la voix d’Anténor, le chercheur va tenter d’éveiller à une Réalité plus vaste les parties de l’être passées sous cette influence séparatrice, non seulement une vérité dans la hauteur, mais aussi « dans toute son étendue et toute son intégralité ».
Comme on peut le lire dans la Bhagavad Gîta, Chant 3 Strophe 4 « Ce n’est pas en s’abstenant des œuvres que l’homme atteint le non-agir (un état où l’on n’est pas affecté par l’action que l’on fait), ni par le renoncement (à la vie dans le monde et aux œuvres) qu’il parvient à la perfection. ».
En résumé, on peut dire que si Anténor participe du mouve-ment d’ascension vers les hauteurs de l’esprit, ce n’est pas tant par adhésion à la volonté de séparation esprit/matière et sa conséquence, le refus de l’ascète, que par adhésion à une spiritualité de l’esprit qui ne croit pas à la transformation des plans inférieurs du vital et à celle du corps. C’est pour cette dernière raison qu’il va préconiser de transiger temporairement, persuadé que le mouvement conduit par l’aspiration, le rassemblement de l’être et la purification des profondeurs n’aura qu’un temps.
Éveille-toi, ô ma mère divine, rappelle-toi tes dieux et ta sagesse,
Impose le silence aux langues qui te dégradent, aux prophètes qui profanent ta divinité.
lnsensés, de croire qu’un homme qui a offert sa vie pour sa patrie,
Qui l’a servie en parole et en acte, et l’a adorée à coups de victoires et de triomphes,
Pourrait jamais penser à asservir son sein au talon d’un ennemi !
A coup sûr les salles d’Anténor sont vides, dans le marché il demande l’aumône
Aux étrangers, tenant par la main ses fils et les enfants de ses fils
Et exhibant ses haillons, s’il a si cruellement besoin de l’or argien !
Vous qui exigez une réponse quand Laocoon rabaisse Anténor, 250
Faites donc taire le tumulte de votre faiblesse, tendez l’oreille vers le passé et le lointain.
Champs de bataille à jamais fameux, à mon appel répondez pour moi,
Champs des grands que faucha le tranchant de mon glaive, Chersonèse conquise,
Thrace et ses neiges où nous nous battîmes sur les fleuves gelés et fûmes vainqueurs
Alors qu’ils n’étaient pas nés, ceux qui font maintenant vos délices et sont vos chefs.
Faites réponse, vous colonnes d’Ilos, en ce lieu ou mes avis
Rendirent Troie plus puissante, la guidant à bon port à travers les heurts avec ses ennemis.
Avant de procéder à une sorte de récapitulation de l’évolu-tion passée, le chercheur tente de se réassurer dans son chemin de yoga, énonçant qu’il n’est pas question d’abandonner les acquis en matière de sagesse et de sainteté au profit d’une voie qui n’a pas encore fait ses preuves (lnsensés, de croire qu’un homme qui a offert sa vie pour sa patrie, (…) pourrait jamais penser à asservir son sein au talon d’un ennemi !).
En jouant de l’ironie, il affirme que ses propres capacités, maîtrises et pouvoirs acquis par le yoga lui suffisent et qu’il n’a pas besoin de ceux que l’on obtient par davantage de purification (il n’a pas besoin de l’or argien).
Il appelle alors à se remémorer le chemin parcouru afin de contrer les intuitions ou visions issues du mental de lumière qui ont été « assombries », celles de Laocoon « le voyant d’Apollon obscurci par le destin ». (Vous qui exigez une réponse quand Laocoon rabaisse Anténor (…) tendez l’oreille vers le passé et le lointain).
Il rappelle tout d’abord la conquête de la Chersonèse. Il s’agit ou bien de la Chersonèse de Thrace (péninsule de Gallipoli) ou de la Chersonèse Taurique (aujourd’hui la Crimée), presqu’île située au nord de la Mer Noire. Le nom Chersonèse signifie « île solide » ou « presqu’île ». Dans les deux cas, il s’agit d’une extension des terres sous domination troyenne, et donc d’une maîtrise accrue.
Puis Anténor mentionne les anciennes luttes de yoga où l’aventurier dut se battre contre les excès du renoncement et les ascèses rigoureuses et parfois excessives liées au « refus de l’ascète ». La terre de l’ascèse est la Thrace et la lutte contre les excès fait l’objet de l’un des travaux d’Héraclès « Les juments de Diomède ». L’excès de renonciation et de dépouillement conduit l’être dans des régions où la vie est amputée d’une très grande partie de ses possibilités d’expression, réduite à son minimum, et donc orientée vers l’immobilité et la rigidité du froid et de la glace (Thrace et ses neiges où nous nous battîmes sur les fleuves gelés et fûmes vainqueurs). Tout cela se passait à des époques anciennes du yoga, (Alors qu’ils n’étaient pas nés, ceux qui font maintenant vos délices et sont vos chefs), en un temps où la sagesse discernante dirigeait le yoga (mes avis rendirent Troie plus puissante, la guidant à bon port à travers les heurts avec ses ennemis).
De l’or ! J’en ai tout un monceau, je suis riche des dépouilles de ceux qui vous haïssent.
Ce sont vos pères, aujourd’hui morts, qui m’ont donné en récompense cette richesse,
Aujourd’hui ma flétrissure, – oui, vos pères, qui, eux, ne voyaient pas les Grecs autour de leurs remparts : 260
Ils n’étaient pas parqués dans les murs d’Apollon par une race arrogante,
Ils ne virent pas Hector abattu et Troïlos traîné par ses coursiers.
Loin ils chevauchaient par-delà le Jaxartès courroucé ; ébranlée, l’Achaïe
Qui maintenant crie à vos portes et conquiert, adorait, prosternée, votre force
Au temps où Anténor, ce vieil homme, ce traître, guidait Troie,
Lui, et non pas Laocoon, que dis-je, pas même Pâris ni Hector.
L’or dont il est question ici symbolise des capacités ou pou-voirs acquis par la purification du mental, car dans le volume 3, vers 294, Sri Aurobindo indique que c’est un or Argien.
L’aventurier assure que ces capacités et pouvoirs, il les a reçus des travaux de yoga faits précédemment, lorsqu’il n’était pas encore question d’une réorientation du yoga (vos pères, qui, eux, ne voyaient pas les Grecs autour de leurs remparts).
Ce qui dirigeait l’ouverture vers les hauteurs de l’esprit dans un certain équilibre n’avait pas disparu (Hector n’était pas mort).
Le fleuve Jaxartès (actuel Syr Daria) est situé au nord du fleuve Oxus et se jette comme lui dans le lac Oxien (actuelle mer d’Aral). Ce fleuve marque donc un courant de conscience énergie situé le plus au Nord et à l’Est de la vaste Grèce, indiquant la conquête la plus avancée du yoga. Comme les noms Oxus et Jaxartès sont construits autour de la lettre Xi (Ξ) il s’agit proba-blement d’expériences de l’identité esprit/matière : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas… » comme le proclame la Table d’Émeraude (Loin ils chevauchaient par-delà le Jaxartès).
Dans cette phase précédente du yoga, ce qui maintenant prône le rassemblement de tout l’être pour une plus grande liberté (les Achéens), reconnaissait la supériorité du yoga qui s’élançait vers les hauteurs de l’esprit (l’Achaïe qui maintenant crie à vos portes et conquiert, adorait, prosternée, votre force). À ce moment-là, ce n’était ni l’intuition de l’action juste (Laocoon), ni le détachement par le renoncement et par la maîtrise imposée d’en haut (Pâris), ni même l’ouverture équilibrée de la conscience vers les hauteurs de l’esprit (Hector) qui étaient prépondérants dans le yoga, mais le yoga de la connaissance au sens large tel que le définit Sri Aurobindo dans la Synthèse des Yogas, incluant les trois voies des œuvres divines, de la dévotion et de la connai-ssance, et conduisant à la sagesse et à la sainteté (Anténor).
Mais j’ai changé, me voici devenu un homme avare de son sang et de son trésor,
Égoïste, glacé, tel que les vieillards paraissent aux jeunes et aux obstinés,
Conseillant la sécurité et le bien-être, et non l’ardeur des décisions nobles.
Venez donc voir dans ma maison, elle qui jadis résonnait de voix. 270
Des fils que les dieux très-hauts m’enviaient peuplaient les salles maintenant muettes.
Où sont-ils à présent ? Ils sont morts, leurs voix se voilent dans l’Hadès,
Tombés en abattant l’ennemi dans une guerre entre le péché et les Furies.
En silence ils partirent au combat, mourir pour leur pays sans laisser de regrets,
Mourir, ils le savaient, pour rien. Garderai-je à présent les derniers qui restent,
Épargnant leur sang pour que ma maison puisse durer ? En est-il un seul à Troie
Qui se rue en tête de la mêlée et devance les fils d’Anténor ?
Que celui-là se lève et parle, qu’il le proclame et me fasse taire.
L’aventurier se place alors du point de vue de ce qui domine le yoga de l’esprit dans cette nouvelle phase, et peut considérer les anciens yogas et réalisations comme des choses du passé, figées, hors du mouvement de la vie et de l’adaptation au mouvement du devenir qui demande parfois des remises en question ou des transformations radicales.
Pour défendre sa position, Anténor rappelle les nombreux sacrifices qu’il a déjà acceptés, à savoir l’annulation des nouveaux développements des anciens yogas dans le domaine du discerne-ment mental incarnés par ses fils morts au combat.
Nous avons longuement parlé des Furies ou Érinyes dans le Tome 1. Rappelons que ce sont des forces apparues avec la manifestation, avant même la création. Elles sont issues des « éclaboussures » qui jaillirent de la blessure d’Ouranos à la suite de sa castration. Ce sont donc des forces issues de « l’essence » de la puissance de l’Esprit, sa partie vivifiante et créatrice. Elles remettent l’homme sur le chemin juste de l’évolution lorsqu’il s’en détourne, soit du fait de « parjures » qui concernent ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est fixée en cette vie, soit par les « crimes familiaux ». Ces crimes brisent ce qui lie le chercheur à son origine divine (les parents) ou interrompent ce qui en lui demande à se développer (les enfants).
Cette sagesse considère donc que l’un des camps (les Achéens) est soutenu par des forces d’origine divine inflexibles qui doivent remettre l’aventurier dans le droit chemin et que l’autre camp (les Troyens), est dans une déviance et donc dans le péché du fait des parjures de Laomédon (Ses fils Tombés en abattant l’ennemi dans une guerre entre le péché et les Furies).
Ces nouvelles progressions dans la sagesse discernante ont été annulées sans que l’aventurier en ait tiré aucun profit et sans même qu’il ait quelque regret de leur disparition (En silence ils partirent au combat, mourir pour leur pays sans laisser de regrets, mourir, ils le savaient, pour rien.).
L’aventurier souhaite cependant conserver les derniers développements de ce yoga du discernement, argumentant que ce sont les meilleurs remparts contre la totale destruction des réalisations et pratiques de l’ancien yoga (En est-il un seul à Troie qui se rue en tête de la mêlée et devance les fils d’Anténor ?).
Lourde est à mon cœur cette guerre que vous chérissez, et je vous tiens pour des fous
Condamnés par les dieux, abandonnés par Pallas, et tourmentés par Héra. 280
Qui ne déteste voir son œuvre détruite par les insensés ?
Qui ne pleurerait à la vue de Laocoon ruinant Troie,
Pâris condamné avec sa beauté, Enée victime de sa valeur ?
Cette plus haute sagesse considère que sont « insensés » les mouvements de l’être qui cherchent à maintenir les anciennes formes du yoga en s’opposant, quoiqu’il en coûte, à un autre mouvement intérieur qui est juste, car soutenu par les forces de l’esprit. Ni les forces spirituelles supérieures, ni la force qui veille à la croissance intérieure de l’homme (Pallas-Athéna), ni même celle qui veille au juste mouvement de l’évolution (Héra) ne leur apportent plus leur soutien.
Cette partie de l’aventurier se rebelle et se lamente devant ce qu’il pressent, le renversement du yoga avec abandon de toutes les anciennes disciplines (la chute de Troie). Ceci laisserait entendre que l’aventurier n’a pas encore réalisé une parfaite égalité. Car, comme le dit Sri Aurobindo dans son commentaire de la Bhagavad Gîta « l’ego est là, caché dans le mental du saint comme dans celui du pécheur »[34]. Cette partie sait que « l’intuition » n’est pas fiable (Laocoon). Elle sait aussi que certaines réalisations tel le détachement par le renoncement et par la maîtrise imposée d’en haut qui étaient dans la vérité évolutive devront disparaître (car Pâris est aussi Alexandre, celui qui rejette son humanité : Pâris condamné avec sa beauté). Elle sait enfin que l’évolution vers l’amour sera condamnée malgré sa valeur (Énée victime de sa valeur).
Il vous reste encore à apprendre que les dieux très-hauts voient et se souviennent,
Vous vous figurez encore que peu leur importe si sur terre est exercée la justice ou l’oppression !
Heureux de vivre, vous avez encore de l’ambition, tout en outrageant l’homme et les immortels !
En vain les sables du Temps sont jonchés des ruines des empires,
Signes que les dieux ont laissés, en vain ! Car ils cherchent une nation,
Une qui puisse se vaincre elle-même après avoir vaincu le monde, mais ils n’en trouvent aucune.
Personne n’a été capable de contenir tous les dieux dans son sein sans tituber, 290
Toutes se sont enivrées de la force et sont descendues en Enfer et auprès d’Atè.
« Toutes ont été poussées de leurs cimes », disent les sots, « nous, nous vivrons, et à jamais.
Nous sommes Le Peuple enfin, les enfants, les favoris ;
À nous, nous seuls, tout est permis. » Eux aussi descendent dans le silence,
La mort réceptionne leurs espoirs, et le vide, les remue-ménages de leur action.
Cette haute connaissance, tout en restant accrochée aux anciens yogas, voit clairement le problème auquel se heurte l’aventurier.
Elle voit qu’une partie du chercheur n’a pas encore assimilé le processus évolutif qui est fait d’ascensions suivies d’intégrations ou purifications des couches symétriques dans les profondeurs évolutives. Dans l’homme ordinaire, ce processus est gouverné par les forces du surmental qui veillent à ce qu’il suive la loi évolutive divine et qui redressent ce qui va à l’encontre de cette loi (Il vous reste encore à apprendre que les dieux très-hauts voient et se souviennent, vous vous figurez encore que peu leur importe si sur terre est exercée la justice ou l’oppression !).
Cette connaissance voit que cette partie de l’être est même inconsciente du tort qu’elle inflige au bon déroulement du yoga et de la spiritualité (Heureux de vivre, vous avez encore de l’ambition, tout en outrageant l’homme et les immortels !).
Dans les vers qui suivent, Sri Aurobindo expose la raison fondamentale du nécessaire changement d’orientation du yoga, c’est-à-dire la justification de la guerre de Troie.
Les anciens yogas, considérant la vie divine sur terre comme une illusion ou une impossibilité, et ne cherchant qu’à la fuir dans le Nirvana qui est une annihilation (ou les Nirvanas car, selon Mère, il y a un Nirvana, un Néant, derrière chaque plan), ne se souciaient pas de purifier les couches profondes subconscientes du vital et du corps. La sagesse et la sainteté leurs paraissaient des accom-plissements suffisants. Mais, nous dit Sri Aurobindo, il y a encore un ego caché dans le saint et le sage. Aussi, lorsque le chercheur s’aventurait dans les hautes couches du mental, celles du surmental qui est le royaume des dieux, et tirait les forces correspondantes, il n’était pas capable de résister aux forces qui descendaient en lui et soulevaient les passions et les instincts non maîtrisés du fait d’un manque de purification de sa nature vitale profonde. Il s’enivrait des forces reçues mais succombait à l’orgueil, au pouvoir, à l’argent ou au sexe ou à tout autre puissance similaire.
Anténor commence donc par rappeler que de nombreuses spiritualités du passé ont échoué de ce fait. Sur le plan individuel, le chercheur peut regarder en lui là où par le passé un manque d’humilité, de consécration et de purification l’a fait dévier du droit chemin, annihilant de magnifiques réalisations. (En vain les sables du Temps sont jonchés des ruines des empires, signes que les dieux ont laissés, en vain !)
Puis il nous dit que les mondes de l’esprit attendent un homme (un groupe d’hommes ou même l’humanité) qui puisse vaincre totalement son ego, c’est-à-dire la conscience d’être séparé, jusque dans les profondeurs du vital.
En effet, la maîtrise de l’être extérieur est une première nécessité réalisée entre autres choses grâce à l’ego. C’est la déesse Athéna, le maître intérieur, qui aide à cette réalisation, comme exprimé par Sri Aurobindo dans le Prologue de Perseus the deliverer :
« Moi le Tout-Puissant m’a créé de Son être pour conduire et discipliner l’esprit immortel en l’homme jusqu’à ce qu’il ordonne et maîtrise parfaitement tout son être extérieur. »
Me the Omnipotent
Made from His being to lead and discipline
The immortal spirit of man, till it attain
To order and magnificent mastery
Of all his outward world.
Mais il faut ensuite pouvoir annihiler totalement cet ego dans une parfaite humilité et une totale consécration (surrender) au divin (Car ils cherchent une nation, une qui puisse se vaincre elle-même après avoir vaincu le monde, mais ils n’en trouvent aucune.)
C’est seulement à cette condition que l’homme pourra intégrer sans fléchir les forces du surmental (Personne n’a été capable de contenir tous les dieux dans son sein sans tituber).
Sri Aurobindo précise ensuite en quoi ils ont « titubé ». Les forces du surmental qui descendent dans un être non purifié, non seulement lui donnent un sentiment de puissance enivrante, mais aussi se précipitent sur les parties non purifiées et les exaltent : orgueil, pouvoir, sexe, etc. (Toutes se sont enivrées de la force et sont descendues en Enfer et auprès d’Atè). L’Enfer représente les royaumes de l’ignorance et de l’inconscience ou règnent les forces opposées à l’évolution divine, et Até, la déesse qui incarne l’erreur de la fuite dans l’esprit liée au rejet de la matière, est sans doute associée ici à l’orgueil spirituel et aux erreurs de vision qui en découlent.
En général, à un moment où à un autre, ces déviations du chemin sont arrêtées par les forces de l’esprit ou par celles de la nature. Ceux qui n’ont pas le discernement suffisant pensent que, sous l’effet de puissances adverses, les aventuriers n’ont pas pu résister à l’afflux de forces et à leur détournement par l’ego (« Toutes ont été poussées de leurs cimes », disent les sots). Et ces ignorants prétendent, eux, pouvoir recevoir ces forces et s’établir dans le surmental, le royaume des immortels, car ils ont été choisis pour ce destin particulier (« nous, nous vivrons, et à jamais. Nous sommes Le Peuple enfin, les enfants, les favoris ; À nous, nous seuls, tout est permis. »). Cette dernière phrase révèle l’orgueil spirituel et les agissements d’un chercheur qui chute à cette phase du chemin : non seulement il pense être un élu du divin très en avance sur l’humanité, mais aussi qu’il n’est plus obligé de suivre les lois communes qui régissent les sociétés et assurent leur équilibre. Il croit avoir réalisé une plus grande « libération » alors qu’il est tombé sous l’emprise des forces du bas vital (À nous, nous seuls, tout est permis »). Celui qui discerne, le vrai sage, peut voir que ceux-là aussi (ces déviances) sont voués à disparaître et que la mémoire de leurs actions inutiles sera engloutie dans le néant (Eux aussi descendent dans le silence, la mort réceptionne leurs espoirs, et le vide, les remue-ménages de leur action).
« Il n’est pas de pire destin qu’une vie trop longue parmi les mortels.
J’ai conversé avec les Grands qui sont partis, j’ai combattu dans leurs chars de guerre ;
J’ai vu Trôs, la main de Laomédon s’est posée sur ma tempe.
Maintenant je vois Laocoon, maintenant le plus grand d’entre nous est Pâris.
Au début, lorsque Phryx au bord de l’Hellespont, éleva au cri de l’Océan 300
Son altière forteresse, taillant des pierres aussi vastes que ses pensées,
Prévoyait-il une tanière pour une bête de proie, pour une panthère à l’âme cruelle
S’accroupissant dans ses montagnes pour bondir, ou rassemblant ses forces face au vengeur ?
Dans ces vers et les vingt qui suivent, Sri Aurobindo nous offre un résumé de l’évolution spirituelle de l’aventurier dans le mental supérieur et le mental illuminé. L’aventurier a la sensation, en rapport avec cette partie de lui-même, qu’il doit abandonner de magnifiques réalisations passées et cela lui pèse (Il n’est pas de pire destin qu’une vie trop longue parmi les mortels). Il fait un bilan de son évolution. Cette partie a collaboré avec les autres ascèses pour la conquête de l’esprit et a participé au yoga en vue de grandes réalisations qui ne lui sont plus maintenant d’aucune utilité (J’ai converse avec les Grands qui sont partis, j’ai combattu dans leurs chars de guerre).
Cette sagesse a vécu l’établissement du « mouvement juste vers les hauteurs de l’esprit » incarné par Tros qui donna son nom à la région de Troie. Ce dernier s’unit à Callirhoé « ce qui coule bien », soit un mouvement juste du yoga, qui lui donna « trois fils parfaits » selon Homère : Ilos, « la libération » de l’esprit, Assarakos « l’égalité et la paix intérieure » et Ganymède « la joie » (J’ai vu Trôs…).
Ilos fonda la ville d’Ilion « les formes et pratiques de yoga nécessaires à la libération de l’esprit », mais c’est sous son fils Laomédon « la maîtrise de la personnalité ou de l’être extérieur » que furent construites les murailles de la citadelle de Troie (Pergame) par Poséidon et Apollon, c’est-à-dire les bases donnant accès aux plus hauts niveaux de l’esprit ainsi que les défenses correspondantes contre l’extérieur (vibrations ou forces adverses) (la main de Laomédon s’est posée sur ma tempe).
Cette lignée est décrite en détail dans La lignée royale troyenne sur le site greekmyths-interpretation.com
Mais l’aventurier discerne aussi que les émanations du mental de lumière ont été voilées et ne sont plus fiables (Maintenant je vois Laocoon) et que la plus grande des réalisations est celle de l’égalité acquise par le détachement (maintenant le plus grand d’entre nous est Pâris).
Nous avons déjà mentionné qu’il n’existait pas de per-sonnage nommé Phryx « celui qui brûle » dans la lignée royale troyenne. Sri Aurobindo a le plus probablement considéré que ce personnage symbolisant le feu intérieur, Agni, représentait le mieux l’aventurier à la conquête des hauteurs de l’esprit. Il peut donc s’appliquer aussi bien à Tros qu’à Ilos ou Laomédon. C’est ce feu intérieur qui établit les puissantes fondations du yoga pour la libération de l’esprit, et ceci sur la base d’un yoga de la Connaissance (Au début, lorsque Phryx, au bord de l’Helles-pont, éleva au cri de l’Océan son altière forteresse, taillant des pierres aussi vastes que ses pensées). Dans la mythologie, ce sont plutôt les dieux Poséidon et Apollon qui construisirent la citadelle, soit les forces qui règnent sur le subconscient et celles qui œuvrent pour instaurer le mental de lumière.
Mais ce feu intérieur n’avait certes pas pour objectif pre-mier le yoga réalisé pour soi seul, pour se libérer de la chaîne des réincarnations, sans souci de la libération de l’humanité entière (Prévoyait-il une tanière pour une bête de proie, pour une panthère à l’âme cruelle).
Dardanos eut sous sa houlette les côtes d’Asie et ses îles ceintes de saphir.
Doux fut son gouvernement comme sur des champs, en été, la bénédic-tion de la pluie.
Les côtes harcelées se reposèrent avec joie, reconnaissant le Phrygien :
Rois de Carie et de Lycie, la Paphlagonie, la vaillance du Mysien ;
La Crète de Minos recouvra le sceptre de l’antique Rhadamanthe.
Ilos et Trôs, au combat, avaient la force d’un Titan aux puissantes enjambées :
Troie triomphante, suivant l’élan (besoin) de leurs âmes vers le vaste, 310
Casquée et couronnée comme une reine des dieux ayant les destins pour coursiers,
Chevaucha sous une grêle battante de javelots jusqu’à l’lndus et l’Oxus.
Ce sont ensuite les débuts dans le mental illuminé qui sont rappelés avec Dardanos « le mouvement juste vers l’union », le fils de la Pléiade Électre, symbole de ce plan (Cf. Arbre géné-alogique 16).
Rappelons que Dardanos s’enfuit de Samothrace « une haute ascèse » et trouva refuge auprès de Teucer (Teukros), roi de Phrygie « qui brûle », symbole du feu intérieur (Agni). Le nom de la femme de Dardanos, Batéia, peut être compris comme « jusqu’où la conscience peut aller ».
Dardanos établit sa cité sur les pentes de l’Ida, « l’union en conscience ». Il y a lieu de distinguer l’Ida crétois, lieu de naissance de Zeus, de l’Ida phrygien en Troade, bien que ces monts soient tous deux des symboles d’union en l’esprit : le premier figure la première manifestation du surmental en l’homme, le second l’achèvement de l’union en l’esprit avec le Divin.
Dardanos représente donc le mouvement qui explore ce qui est le plus à l’Est, le Nouveau, dans les hauteurs du mental dont le bleu saphir clair est la couleur (Dardanos eut sous sa houlette les côtes d’Asie et ses îles ceintes de saphir).
Les débuts dans le mental illuminé sont plutôt un repos après les combats du mental supérieur, car le seuil situé au-dessus de la pensée lumineuse qui caractérise ce dernier plan est franchi. Dans l’Arbre de Vie de la Kabbale, c’est le passage du voile de Tiphereth qui donne accès aux possibilités du mental illuminé (Doux fut son gouvernement comme sur des champs, en été, la bénédiction de la pluie).
Sri Aurobindo en donne les caractéristiques dans La Vie Divine, Livre 2, Partie 2, Chapitre 26, L’Ascension vers le Supra-mental. Il nous dit que le chercheur ayant pénétré plus largement dans le silence mental, ce qui arrivait avant goutte à goutte arrive maintenant à flots. La conscience s’emplit d’un flot de lumière dorée, accompagné de capacités créatrices diverses, d’une vaste descente de paix, d’un dynamisme plus grand, d’une ardeur brûlante de réalisation et de l’extase enivrante de la connaissance. Ce n’est plus un mental de pensée supérieure, mais un mental de lumière spirituelle qui opère par la vision, la pensée n’étant qu’un mouvement subordonné pour exprimer la vision.
Les différentes régions de l’Asie Mineure symbolisent certaines particularités du mental illuminé qui jusqu’alors ne s’étaient pas rattachées au feu intérieur et subissaient donc les attaques du mental logique dont le doute. Reconnaissant la suprématie du feu intérieur, elles entrent dans un certain repos, c’est-à-dire dans plus de certitude. Ces régions, du Sud au Nord, sont la Lycie, la Carie, la Lydie et la Mysie, et plus loin à l’Est sur la côte de la mer Noire, la Paphlagonie.
La Lycie, dont le nom est construit sur la racine « Lug », est le pays de la lumière, la Carie celui de l’intelligence et du discernement supérieur.
La Lydie représente l’unité dans la diversité et peut-être ce qui est lié à la sensibilité ; la Mysie ce qui est rapport avec les initiations les plus hautes, la racine Mys ayant ensuite donné Myste, celui qui est initié aux Mystères et donc acquiert une force nouvelle (la force du Mysien).
La Paphlagonie symbolise « ce qui est en ébullition » dans l’esprit, qui tend à se manifester, et donc qui en a désormais la possibilité.
Toutes ces hautes régions de l’esprit se réjouissent de la paix nouvelle qui s’installe grâce au mental illuminé et au feu intérieur (Les côtes harcelées se reposèrent avec joie, reconnaissant le Phrygien : rois de Carie et de Lycie, la Paphlagonie, la vaillance du Mysien).
La Crête de Minos symbolise avec Europe « une vaste vision », l’entrée dans le mental supérieur. Minos « l’évolution de la réceptivité » et Rhadamante « celui qui comprend ou perçoit facilement » sont les fils de Zeus et d’Europe. Si Minos symbolise l’évolution de « la réceptivité aux ordres du ciel », Rhadamante est quant à lui renommé pour sa probité et sa justice inflexible, signe d’intégrité et d’inflexibilité. Les deux ensembles symbolisent un clair discernement.
Lors de la grande erreur spirituelle symbolisée par le Minotaure, le chercheur avait perdu son discernement. Thésée, le dixième roi d’Athènes, après avoir tué le Minotaure, épousa en secondes noces Phaidra « joyeuse, lumineuse », une fille de Minos, qui fut la mère de Démophon « le meurtrier du peuple » et donc le yoga de l’unité. L’aventurier a donc récupéré ce qui faisait sa force au temps de l’entrée dans le mental supérieur, le discernement, l’intégrité et l’inflexibilité (La Crète de Minos recouvra le sceptre de l’antique Rhadamanthe.)
Puis ce furent Tros « le développement juste sur le plan de l’esprit » et ses trois fils dont Ilos. Rappelons que Tros est appelé par Sri Aurobindo « Tros aux conquêtes » du fait que ses trois fils – Ilos, Assaracos et Ganymède – sont respectivement les réalisations de la libération (du désir et de l’ego), de l’égalité, et de la joie.
Ce fut une période d’avancée remarquable dans le yoga (Ilos et Trôs, au combat, avaient la force d’un Titan aux puissantes enjambées). Les conquêtes dans les royaumes de l’esprit étaient alors stimulées par un grand besoin d’élargissement et de dépassement des limites (Troie triomphante, suivant l’élan de leurs âmes vers le vaste). Malgré les attaques et le harcèlement des forces qui s’opposent à l’évolution, l’aventurier progressa rapidement vers l’union (Indus) et la pénétration de l’esprit dans les plans inférieurs (Oxus) (Chevaucha sous une grêle battante de javelots jusqu’à l’lndus et l’Oxus).
Puis à deux reprises elle conquit les vaincus, par la paix comme dans la bataille ;
Là où s’était entrechoquée la discorde, siégea la douce Paix ceinte d’abondance ;
Là où la tyrannie comptait ses coups, vinrent les mains d’un père.
Teucer non plus n’avait pas une âme comme celle de vos chefs, lui qui refonda cette nation.
Telle fut l’antique et noble tradition de Troie chez ses fondateurs,
Bâtisseurs d’une puissance qui durait ;
Les effets de la conquête du mental illuminé permettent un fonctionnement pacifié du yoga. Ce qui auparavant nécessitait une lutte ardue est transformé maintenant par une paix active, silencieuse et empreinte de douceur et les dons de l’esprit affluent en grand nombre (Là où s’était entrechoquée la discorde, siégea la douce Paix ceinte d’abondance). (En ce qui concerne la douceur, voir ce qui a été dit plus haut au sujet de Pollux « le tout à fait doux ».)
D’autre part, à ce qui auparavant imposait la contrainte d’une volonté supérieure aux plans inférieurs succéda une trans-formation en douceur semblable à la compassion associée à la fermeté d’un père. Car dans le nouveau yoga, il ne s’agit pas de s’imposer à la Matière par une volonté ou un pouvoir supérieur, mais de descendre dans la conscience de la matière pour la transformer (Là où la tyrannie comptait ses coups, vinrent les mains d’un père).
Teucer était roi de Phrygie avant que ne commence la conquête du mental illuminé, symbole d’un feu ou d’un besoin de s’unir au Divin qui « brûle » depuis l’entrée sur le chemin.
En donnant sa fille Batéia « jusqu’où la conscience peut aller » pour épouse à Dardanos, il refondait Troie, c’est-à-dire donnait une nouvelle impulsion au yoga pour la conquête du mental illuminé (Teucer non plus n’avait pas une âme comme celle de vos chefs, lui qui refonda cette nation).
Mais lorsque le chercheur parvient à la libération de l’esprit dans la séparation Esprit-Matière, il y a toute une partie de l’être qui estime être arrivée au bout du chemin et laisse décroître le feu intérieur : elle est symbolisée par ceux à qui s’adressent Anténor.
Ainsi se termine l’évocation par Sri Aurobindo de la crois-sance dans le mental illuminé (Telle fut l’antique et noble tradition de Troie chez ses fondateurs, bâtisseurs d’une puissance qui durait).
Mais elle est perdue pour leur descendance, elle dépérit,
Piétinée, méprisée par une ère arrogante, par une nation violente.
Le vaillant Anchise la foula aux pieds dans sa pesante marche victorieuse, 320
Aussi rigide que son glaive, aussi dur que le bronze silencieux de son armure.
Je suis le premier à célébrer l’homme, qui est puissant et ferme,
Tout comme je célèbre le mont Ida, refuge des lions ;
Mais au Conseil je ne le loue pas, lui qui, un dieu pour sa parenté,
Vit envers ceux qui n’en sont pas comme un être étranger à la pitié ou à la solidarité,
L’âme solitaire, dédaignant le monde qu’il régit ; lui qui, non adouci par le fardeau d’un empire,
Tient les alliés pour des sujets, les sujets pour des esclaves, et les pousse devant lui vers la bataille,
Encore plus indifférent à leurs volontés qu’à celle des coursiers attelés à son char de guerre.
Aussi ont-ils combattu tant qu’ils avaient peur, mais ils s’empressent de nous abandonner dans notre chute.
Pourtant ils s’étaient rassemblés autour de Teucer dans les mauvais jours de notre nation. 330
Où sont-ils aujourd’hui ? Se rassemblent-ils donc autour du redouté Anchise ?
Ou bien Énée a-t-il aidé, par ses conseils que hait la sagesse ?
(Autre traduction du dernier vers : Ou bien Énée, haïssant la sa-gesse, a-t-il aidé par ses conseils ?)
La tradition de cette antique spiritualité s’est perdue avec le temps. Elle est rejetée par une partie de l’être persuadée de détenir la vérité et exclusive de toute autre démarche (Mais elle est perdue pour leur descendance, elle dépérit, piétinée, méprisée par une ère arrogante, par une nation violente).
Sri Aurobindo exprime alors ce qui est pour lui une vérité évolutive indiscutable, à savoir que la Vérité doit s’incarner dans l’humanité avant que l’Amour ne puisse y descendre.
Or l’aventurier s’est tourné du côté de l’amour alors que sa nature inférieure est loin d’être purifiée. Dans ces conditions, l’amour est susceptible de donner lieu à de nombreuses déviances.
Anchise appartient à la lignée d’Assarakos « celui qui n’est pas troublé » ou « la paix intérieure », un frère d’Ilos. (Cf. Arbre généalogique 16). Son fils Capys (Kapys) s’unit à Thémiste « la loi de la rectitude » qui lui donna Anchise « celui qui étreint l’homme », et donc qui met au premier plan son souci de l’humanité. Cette préoccupation devait bien évidemment se tourner vers l’amour comme son but ultime : la déesse qui veille à l’évolution de l’amour en l’homme, Aphrodite, s’éprit d’Anchise qui était très beau, donc très vrai, et lui donna un fils, Énée.
C’est à ce moment que la partie de l’aventurier qui est parvenue à certains sommets de l’esprit prône l’amour comme la seule voie évolutive. Avec une grande intransigeance, elle refuse de considérer et rejette tout autre chemin, supporté par de nombreuses autres parties de l’être et réalisations (Le vaillant Anchise la foula aux pieds dans sa pesante marche victorieuse, aussi rigide que son glaive, aussi dur que le bronze silencieux de son armure).
La sagesse discernante reconnaît la valeur du yoga vers l’amour quand il prend pour but l’amour qui s’exprime dans le surmental (Anchise est uni à Aphrodite), à l’égal de tout processus d’union que visent les aventuriers déterminés et emplis de force (Je suis le premier à célébrer l’homme, qui est puissant et ferme, tout comme je célèbre le mont Ida, refuge des lions). Le nom du mont Ida est en effet formé autour de la lettre Delta (Δ) symbole d’union.
Mais pour ce qui concerne la totalité de l’être, l’homme considéré dans son intégralité, cette sagesse voit que c’est une erreur car c’est un amour fondé sur l’exclusion. Elle peut observer que ce qui prétend aimer rejette d’autres fonctionnements de l’être qui ne sont pas aussi développés en conscience ou semblent contraires au chemin de l’amour (Mais au Conseil je ne le loue pas, lui qui, un dieu pour sa parenté, vit envers ceux qui n’en sont pas comme un être étranger à la pitié ou à la solidarité).
À l’extrême, l’amour qui impose sa loi dans une nature vitale non purifiée vire à l’intransigeance, au mépris et à l’inquisi-tion. Il dessèche l’être au lieu de lui apporter plus d’ampleur. Il l’ampute de nombreuses possibilités d’expression et réduit la vie au minimum. Or le divin n’a certes pas voulu la somptueuse diversité de la vie pour qu’elle soit réduite à peau de chagrin.
Le chercheur n’est pas capable de voir que des parties de sa nature qui ne demandent qu’à être conduites vers plus d’expression et de perfection, soutiennent sa capacité d’aimer.
C’est le refus de l’ascète que Sri Aurobindo condamne à nouveau ici, non pas d’un ascète qui a choisi la voie de la solitude hors du monde en quelque refuge montagneux, mais celui d’un ascète qui a choisi la participation au monde sous couvert de l’amour et s’ampute pour cela de nombreuses autres parties de son être.
Il y a encore de l’ego chez le saint qui méprise les parties non transformées de sa nature – ou lorsqu’il regarde de haut ceux qui ne sont pas au même niveau que lui, se sentant supérieur (L’âme solitaire, dédaignant le monde qu’il régit). À ce qui dans sa nature inférieure aide au mouvement, il impose sa propre volonté indiscutable, et à ce qui est déjà maîtrisé, il impose encore plus de contraintes (lui qui, non adouci par le fardeau d’un empire, tient les alliés pour des sujets, les sujets pour des esclaves). C’est à l’image du huitième travail d’Héraclès, dans lequel le héros doit vaincre Diomède qui donne à ses juments de la chair humaine comme nourriture.
Contraindre cette nature inférieure, quelle que soit son « aspiration » propre, est considéré par cette partie du chercheur comme la première nécessité du yoga (et les pousse devant lui vers la bataille, encore plus indifférent à leurs volontés qu’à celle des coursiers attelés à son char de guerre).
Certaines parties de l’être maintenues sous la contrainte d’une volonté imposée d’en haut, n’avaient pas vraiment jusqu’à présent la possibilité de se manifester librement. Mais maintenant que l’aspiration et le rassemblement de l’être, associés à un début de purification des profondeurs, remet en question les dogmes des anciens yogas, elles se libèrent du joug de la volonté person-nelle (Aussi ont-ils combattu tant qu’ils avaient peur, mais ils s’empressent de nous abandonner dans notre chute).
Pourtant, au tout début du travail dans le mental illuminé, il avait été possible de maintenir l’unité en vue de « l’élargissement de la conscience (vers le haut) » sous l’influence du feu psychique (Teucer, roi de Phrygie « ce qui brûle ») (Pourtant ils s’étaient rassemblés autour de Teucer dans les mauvais jours de notre nation).
Mais maintenant, ce qui était contraint est libéré sans pour autant se ranger du côté de ce qui « étreint l’homme ».
Où sont-ils aujourd’hui ? Se rassemblent-ils donc autour du redouté Anchise ?
Ou bien Énée a-t-il aidé, par ses conseils (que hait) haineux pour la sagesse ?
(Ou bien : Énée haïssant la sagesse a-t-il aidé par ses conseils ?)
C’est une chose haïssable, abhorrée des dieux, imaginée par Até,
Quand à l’encontre des sujets qui murmurent, la discorde et l’esprit de faction
Sont chargés de semer (répandent) un or néfaste, que le cœur d’un peuple est empoisonné,
La vertu poursuivie, et que la bassesse chante victoire avec sa langue de prostituée,
Quand contre le frère on dresse le frère pour que puisse durer la loi d’un étranger.
Oui, mais cette loi se maintient ! Tant que dure son heure. Les dieux très-hauts observent en silence,
Ils supportent sans rien dire pour un temps, afin que la ruine soit plus prompte et plus complète.
T’es-tu donc maintenue (As-tu fini ton temps), ô Troie ? Vois les Grecs, et Achille, à tes portes. 340
Rêvez, quand la Vertu s’éloigne, que la Sagesse, sa sœur, va s’attarder !
La Sagesse s’est détournée de vos cœurs ; la Fortune restera-t-elle du côté des insensés ?
Nous avons vu dans l’étude du premier livre qu’Até est la fille aînée de Zeus et qu’elle indique donc la première étape du chemin spirituel, la libération de l’esprit. Selon Homère, « Ses pieds aériens ne touchent pas la terre » et « elle se promène sur la tête des mortels ».[35]
C’est donc une force qui entraîne le chercheur vers les hauteurs de l’esprit, ce qui a pour conséquence de le couper de la matière, de l’incarnation, et c’est la raison pour laquelle elle incarna ensuite « l’erreur ».
Elle a même égaré son père Zeus qui manqua de discer-nement lorsque sa femme Héra rusa pour retarder la naissance d’Héraclès. Zeus, furieux de s’être fait berner, jeta Até hors de l’Olympe, lui interdisant à jamais d’y remettre les pieds. Até chuta en Phrygie, la province du « feu intérieur », sur une colline qui prit son nom et où Ilos fonda Troie.
C’est pourquoi l’action d’Até ne culmine vraiment que lors de la guerre de Troie, c’est-à-dire au moment où doit cesser le yoga vers les hauteurs de l’esprit dans la séparation esprit/matière.
Selon Homère, les Lites, les « Prières », sœurs d’Até, « la suivent loin derrière », ce qui peut être compris de deux façons : soit les prières sont moins efficaces qu’une élévation dans les plans de conscience, soit les hommes n’ont plus d’autre choix que les prières aux dieux quand ils doivent subir les conséquences de leurs erreurs dues à un manque d’incarnation.
La sagesse discernante voit donc comment les forces qui tout d’abord sont nécessaires à la conquête de l’esprit, peuvent ensuite induire en erreur en continuant d’entraîner le chercheur vers l’esprit et, en le coupant de la matière, introduisent dans la conscience la séparation, le conflit et l’esprit de clan ; de plus, elles génèrent alors des pouvoirs néfastes qui sont issus de l’esprit seul, et servent un ego non totalement purifié (C’est une chose haïssable, abhorrée des dieux, imaginée par Até, quand à l’encontre des sujets qui murmurent, la discorde et l’esprit de faction sont chargés de semer (répandent) un or néfaste).
Non seulement le mental tombe dans l’erreur, mais le sentiment aussi est perverti (le cœur d’un peuple est empoisonné). Ce qui auparavant était perçu comme juste, en particulier la maitrise du vital, est nié, et ce qui remonte du bas-vital – pouvoir, argent et sexe – valorisé (La vertu poursuivie, et que la bassesse chante victoire avec sa langue de prostituée). En effet, Sri Aurobindo parle ailleurs du pouvoir comme d’une prostituée qui tue l’âme.
Et nous avons les paroles de Mère dans l’Agenda, (entrée du 17/10/1958).
« Toute division dans l’être est une insincérité.
La plus grande insincérité est de creuser un abîme entre son corps et la vérité de son être. »
Au lieu d’un principe d’union, c’est un principe de division qui sépare même ce qui est intimement uni au profit d’une loi étrangère à l’essence de l’être (Quand contre le frère on dresse le frère pour que puisse durer la loi d’un étranger).
Cependant, Sri Aurobindo nous dit que tous les mouvements issus du surmental ont un droit égal à se réaliser jusqu’à leur terme. Et lorsque ce terme vient, alors le changement peut être plus rapide et plus complet (Oui, mais cette loi se maintient ! Tant que dure son heure. Les dieux très-hauts observent en silence, ils supportent sans rien dire pour un temps, afin que la ruine soit plus prompte et plus complète).
Et cette sagesse de se poser la question si le mouvement vers les hauteurs de l’esprit est parvenu à son terme (T’es-tu donc maintenue (As-tu fini ton temps), ô Troie ?).
Si la vertu ou sainteté obtenue par la maîtrise du vital qui donne accès à la puissance de la vie et à ses pouvoirs est rejetée, la sagesse qui est la maîtrise de l’esprit et donne accès à la puissance de l’intelligence ne peut se maintenir (Rêvez, quand la Vertu s’éloi-gne, que la Sagesse, sa sœur, va s’attarder !). Et quand la sagesse disparaît, peut-on espérer que la prospérité soit longtemps du côté de ce qui ne fait plus sens ? La déesse Fortune, équivalent de la déesse grecque Tyché, fut en effet d’abord considérée comme une divinité de la fertilité, dispensatrice de prospérité, avant de personnifier le hasard. (La Sagesse s’est détournée de vos cœurs ; la Fortune restera-t-elle du côté des insensés ?). Car s’il doit y avoir renoncement à la sainteté et à la sagesse, ce n’est pas pour aller vers moins de vertu et moins de sagesse, mais vers une vertu et une sagesse d’ordre supérieure, qui dépendent directement du divin.
Des oracles fatals sont venus à vos oreilles, employant de grands mots, glorifiant des empires
Qui s’étendraient du soleil levant jusqu’au lieu de son repos dans les eaux occidentales,
Rêves d’une cité trônant dans les collines, son pied sur les nations.
Pendant ce temps se préparaient le glaive pour nos poitrines et la flamme pour nos toits.
Éveille-toi, réveille-toi, ô mon peuple ! le tison embrasé gravit tes seuils ;
Les dieux qui t’ont abusé pour t’abattre, appuient l’épée contre le sein de tes enfants.
Voyez, ô aveugles, avant que la mort n’ouvre vos paupières dans de pâles régions !
Entendez, ô sourds, les bruits qui résonnent à vos oreilles, et les voix du soir qui vient ! 350
Sri Aurobindo nous dira plus loin que Laocoon est « le voyant d’Apollon obscurci par le destin » (Cf. Livre 3, vers 6) : l’aventurier ne devrait donc plus se fier à son intuition, du moins celle qu’il perçoit comme issue du mental de lumière, un mental de vérité précédant le supramental. Cette intuition avait prévu une maîtrise totale de l’être par l’esprit imposant d’en haut sa volonté depuis les niveaux les plus avancés de l’être jusqu’à ses racines évolutives (Qui s’étendraient du soleil levant jusqu’au lieu de son repos dans les eaux occidentales). C’est donc le rêve d’une maîtrise totale de la nature imposée d’en haut, dans la poursuite des anciens yogas (Rêves d’une cité trônant dans les collines, son pied sur les nations).
Mais la sagesse discernante affirme que ce ne sont que des rêves alors que les anciennes réalisations menacent de disparaître.
Même les dieux ont contribué à soutenir cette illusion de suprématie. Rappelons en effet qu’Arès, Aphrodite et Apollon sou-tiennent les Troyens. Arès parce qu’il suit son amante Aphrodite et celle-ci parce que la lignée Troyenne privilégie l’instauration de l’amour. Apollon parce que le mental de lumière prépare le chemin pour la venue de l’Amour divin. C’est pourquoi Apollon sera le dernier des dieux à quitter Troie (Les dieux qui t’ont abusé pour t’abattre, appuient l’épée contre le sein de tes enfants). Mère a expliqué qu’une plus grande perfection dans l’être extérieur que celle qu’ils avaient atteint avec Sri Aurobindo n’était pas possible tant que la Vérité n’était pas incarnée dans les plans inférieurs, tant que la transformation physique n’était pas en grande partie réalisée.
Lorsqu’un mouvement a fini son temps, il s’inscrit dans les mémoires du subconscient et de l’inconscient, et perd sa réalité (Voyez, ô aveugles, avant que la mort n’ouvre vos paupières dans de pâles régions !)
La sagesse discernante perçoit que l’ancien mouvement du yoga touche à sa fin (Entendez, ô sourds, les bruits qui résonnent à vos oreilles, et les voix du soir qui vient !).
Jeunes gens qui tirez gloriole de votre force ! Quand la voix de ce vieil homme d’Anténor
Gouvernait la jeunesse de vos pères, l’Orient tout entier s’était joint à nos bannières.
La Macédoine avait un penchant pour l’Est, et ses princes, un élan vers le vainqueur.
Les Scythes adoraient dans les sanctuaires d’Ilion, c’est sa monnaie que le marchand phénicien
Donnait en échange, les hommes sages de Babylone s’arrêtaient devant nos seuils ;
Les fils des neiges aux blonds cheveux s’en venaient ravis vers Troie la dorée,
Attirés par les chants qui la célébraient, et par sa gloire. Le Strymon chantait des hymnes à l’Ida,
La Chalcidique inhospitalière et la sombre Chersonèse mariaient leurs fleuves
Sous la courbe du joug de Troie qui reliait les poteaux frontière formés par l’Océan.
(Notre traduction du dernier vers : Sous le joug surplombant de Troie entre les poteaux extrêmes de l’Océan.)
Après avoir examiné le yoga passé du point de vue de ce qui le dirigeait – la lignée royale troyenne –, ce sont maintenant différentes tendances dont il va être question, en rapport avec l’orientation principale.
Lorsque la sagesse discernante veillait sur celle-ci, les re-cherches, expériences et réalisations les plus avancées avançaient de concert (quand la voix de ce vieil homme d’Anténor gouvernait la jeunesse de vos pères, l’Orient tout entier s’était joint à nos bannières).
La Macédoine est une province située au nord de la Thessalie (Cf. la carte ci-dessous). Elle représente donc une quête plus avancée que celle des chercheurs ordinaires. Sans pour autant atteindre les plus hautes avancées du yoga, cette quête y aspirait (La Macédoine avait un penchant pour l’Est, et ses princes, un élan vers le vainqueur). La signification du nom Macédoine est obscure.
Les Scythes occupaient un vaste territoire au Nord-Est de la Mer Noire, ce que symboliquement nous pouvons comprendre comme étant le yoga dans les profondeurs du vital, car il est situé au-delà de la Mer Noire « Pontos Euxeinos », le Pont Euxin. Au temps d’Homère, cette mer s’appelait « Pontos Axeinos (Ποντος Αξεινος) », soit « la mer inhospitalière ». C’est là que les grands héros durent affronter les « monstres » du vital profond. Avec le temps, la raison de cette appellation tomba dans l’oubli et la mer fut renommée à l’inverse « Pontos Euxeinos (Ποντος Ευξεινος) », soit « la mer très hospitalière », et la raison donnée de cette appellation était qu’elle constituait un havre de paix pour les marins qui fuyaient les tribus inhospitalières qui peuplaient ses rives.
Le yoga dans les profondeurs du vital était donc aussi en accord avec le développement de la sagesse et de la sainteté par la maîtrise de l’être extérieur (Les Scythes adoraient dans les sanctuaires d’Ilion).
La « Phénicie » correspond au Liban et à une partie de la Syrie et d’Israël actuels. Les Phéniciens étaient réputés pour dominer le commerce dans cette région du monde. Son nom est issu du mot Φοινιξ et désigne un rouge écarlate ou pourpre. Cette couleur a été associée à la quête de « l’immortalité ». Les adeptes de cette voie reconnaissaient la valeur supérieure de la voie troyenne (c’est sa monnaie que le marchand phénicien donnait en échange). Le pourpre est selon Sri Aurobindo la couleur du pouvoir dans le vital.
Babylone était la capitale de la Mésopotamie (nom qui signifie « entre les fleuves », soit entre le Tigre et l’Euphrate) et d’un empire qui prit la suite de l’empire Assyrien. Son nom araméen était Babel et donna lieu à l’histoire de la Tour de Babel que l’on peut lire dans la Bible, Livre de la Genèse (Gn 11,1-9). Les hommes d’alors s’étaient unis : « Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. » Sri Aurobindo fait ainsi peut-être référence à cette « sagesse » qui travaillait au rassem-blement de tout l’être pour œuvrer ensemble dans une même direction. Cette sagesse reconnaissait également la suprématie de la voie troyenne (les hommes sages de Babylone s’arrêtaient devant nos seuils).
Les « fils des neiges aux blonds cheveux » font non seulement référence aux peuples nordiques, mais sont aussi l’expression de la connexion aux royaumes de l’esprit par le développement de l’intuition, qui s’accordait parfaitement à la voie troyenne (Les fils des neiges aux blonds cheveux s’en venaient ravis vers Troie la dorée, attirés par les chants qui la célébraient, et par sa gloire).
Le Strymon est le fleuve de Thrace, pays de l’ascèse. Ce courant de conscience-énergie qui soutenait les ascèses difficiles était aussi tourné avec reconnaissance vers ce qui travaillait à l’unité (Le Strymon chantait des hymnes à l’Ida).
Les deux vers qui suivent sont plus complexes à déchiffrer.
La Chalcidique ou Chersonèse Chalcidique, est une péninsule située au Nord de la Grèce bordée à l’Est par la Thrace. Le nom est en rapport avec le cuivre, Chalcis. Il y avait dans l’Antiquité plusieurs « Chersonèse » dont le nom signifie « presqu’île ». Mais ce nom peut aussi être lié à la notion d’une terre « inculte, stérile ».
Peut-être que la première mentionnée ici est l’image d’un yoga qui use de contrainte tandis que la seconde serait liée à un yoga qui ne porte aucun fruit. (La Chalcidique inhospitalière et la sombre Chersonèse mariaient leurs fleuves sous la courbe du joug de Troie qui reliait les poteaux frontière formés par l’Océan. Ou plutôt : Sous le joug surplombant de Troie entre les poteaux extrêmes de l’Océan.)
Les « poteaux frontière » nous évoquent « les Piliers d’Héraclès » (les Colonnes d’Hercule) que le héros, en route pour son dixième travail, dressa à Tartessos. « Ils marquent à l’Ouest les limites de la terre habitée », c’est-à-dire la limite extrême à laquelle pouvaient accéder les anciens initiés dans le yoga. Franchir les colonnes d’Héraclès, c’était dépasser les états de sagesse et de sainteté (Cf. le chapitre sur Les six derniers travaux d’Héraclès.)
Ces poteaux sont implantés en relation avec le courant de conscience-énergie qui supporte l’évolution de l’ouverture de la conscience, Océanos.
Entretemps (depuis lors), loin de par le monde, vos destinées guidées par mes avis 360
Suivaient leur appât (attrait) comme des femmes prises au piège par un magique tentateur :
Leur chant de route s’élevait avec force et on l‘entendait venir de continents reculés.
Tournez-vous maintenant et écoutez ! Quelle est la voix qui approche ? Quel (froid ?) scintillement d’armées ?
Les plages troyennes retentissent du pas et de la rumeur de l’Hellade !
Écoutez ! C’est le péan de l’Achéen qui résonne sur les fleuves de Pergame l
Ainsi s’interrompent les rêves d’Énée ; ainsi est récolté ce qu’a semé Laocoon.
Des orateurs dont les conseils détournèrent notre vaillance du labeur qui était sous nos yeux,
Ont, nouveaux artisans de votre destinée, façonné cet immense écroulement,
Conseillers aveugles qui dispersèrent vos forces au gré du galop des chevaux scythes,
Victoires stériles, trophées de pasteurs illyriens vêtus de peaux de bêtes.
Qui, sinon l’insensé et l’imprévoyant, qui, sinon le rêveur et le dément, 370
Abandonne pour le lointain et l’insaisissable le labeur proche et prévoyant de la terre ?
Il serait à notre avis plus cohérent de comprendre « mean-while » comme « depuis lors » et non « entretemps » car Anténor parlait précédemment de « la jeunesse de vos pères ». L’aventu-rier de la conscience reconnaît que la sagesse en lui a orienté les yogas vers un élargissement de la conscience toujours plus vaste, suivant en cela une sorte d’attrait pour le franchissement des limites (Entretemps, loin de par le monde, vos destinées guidées par mes avis suivaient leur appât (attrait)).
Mais il prend conscience qu’il s’agit maintenant de revenir en arrière (Tournez-vous maintenant). En effet c’est maintenant le chant de victoire du yoga du rassemblement de l’être (de l’unité esprit-matière) qui résonne au-dessus des courants de conscience-énergie qui soutiennent les yogas les plus avancés en l’esprit (C’est le péan de l’Achéen qui résonne sur les fleuves de Pergame).
Ainsi, l’instauration de l’amour ne peut plus prétendre à être le premier but du yoga (Ainsi s’interrompent les rêves d’Énée). Ainsi, l’aventurier récolte les fruits d’une intuition-vision faussée par le destin (ainsi est récolté ce qu’a semé Laocoon). Au lieu de poursuivre un yoga jusque dans les plus petits détails du quotidien, le chercheur a suivi des systèmes de pensée aveugles au réel qui conduisent les anciens yogas vers leur fin (Des orateurs dont les conseils détournèrent notre vaillance du labeur qui était sous nos yeux, ont façonné cet immense écroulement).
(Le vers « Des orateurs dont les conseils détournèrent notre vaillance du labeur qui était sous nos yeux » ne figure pas dans la dernière version publiée par l’Ashram. Pour rester cohérent avec la dernière édition anglaise, nous avons donc décalé la numérotation des vers à partir de celui-ci).
Ces doctrines ont conduit l’aventurier à disperser ses forces en vue d’une maîtrise toujours plus parfaite du vital (qui dispersèrent vos forces au gré du galop des chevaux scythes). Les victoires remportées ainsi ne peuvent conduire nulle part (Victoires stériles). Elles ne sont que le rappel de très vieux accomplissements humains (trophées de pasteurs illyriens vêtus de peaux de bêtes). En effet, Illyrios, selon Apollodore, était un fils de Cadmos et d’Harmonie, c’est-à-dire le symbole d’un yoga du début du processus de purification-libération qui commença avec la fondation de Thèbes.
Ce yoga qui vise à une maîtrise absolue de l’inférieur par le supérieur – maîtrise totale par ailleurs irréalisable –, au lieu de s’intéresser aux mouvements infimes de la conscience qui sont à chaque instant sous nos yeux, ne peut relever que d’un manque de discernement, de bon sens et de sagesse (Qui, sinon l’insensé et l’imprévoyant, qui, sinon le rêveur et le dément, abandonne pour le lointain et l’insaisissable le labeur proche et prévoyant de la terre ?). Car, il faut le redire, le nouveau yoga n’est pas un mouvement qui s’impose d’en haut, mais une descente afin de transformer.
Enfants de la terre, notre mère fournit des signes, elle pose ses poteaux indicateurs,
Pour que nous avancions pas à pas sur son sein, grandissions en accord avec ses saisons,
Ordonnions nos travaux en accord avec sa patience et limitions notre pensée à ses espaces.
Mais vous aviez des chefs qui étaient des demi-dieux, âmes d’une stature méprisante pour la terre,
Esprits qui voyaient plus vaste que la vie, vaillances que l’heure de Dieu ne pouvait pas limiter !
Ces hommes se sont emparés de Troie comme de l’instrument de leurs visions gigantesques,
Rêvant des soleils de l’Afrique et des éclatants vergers d’Hespérie, – Carthage notre marché, nos pieds sur les monts latins situés au couchant.
Dans leur rêve, les valets de ferme d’Ilion labouraient la Lybie, ensemen-çaient les terres à blé de l’Italie, 380
Troie s’étendait jusqu’à Gadès ; même les dieux et les Destins étaient devenus Troyens.
Ainsi le Ciel, pour mieux en faire la satire, soulève la nature des hommes.
Nous sommes à la fois des enfants de l’Esprit et de la Nature. La vie dans l’incarnation nous envoie constamment des signes, car tout fait sens. Il n’y a pas de hasards, pas d’accidents. Tout est signe sur le chemin si nous savons décrypter, et quand nous sommes perdus, si nous pouvons être attentifs à ces signes, la vie nous indique les directions à suivre (Enfants de la terre, notre mère fournit des signes, elle pose ses poteaux indicateurs). Nous devons progresser selon ses lois comme l’enfant apprend d’abord à marcher puis à parler en accord avec les mémoires évolutives de l’humanité (Pour que nous avancions pas à pas sur son sein). Et nous sommes soumis aux innombrables cycles de la Nature, certains bien connus, d’autres beaucoup plus nombreux inconnus de nous (pour que nous grandissions en accord avec ses saisons). Ainsi par exemple, il y a probablement de vastes cycles qui gouvernent le mental humain, à la fois de l’ordre de 2160 ans et de 26 000ans (Voir à ce sujet l’étude Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité figurant sur le site web de l’auteur greekmyths-interpretation.com).
Il est donc nécessaire d’élaborer des méthodes spirituelles – des yogas – selon les lois de la Nature qui sont prévues pour ne rien laisser en arrière. Il peut ainsi y avoir des accélérations et des pauses, des avancées puis des reculs, ou encore de multiples détours (pour que nous ordonnions nos travaux en accord avec sa patience). Nous ne devons pas prétendre forcer son rythme, et devons accepter de nous limiter à ce qu’elle permet à un moment donné (et limitions notre pensée à ses espaces).
Mais ce qui a conçu et dirigé ce yoga de conquête est ce qui a réalisé la libération de l’esprit, méprisant le corps et l’incar-nation, les considérant comme soit des illusions, soit comme non transformables (Mais vous aviez des chefs qui étaient des demi-dieux, âmes d’une stature méprisante pour la terre).
Ces réalisations en l’esprit concevaient des réalisations et maîtrises plus vastes encore, plus vastes que ce que la Vie à ce moment de l’évolution pouvait offrir, animées par des forces que le rythme divin devait laisser s’épanouir (Esprits qui voyaient plus vaste que la vie, vaillances que l’heure de Dieu ne pouvait pas limiter !).
Ces réalisations et yoga associés se sont alors servis des structures bien établies de la quête spirituelle pour les mettre au service d’aspirations grandioses (Ces hommes se sont emparés de Troie comme de l’instrument de leurs visions gigantesques).
Ils ont espéré un vital rayonnant et une connaissance omnisciente (Rêvant des soleils de l’Afrique et des éclatants vergers d’Hespérie). L’Hespérie est en effet ce jardin situé au couchant où ont été déposées les Pommes de la Connaissance.
Au temps d’Homère, les Phéniciens, dont Carthage était un comptoir, dominaient le commerce en Méditerranée et les Grecs en étaient jaloux. Carthage était situé dans la proche banlieue de la ville de Tunis actuelle. Symboliquement, la nouvelle réalisation dominerait donc aussi bien les échanges vitaux que les réalisations les plus avancées dans le yoga de la dévotion et de l’amour. En effet, c’est l’Italie avec Énée qui devait prendre la suite de la Grèce comme leader de la spiritualité dominante en Occident et de ses accomplissements dont les monts latins sont le symbole (Carthage notre marché, nos pieds sur les monts latins situés au couchant).
Les éléments les moins avancés dans la quête spirituelle auraient alors travaillé par la concentration sur le subconscient afin de gagner la libération de l’esprit. Libye, unie à Poséidon, est en effet une descendante d’Inachos « l’évolution du rassemble-ment de l’être ou de la concentration » (Cf. Arbre généalogique d’Océanos) (Dans leur rêve, les valets de ferme d’Ilion labouraient la Lybie). Ils auraient de même semé en eux-mêmes les bonnes graines de leur évolution vers l’Amour (…ensemençaient les terres à blé de l’Italie).
La ville de Gadès, située à l’extrême sud-ouest de l’Espagne actuelle, et donc la plus à l’Ouest des terres connues, est sans doute prise ici comme le symbole de la plus grande avancée spirituelle dans la Connaissance (Troie s’étendait jusqu’à Gadès).
Ces rêves de grandeur spirituelle étaient même encouragés par les forces de l’esprit et celles qui encadrent l’évolution que nous appelons Destins car nous ne pouvons comprendre leur action (même les dieux et les Destins étaient devenus Troyens). Les Destins ou Parques correspondent aux Moires de la mythologie grecque. Ce sont les trois sœurs qui tiennent entre leurs mains les fils de la vie :
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- Lachésis, « la Destinée », le travail que l’âme s’est proposé d’accomplir dans cette vie.
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- Clotho, « celle qui file la trame de la vie », qui œuvre pour la croissance intérieure de la liberté et l’accomplissement du but de la vie et de la tâche.
-
- Atropos, « l’Inflexible », au sens d’incontournable : on ne peut fuir sa tâche, car la vie y ramène sans cesse.
Ce rêve est même encouragé par l’esprit dans la mesure où tous les mouvements doivent aller jusqu’au terme inscrit dans leur genèse.
Puis l’esprit l’arrête, afin de mieux montrer à l’aventurier son erreur (Ainsi le Ciel, pour mieux en faire la satire, soulève la nature des hommes).
Méprisant le mors des dieux, dénigreurs de la justice et de la mesure,
Par eux Zeus est renié, et adorée on ne sait quelle colossale projection de leur nature
Où la forme humaine se perd dans un rêve qui est splendide et monstrueux.
Titans, ils vont à grandes enjambées, fanfaronnant, et le monde résonne sous leurs pas ;
Titans, ils tombent à grand fracas, et le monde s’emplit de leur ruine.
Enfants, avec eux vous avez rêvé, entendu le mugissement des brisants de l’Atlantique
Fêter la carène de vos navires, et les Iles Fortunées sont devenues vos jardins enchanteurs.
Bercés par le rêve, vous n’avez pas vu le noir amoncellement des nuages poussés par la tempête, 390
Vous n’avez pas entendu la course des loups du destin et leur hurlement affamé.
L’aventurier qui poursuit ce rêve insensé de l’homme mental actuel porté à la perfection rejette la guidance des forces de l’esprit, celle du psychique (la perception du juste) et la voie de l’équilibre qu’impose le chemin spirituel dans l’incarnation (Méprisant le mors des dieux, dénigreurs de la justice et de la mesure).
La soumission aux influences du surmental est aussi rejetée et l’aventurier a projeté pour l’homme futur une image de luimême améliorée qu’il imagine splendide mais qui est en fait monstrueuse. Peut-être y-a-t-il ici une allusion au surhomme Nietzschéen animé par la Volonté de Puissance. Mais l’homme a dans tous les cas beaucoup de mal à imaginer pour le futur une forme autre que celle de l’homme actuel (Par eux Zeus est renié, et adorée on ne sait quelle colossale projection de leur nature où la forme humaine se perd dans un rêve qui est splendide et monstrueux).
Ces aventuriers avancent vite, faisant démonstration de leur force. Ils sont encore sous l’emprise du reste d’ego qui demeure encore chez le saint et le sage. Non seulement ils sont dotés d’une puissante volonté, mais aussi le yoga leur a donné accès à de grands pouvoirs : ce sont donc des Titans (Titans, ils vont à grandes enjambées, fanfaronnant, et le monde résonne sous leurs pas). Le sens que Sri Aurobindo donne au mot Titan est différent de celui de la mythologie. Dans cette-dernière, ce sont les symboles des forces gigantesques de la création qui ont générées le monde des dieux, ces derniers étant à l’origine des formes. Sri Aurobindo semble ici utiliser le mot simplement comme le symbole de très puissantes forces.
Dans ces conditions, aussi haute est l’ascension, aussi sévère la chute, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour l’aventurier et son yoga, et aussi parfois pour le monde extérieur (Titans, ils tombent à grand fracas, et le monde s’emplit de leur ruine).
Cette sagesse s’adresse à ces autres parts de lui-même comme à des enfants immatures et rêveurs. Ces dernières, bien qu’ayant perçu les dangers de ce rêve de grandeur, célébrèrent sa préparation (Enfants, avec eux vous avez rêvé, entendu le mugissement des brisants de l’Atlantique, fêter la carène de vos navires). Les différentes phases du voyage spirituel étaient en effet associées dans la mythologie à des voyages sur mer.
Le royaume souterrain d’Hadès comprenait selon Homère plusieurs régions parmi lesquelles « le champ des Asphodèles » et « les Champs Élysées ». Ces derniers sont le symbole de l’aboutissement de certains yogas, et donc des « réalisations » qui deviennent éternelles car liées à l’être psychique, à l’âme. C’est pourquoi Homère les place aux limites occidentales de la terre, en deçà de l’Océan, à la racine des mémoires de l’évolution. Selon ce poète, un printemps éternel y règne et le soleil y répand toujours sa lumière : c’est le lieu de l’éternel nouveau baigné constamment par la lumière de vérité supramentale.
Les Champs Élysées semblent un lieu assez peu différent de celui qu’Hésiode appelle « Îles des Bienheureux » (ou « Îles Fortunées »). Là réside la quatrième race qui précède la nôtre (l’âge de fer), « celle des héros nommés demi-dieux morts devant Thèbes aux sept portes ou à Troie pour Hélène aux beaux cheveux. Zeus les plaça aux confins de la terre ». Ce sont donc des symboles des yogas qui conduisirent, par la purification, jusqu’à la libération de l’esprit.
Ces parties du chercheur se sont donc laissées bercer par ces réalisations (les Iles Fortunées sont devenues vos jardins enchanteurs), inconscients d’un autre mouvement très puissant qui appelait une autre évolution, un renversement du yoga (Bercés par le rêve, vous n’avez pas vu le noir amoncellement des nuages poussés par la tempête, vous n’avez pas entendu la course des loups du destin et leur hurlement affamé).
La Grèce a uni, devant le péril, ses clans discordants ; vous avez toléré
La sagesse et le silence de Pélée, qui préparaient patiemment le nord,
La ruse d’Atrée, et le regroupement des Argiens autour du roi Agamemnon.
N’y avait-il pas des prophéties, des oracles de la Pythie, des marmonnements venant de Delphes ?
Comment peuvent-ils prospérer, ceux qui courent après les augures, les oracles, les chuchotements,
Rêves qui marchent dans la nuit, voix obscures du silence ?
Ce sont là des effleurements des dieux, qui désorientent et ruinent le cerveau.
Un seul et unique oracle est utile : tout en se cuirassant de courage et de prudence,
S’acharner patiemment, avec circonspection, au travail qui est sous nos yeux en plein jour 400
Laissez à la nuit ses fantômes, laissez au futur son rideau !
À l’homme mortel le Ciel n’a donné que le présent pour son labeur.
Dans ce passage, la sagesse intérieure met en parallèle l’unification des parties de l’être et yogas tendus vers une puissante aspiration à la vérité de l’évolution (Hélène) et l’inertie des anciens yogas (La Grèce a uni, devant le péril, ses clans discordants ; vous avez toléré…)
Nous avons déjà étudié Pélée dans l’étude du premier livre. (Cf. aussi La lignée de l’Asopos et l’Arbre généalogique 25.) Rappelons qu’il est le fils d’Éaque, premier roi des Myrmidons « les fourmis ». Il épousa la déesse Thétis, fille de Nérée. Il est donc le symbole du yoga qui doit nettoyer les profondeurs du vital jusqu’aux origines de la conscience animale cellulaire. Nous avons vu que cela n’est possible qu’à la condition que soit réalisée une parfaite purification de l’être. Car pour épouser Thétis, il fallait que Pélée arrive à maîtriser successivement sans faiblir un feu tout puissant, un lion redoutable et parfois un terrible serpent :
-
- Le chercheur devait être capable de supporter le feu tout puissant de l’esprit qui descend dans le corps.
-
- Il devait pouvoir arracher les racines de l’ego,
-
- Enfin, il devait maîtriser le serpent gardien de l’étape actuelle de l’évolution afin d’en changer le cours.
Pour effectuer ce yoga des profondeurs, il fallait avoir acquis la sagesse qui est la maîtrise de l’esprit et donne accès à la puissance de l’intelligence, et même réalisé le silence mental.
Le « nord » peut indiquer les provinces du nord telle la Thes-salie ou les difficiles disciplines de Thrace (vous avez toléré la sagesse et le silence de Pélée, qui préparaient patiemment le nord).
La « ruse d’Atrée » fait probablement référence au conflit des deux frères Atrée et Thyeste pour le trône de Mycènes (Cf. Planche 15, Les Atrides). Thyeste avait obtenu le trône par dissimulation des faits mais cela déplut à Zeus qui envoya Hermès vers Atrée pour lui indiquer une ruse : Thyeste devrait rendre le royaume quand le soleil inverserait sa marche dans le ciel, ce que bien sûr Thyeste pensa impossible. Zeus accomplit alors ce miracle et Atrée récupéra le trône.
Ce conflit exprime une extrême difficulté à trancher entre deux attitudes afin de réaliser l’exactitude dans le moindre détail :
-
- D’un côté, avec Thyeste, l’adhésion parfaitement satisfaite à toutes choses, y compris les pires calamités, parce que c’est la volonté divine, qu’il n’y a rien d’autre que le Cette attitude conduit à un état d’extase statique mais donc aussi à une certaine passivité.
-
- De l’autre, avec Atrée, une intensité d’aspiration pour une perfection de création qui doit venir et qui impose l’action afin de trancher entre ce qui doit être et ce qui doit
L’inversion de la marche du soleil pourrait indiquer que le changement d’orientation du yoga est un effet de la conscience supramentale.
Enfin, ces anciens yogas n’ont pas été ébranlés quand d’au-tres ascèses tendues vers la purification ont rejoint la puissante aspiration (le regroupement des Argiens autour du roi Agamemnon) à ne pas laisser les anciens yogas s’approprier la Vérité évolutive.
Cette sagesse voit que trop de confiance a été accordée à des intuitions très incertaines, déformées, et donc semblables à des « marmonnements », même s’ils viennent d’un lieu où est transmise la parole d’Apollon. Car cette parole n’est pas donnée directement : elle est reçue par l’intermédiaire de la Pythie qui transmet le plus souvent des messages énigmatiques qui sont ensuite déchiffrés par des prêtres. Comment peut-on faire crédit à de tels oracles plusieurs fois déformés lors de leur transmission ? (N’y avait-il pas des prophéties, des oracles de la Pythie, des mar-monnements venant de Delphes ?).
De même, comment le chercheur peut-il faire confiance à des intuitions qui lui parviennent alors que sa réceptivité est perturbée ? Ou bien comment peut-il faire confiance à ceux qui prophétisent ou dispensent toutes sortes d’oracles ? (Comment peuvent-ils prospérer, ceux qui courent après les augures, les oracles, les chuchotements.)
Ces oracles, ces prophéties ou ces intuitions déviées par le mental ne transmettent aucune lumière vraie. Ce sont des « Rêves qui marchent dans la nuit, voix obscures du silence ».
Ce sont seulement des effleurements des forces du surmen-tal qui suivent leur propre ligne de développement et n’ont donc aucune raison d’aller dans le sens de la juste évolution humaine, amenant en conséquence perturbations et doutes dans la compré-hension et le discernement (Ce sont là des effleure-ments des dieux, qui désorientent et ruinent le cerveau).
Un seul oracle pris au sens de « ce qui doit être fait » est donc nécessaire : avec courage, discernement et attention, s’appliquer sans rechigner à la peine au yoga que nous propose chaque instant, en mettant de la conscience dans tous ces instants inconscients (S’acharner patiemment, avec circonspection, au travail qui est sous nos yeux en plein jour).
L’aventurier ne doit pas chercher dans les mondes subtils des prévisions ou des assurances sur le futur, ni même vouloir percer les secrets de l’évolution. Seul le présent est le lieu de son yoga (Laissez à la nuit ses fantômes, laissez au futur son rideau !
À l’homme mortel le Ciel n’a donné que le présent pour son labeur).
Si tu n’avais pas baissé la crinière, ô Troie, devant l’enfant et le rêveur,
Si tu avais été fidèle à la Sagesse, ce conseiller bien assis et ancien,
Alors n’aurait point paru l’heure où Pâris s’attarda à Sparte,
Incité par la déesse fatale et splendide, la blanche Aphrodite.
Homme, évite les impulsions néfastes qui surgissent tout armées des abîmes de ta nature !
Crains la rose sombre des dieux, fuis le miel alléchant de ses pétales !
C’est ainsi que le noir forfait tut commis et que le foyer qui avait accueilli fut souillé.
Appelée par le péché, la Furie dressa sa chevelure de malheur au-dessus des nations, 410
Affolant la terre par le hurlement de sa soif de sang, sans entrailles (féroce), avec son œil de glace,
Réclamant à Dieu ses victimes, et chevauchant la haine et la clameur.
Si l’aventurier, délaissant son intuition, ne s’était pas incliné devant ce qui en lui est immature et n’avait pas fui l’incarnation (Si tu n’avais pas baissé la crinière, ô Troie, devant l’enfant et le rêveur) mais s’était fié à ce que son discernement fermement ancré dans l’incarnation avait depuis longtemps établi (Si tu avais été fidèle à la Sagesse, ce conseiller bien assis et ancien), alors le travail de l’égalité (Pâris) ne se serait pas attardé en ce lieu où surgit le nouveau (Sparte) poussé par la force qui veille à l’évolution de l’amour en l’homme, cette force à la fois pure, vraie (car belle) et irrésistible. Mais dans ce contexte, cette force est encore liée dans l’aventurier au désir, si élevé soit-il, de s’approprier la juste direction évolutive (Hélène) (Alors n’aurait point paru l’heure où Pâris s’attarda à Sparte, incité par la déesse fatale et splendide, la blanche Aphrodite).
L’homme doit fuir les impulsions désastreuses pour le yoga qui surgissent des profondeurs de sa nature, le plus souvent vitales, sans qu’il ait pu les voir venir (Homme, évite les impulsions néfastes qui surgissent tout armées des abîmes de ta nature !).
La rose est un symbole de l’amour, en général celui de l’a-mour psychique. Le miel est également un attribut symbolique de l’être psychique, siège de l’amour vrai. On peut comprendre l’amour crépusculaire (dusk rose) comme un amour obscurci et trompeur où se mêlent des influences de la nature vitale infé-rieure. (Crains la rose sombre (crépusculaire) des dieux, fuis le miel alléchant de ses pétales).
C’est en suivant ce rêve que l’action fausse eut lieu et « le nouveau » détourné de son but : Pâris-Alexandre et Hélène, la femme de Ménélas, quittèrent Sparte « ce qui est ensemencé » (C’est ainsi que le noir forfait tut commis et que le foyer qui avait accueilli fut souillé).
Rappelons que les Furies sont les noms latins pour les Éri-nyes. Nous les avons évoquées plus haut et aussi à la fin du Tome I de cette étude. Elles remettent l’homme sur le chemin juste de l’évolution lorsqu’il s’en détourne. Ainsi, lorsque l’aventurier a détourné la vérité évolutive de sa juste place, les forces divines de redressement se manifestent, car le seul mal est ce qui n’est plus à sa place (Appelée par le péché, la Furie dressa sa chevelure de malheur au-dessus des nations).
Leur action peut parfois sembler brutale à l’homme, sans compassion aucune. Car elles sont le bras armé du Divin, effec-tuant sans sourciller les destructions nécessaires (Réclamant à Dieu ses victimes), destructions parfois effrayantes (Affolant la terre par le hurlement de sa soif de sang). Elles sont implacables et impitoyables (féroce, avec son œil de glace).
Pourtant, au plus fort du coup et de la lamentation, quand la brume sanglante aveuglait les yeux des hommes,
Les dieux très-hauts firent encore grâce, en souvenir de Teucer et d’Ilos.
Dépêchée de l’Ida par la main du Dieu Tonnant, la Discorde embrasée aux innombrables voix
Lança des navires ses regards furieux à travers le camp des vainqueurs achéens,
– L’Amour ajouta à cette discorde ses lèvres en fleur, en la personne de Briséis ;
Le tremblement des paupières de Polyxène subjugua la vaillance du Péléide.
En vain les dieux qui compatissent ouvrirent les portes du salut !
En vain les brises de leur miséricorde s’exhalent sur notre existence fiévreuse ! 420
L’homme préfère ses passions à la voix qui guide et qui vient des cieux.
Pourtant, une fois encore, les forces du surmental tentèrent de ramener la partie de l’être qui rejette la vie dans la juste voie, celle du travail dans l’incarnation (Les dieux très-hauts firent encore grâce). La première fois, cela avait été le « rachat » de Podarcès, depuis appelé Priam « le racheté », par sa sœur Hésione. Cette fois-ci, c’est en souvenir des débuts du yoga effectué en vue de la libération de l’esprit lors de la conquête du mental illuminé (en souvenir de Teucer et d’Ilos).
Le plus haut du surmental fit intervenir la force juste qui mène à l’individuation, force qui provient de l’aspiration à l’union (Dépêchée de l’Ida par la main du Dieu Tonnant). Cette force est symbolisée par la déesse Éris, déesse de la discorde. Ce nom est construit comme Éros « la félicité » autour de la lettre double Rho (Ρ), qui représente un mouvement d’éloignement puis de rappro-chement. C’est dans tous les cas un juste mouvement divin, soit vers l’union avec Éros, soit vers la séparation avec Éris, déesse de la discorde. Cette force de séparation peut se manifester de multiples façons : par toutes les formes de dualité, de séparation, de discorde, de haine, etc. (la Discorde embrasée aux innombrables voix) qui soutiennent en fait le processus d’individuation.
Cela fait référence aux neuf premières années de la guerre de Troie marquées par la « grève » d’Achille, car Agamemnon lui a ravi sa prise de guerre, Briséis. Celle-ci représente « une puis-sance de transformation par l’union avec le Divin » qui ne peut s’acquérir que par le travail dans les profondeurs, car elle avait été promise par Patrocle à Achille comme épouse. Cette puissance de transformation ne peut donc être acquise par l’aspiration tournée vers le perfectionnement de l’homme actuel vers une plus grande sagesse (Agamemnon). (L’Amour ajouta à cette discorde ses lèvres en fleur, en la personne de Briséis.)
Le surmental a donc ainsi longuement retardé l’implication du yoga dans les profondeurs du vital. Il a ainsi fait échouer l’aspiration à un perfectionnement de l’homme actuel qui pensait pouvoir venir à bout de cette guerre intérieure sans le soutien du yoga des profondeurs.
Le surmental encourageait donc le processus de séparation esprit/matière pour qu’il aille jusqu’à son terme (Dépêchée de l’Ida par la main du Dieu Tonnant, (…) la Discorde Lança des navires ses regards furieux à travers le camp des vainqueurs achéens).
De plus, l’aventurier aurait voulu utiliser pour le yoga des profondeurs certaines réalisations du yoga dans les hauteurs de l’esprit qui sont en accord avec la vérité de l’être, des forces « qui descendent d’en haut ». En effet, lors d’une trêve, Achille et Polyxène « de nombreuses choses étranges venues d’en haut » tombèrent amoureux. Cette princesse troyenne était d’une grande beauté, donc expression d’une grande vérité. Achille envoya un héraut à Hector pour la demander en mariage mais ce dernier exigea en échange qu’Achille trahisse les Achéens et passe dans le camp troyen, ce qui était inacceptable (Le tremblement des paupières de Polyxène subjugua la vaillance du Péléide).
Cette haute sagesse considère donc qu’il y eut plusieurs opportunités offertes par le ciel pour résoudre ce conflit intérieur de manière à conserver les formes et les réalisations des anciens yogas, mais que la nature entière de l’aventurier n’y a pas répondu de juste manière (En vain les dieux qui compatissent ouvrirent les portes du salut ! L’homme préfère ses passions à la voix qui guide et qui vient des cieux).
Ainsi, lorsqu’une nouvelle étape de l’évolution apparaît, de nombreuses réalisations précédentes doivent être abandonnées, mais elles seront retrouvées à la fin du processus, sans doute plusieurs millénaires plus tard.
Ceux-là aussi étaient présents, qu’Héra avait choisis pour ruiner cette nation :
Meneurs de char faisant claquer leur fouet, lancés à fond de train sur les chemins de la destruction,
Eux les demi-dieux ! ils sont descendus avec joie du Ciel pour ce dur travail,
Assourdissant le monde du renom de leurs roues pendant qu’ils dévalent vers l’Hadès.
Oh, s’ils pouvaient y arriver seuls ! Oh, si la pitié pouvait adoucir
Les procédés de la dure Nécessité, épargnant nos enfants innocents,
Sauvant des chaînes et du tranchant du glaive les femmes et les vieillards troyens !
Ceux-là n’avaient pas péché, que vous tuez dans votre folie ! O mortels,
Faut-il que vous soyez sans merci pour vous-mêmes, alors que même les dieux, rendus hésitants par la pitié, 430
Se détournent de la douleur qui doit venir, et de l’immense agonie, et des larmes ?
Héra est la femme de Zeus. Si Zeus est le symbole du principe d’expansion illimitée, du franchissement des limites, alors sa contrepartie et son complémentaire Héra est celui de la limitation afin que rien dans l’évolution ne soit laissé en arrière.
Le nom Héra (ΗΡΑ) est construit autour de la lettre Rho, de même que celui de sa mère Rhéa (ΡΗΑ). Nous avons vu que cette lettre, symbole du jeu divin, comporte un double mouvement : celui de l’éloignement et celui du retour, de l’expansion et de la contraction. Sur le plan des forces de création, c’est Cronos qui représentait le mouvement de limitation. En effet, il avait contraint la force de l’esprit à limiter sa puissance afin qu’une création puisse se manifester : il avait coupé les organes génitaux de son père Ouranos.
Dans le monde des formes, c’est à l’inverse une force fémi-nine, Héra, qui symbolise la puissance de limitation. Elle doit donc mettre fin à un déséquilibre : une expansion de la conscience en l’esprit au détriment de la conscience dans l’incarnation, dans la matière.
Rappelons qu’elle est l’une des trois déesses qui participè-rent au concours de beauté et parmi lesquelles le Troyen Pâris dut choisir. Cet épisode constitua les prémisses de la guerre de Troie, car le jeune berger lui fit injure en désignant Aphrodite, la déesse qui veille à la croissance de l’amour dans l’humanité, comme la plus belle. Or, au niveau des dieux, nulle déesse ne peut prétendre surpasser en beauté la divine épouse de Zeus, celle qui incarne la plus haute Vérité de ce plan. Dans les mythes, ce qui est « beau » est ce qui est « vrai ». En effet, chez Homère, Aphrodite n’est pas issue de la mutilation d’Ouranos, mais elle est fille de Zeus et Dioné, et donc symbole de l’amour en croissance. Cet amour est peu développé dans l’humanité, sans doute limité pour la majorité des hommes au premier stade de l’amour décrit par Mère dans l’Agenda (16 avril 1966) :
« D’abord on aime seulement quand on est aimé.
Ensuite on aime spontanément mais on veut être aimé en échange.
Puis on aime, même si l’on n’est pas aimé, mais on tient encore à ce que son amour soit accepté.
Finalement, on aime purement et simplement sans autre besoin ni autre joie que ceux d’aimer. »
Aphrodite, qui supporte le camp troyen, est donc, dans ce contexte, inférieure en puissance à Héra, laquelle est la gardienne du mouvement juste.
Pour mettre fin au mouvement d’expansion en l’esprit asso-cié à une quête de plus d’amour (sagesse et sainteté), la force de limitation dans le monde des formes a choisi ses outils (Ceux-là aussi étaient présents, qu’Héra avait choisis pour ruiner cette nation).
Ce sont des parties de l’être qui, ayant réalisé l’union avec le divin en l’esprit, ont accepté de renoncer aux réalisations et aux pouvoirs gagnés par la maîtrise du mental et du vital pour partir à la conquête de l’inconscient matériel, le royaume d’Hadès. Rappelons que les trois frères Zeus, Poséidon et Hadès s’étaient partagés le monde : à Zeus, le conscient, à Poséidon le subcons-cient et à Hadès l’inconscient, la surface de la terre restant leur domaine à tous.
Ce passage peut être rapproché du moment de l’inversion du yoga de Mère et Sri Aurobindo en 1926, moment durant lequel Mère a détruit en quelques heures la nouvelle création qu’elle avait préparée dans les plans subtils et qu’elle s’apprêtait à faire descendre dans l’incarnation. Puis, en quelques jours ou peut-être semaines ou mois, ils sont rapidement redescendus de plan en plan pour commencer le yoga du corps, celui des cellules (Meneurs de char faisant claquer leur fouet, lancés à fond de train sur les chemins de la destruction, eux les demi-dieux ! ils sont descendus avec joie du Ciel pour ce dur travail, assourdissant le monde du renom de leurs roues pendant qu’ils dévalent vers l’Hadès.)
Mère exprime n’avoir jamais eu la moindre hésitation ni le moindre regret lorsque Sri Aurobindo lui a dit qu’ils étaient venus pour une tâche beaucoup plus grande qu’une nouvelle création surmentale. Si quelque chose se plaint dans l’être, ce ne peut donc être que des recoins du mental ou du vital, des reliquats d’ego qui se cachent encore dans les tréfonds du sage et du saint (Oh, s’ils pouvaient y arriver seuls ! Oh, si la pitié pouvait adoucir les procédés de la dure Nécessité). Un tel renversement du yoga, qui s’accompagne du renoncement à l’attachement à la sagesse et à la sainteté, implique la disparition de nombreuses réalisations anciennes, pouvoirs et formes de yogas, ainsi qu’à ce qui com-mence à se manifester (épargnant nos enfants innocents, sauvant des chaînes et du tranchant du glaive les femmes et les vieillards troyens !).
Parmi toutes ces formes de l’ancienne spiritualité, nombre d’entre elles n’ont rien à voir avec le rejet de l’incarnation et devront cependant aussi disparaître dans le grand renversement (Ceux-là n’avaient pas péché, que vous tuez dans votre folie !).
Alors que la fin de Troie était proche, Zeus, ayant fait pencher la balance en faveur des Achéens, demanda aux dieux qui étaient descendus pour participer à la bataille de rejoindre l’Olympe. Apollon fut le dernier à quitter Troie : la force qui œuvre au déve-loppement du mental de lumière cessa de supporter la séparation esprit/matière. Le mouvement spirituel symbolisé par les Troyens ayant atteint sa fin, les forces du surmental ne peuvent plus s’opposer les unes aux autres et doivent se rassembler pour le début de la prochaine phase évolutive. Elles s’abstiennent donc de toute intervention dans la phase finale du renversement car celui-ci est devenu inéluctable. D’autre part, elles ne sont pas concernées par les conséquences, sauf éventuellement à avoir une immense compassion. Nous traduirions en effet « faltering with pity » plutôt par « vacillants de pitié ». (alors que même les dieux, rendus hésitants par la pitié, Se détournent de la douleur qui doit venir, et de l’immense agonie, et des larmes ?).
Ne dites pas que la route de l’évasion descend trop bas pour votre pas arrogant.
L’orgueil n’est pas pour notre argile ; la terre, non le ciel, fut notre mère,
Et nous sommes pareils aux fourmis dans notre labeur, aux bêtes par notre mort ;
Seuls ceux qui se cramponnent aux mains des dieux peuvent s’élever au-dessus de la fange terrestre.
Enfants, couchez-vous sous leur fouet, pour que votre cœur revive dans leur radiance solaire.
Tel est notre lot ! quand la colère du ciel est passée, alors le mortel
Relève la tête ; bientôt son cœur se cicatrise, et il oublie qu’il a souffert.
Cette sagesse encourage ces parties de l’être attachées aux royaumes de l’esprit et rejetant la nature inférieure, le corps et la matière, à se tourner vers l’incarnation. Le yoga des profondeurs ne peut être rejeté par le yoga de l’esprit qui s’évade hors de la vie (Ne dites pas que la route de l’évasion descend trop bas pour votre pas arrogant).
L’homme dans son évolution est issu de la nature et non une simple création de l’esprit (la terre, non le ciel, fut notre mère). Il doit œuvrer comme les fourmis pour la purification de son être jusqu’au plus profond, chacun travaillant pour l’humanité entière. Sri Aurobindo fait ici un rapprochement avec Achille qui est le roi des Myrmidons, c’est-à-dire « le roi des fourmis », ces petits animaux qui nettoient dans un labeur minutieux, collectif et impersonnel, dans les moindres aspects, jusqu’à l’os (Et nous sommes pareils aux fourmis dans notre labeur…). Et pour la plupart des humains, la mort est aussi mystérieuse et inconsciente que celle des animaux (…aux bêtes par notre mort).
Seule une foi absolue dans le divin, une endurance et une consécration totale et inconditionnelle (surrender) peut permettre une progression au-delà de la misérable inconscience humaine actuelle et obtenir une illumination des différentes parties de l’être (Seuls ceux qui se cramponnent aux mains des dieux peuvent s’élever au-dessus de la fange terrestre. Enfants, couchez-vous sous leur fouet, pour que votre cœur revive dans leur radiance solaire). Jamais les épreuves ne durent indéfiniment et aussi insupportables soient-elles, elles sont toujours suivies de moments de joie qui aident à oublier les souffrances endurées précédemment (Tel est notre lot ! quand la colère du ciel est passée, alors le mortel relève la tête ; bientôt son cœur se cicatrise, et il oublie qu’il a souffert).
Pourtant, si aux créatures était refusée la résurrection qui succède à la faiblesse et à la honte,
Aucune chute n’étant suivie d’un lendemain, qui pourrait alors conseiller la soumission ? 440
Mais puisque la fortune humaine ascendante doit trébucher à son apogée,
Et après sa chute, monter à nouveau, puisque, comme la naissance, la mort est notre partage,
– Être fauchés à maturité, pour être à nouveau semés comme le blé par le fermier –,
Soyons encore patients avec les dieux, en acceptant leurs desseins.
Sri Aurobindo fait alors référence aux épreuves qui parsè-ment le chemin évolutif : erreurs d’orientation, manifestations de l’inconscience et de l’ignorance dont nous sommes issus, et aussi de notre ego.
Ces chutes durant lesquelles nous expérimentons les mani-festations de notre inconscience – les peurs, angoisses et doutes, ainsi que la faiblesse de notre nature et la honte de cette faiblesse –, sont toujours suivies de résurrection. Car tel est le principe de l’évolution : l’homme apprend par ses échecs et par ses erreurs. Ainsi, c’est l’espoir de la fin du tunnel noir, l’espoir d’un lendemain heureux qui fait que l’homme, au lieu de s’entêter ou se révolter, peut accepter de se soumettre quand le destin lui semble contraire (Pourtant, si aux créatures était refusée la résurrection qui succède à la faiblesse et à la honte, aucune chute n’étant suivie d’un lendemain, qui pourrait alors conseiller la soumission ?).
D’autre part, le mouvement du yoga est un processus d’as-cension suivie d’une intégration afin d’illuminer et purifier les parties correspondantes dans la nature inférieure. Cette intégration peut prendre l’apparence de chutes. Toutes les parties de l’être doivent en effet être amenées au niveau nouvellement acquis. Il y a donc toujours une fin aux processus d’intégration. (Mais puisque la fortune humaine ascendante doit trébucher à son apogée, et après sa chute, monter à nouveau).
Enfin, ce sont des cycles dans le mental qui gouvernent l’é-volution actuelle, pour les petites choses comme pour les grandes. Et donc, à l’apogée de tout mouvement suit obligatoirement ce qui peut apparaître comme une chute, suivie par un nouveau mouvement qui poursuit le précédent, mais à un niveau supérieur. De même, naissance et mort rythment le cycle des réincarnations avec l’intégration progressive des expériences dans l’être psychique (puisque, comme la naissance, la mort est notre partage).
Ce mouvement de croissance et de déclin, d’apogée et de chute, est le propre des formations surmentales – celles du monde des dieux – qui se succèdent dans l’humanité depuis des millénaires. Mais ce ne sera plus le cas avec une création supramentale car la destruction des formes ne sera plus nécessaire à l’évolution. Les choses pourront en effet se transformer sans destruction préalable (Soyons encore patients avec les dieux, en acceptant leurs desseins).
Ne croyez pas que j’ouvre les bras à la défaite. Ne pensez pas que par la soumission à l’Hellade
Je voudrais sceller la mort de la fière espérance. Ce n’est pas cela que j`ai conseillé, ô nation,
Mais que vous égaliez vos aïeux qui gardaient la tête haute, eux les plus grands des mortels.
Jadis Troie fut encerclée par les cavaliers des armées cimmériennes ;
Ses plaines flambaient jusqu’aux cieux, et sa citadelle noircie de fumée
Abrita en silence le triste reste de ses fils et les épaves de sa grandeur. 450
Le courage et la sagesse survécurent dans cet effondrement, et une prudence au regard inflexible
L’aida à vivre ; méconnaissable pour cacher sa puissance, Troie se fit petite et attendit.
De tout ce qui précède dans le discours d’Anténor, on pourrait penser qu’il a adopté le point de vue achéen, justifiant en cela d’être appelé traître à sa patrie. Mais cette sagesse ne conseille pas une abdication totale qui serait abandon du yoga de l’amour et de la nécessaire union au divin en l’esprit. En fait, ce symbole de la sagesse préconise une reconnaissance que les temps ont changé et que les forces de l’esprit emmènent temporairement l’humanité dans une autre direction. L’aventurier doit donc effectuer un retrait dans les mondes intérieurs, développer patience et endurance, sauver de la destruction de son yoga ce qui peut l’être encore, jusqu’à ce que le temps de la résurrection de l’ancien mouvement soit venu, pour une nouvelle progression dans l’amour et une poursuite de l’ascension des plans de conscience (Ne croyez pas que j’ouvre les bras à la défaite. Ne pensez pas que par la soumission à l’Hellade, je voudrais sceller la mort de la fière espérance).
Ce n’est pas la première grande épreuve que le chercheur rencontre dans son yoga, et par ses qualités et ascèses, il a toujours su garder sa foi et sa détermination dans les épreuves, plus spécialement celles liées à la conquête du mental illuminé à partir du mental supérieur (Ce n’est pas cela que j’ai conseillé, ô nation, mais que vous égaliez vos aïeux qui gardaient la tête haute, eux les plus grands des mortels).
Les vers suivants font référence à ce que la littérature spiri-tuelle appelle « nuits obscures ». Dans la littérature chrétienne, Saint Jean de la Croix en décrit deux, « la nuit des sens » et « la nuit de l’esprit », la première ne concernant que les débuts du chemin. Sri Aurobindo, dans Savitri, en décrit plusieurs, de plus en plus sombres. Tout d’abord dans le Livre deux, Chant VII, La descente dans la nuit, puis dans le Livre neuf, Chant I, Vers le vide noir et Chant II, Le voyage dans la nuit éternelle et la voix de la Ténèbre. Ces nuits se produisent en des temps différents du yoga. Elles font remonter progressivement à la conscience de l’aventurier les profondeurs d’inconscience de l’humanité avec toutes ses horreurs, profondeurs dont il est solidaire. Le fait qu’elles remontent à la conscience ne signifie pas bien évidemment qu’elles soient mises en actes, mais elles sont vécues comme si elles lui appartenaient en propre, générant une horrible angoisse. Ces épreuves sont appelées « nuits » parce que le chercheur ne perçoit plus aucune lumière pour le guider ou le réconforter. En fait, le chemin spirituel est fait d’innombrables nuits suivies de retours à la lumière, car il n’y a pas de nuit si sombre qui ne soit promesse d’un jour nouveau. Sri Aurobindo nous a dit que le chercheur ne doit pas y attacher une importance particulière.
Dans l’Odyssée, Chant XI, vers 14 et suivants, Homère nous donne une description d’une « nuit obscure » :
« Là, étaient le peuple et la ville des Cimmériens, toujours enveloppés de ténèbres et de brouillards ; et jamais le brillant Hélios ne les regardait de ses rayons, ni quand il montait dans l’Ouranos étoilé, ni quand il descendait de l’Ouranos sur la terre ; mais une affreuse nuit était toujours suspendue sur les misérables hommes. »
Les anciens faisaient résider les Cimmèriens à l’Ouest, aux racines de l’évolution, là où ne parvient aucune lumière du monde de vérité supramental, car le soleil n’y luit jamais, ni dans l’esprit, ni dans la conscience corporelle.
Lors des débuts de la transformation spirituelle, longtemps avant la libération (Ilos), l’aventurier plongea dans une terrible nuit obscure (Jadis Troie fut encerclée par les cavaliers des armées cimmériennes).
Cependant ces nuits sont des nuits purificatrices : purifica-tion des sens, purification du mental et de l’esprit, purification des couches du vital profond proches du corps, puis enfin purification cellulaire. Ici il s’agit de la purification de l’esprit sur toute son étendue, et déjà, certaines glorieuses réalisations durent être abandonnées (Ses plaines flambaient jusqu’aux cieux, et sa citadelle noircie de fumée abrita en silence le triste reste de ses fils et les épaves de sa grandeur).
Mais dans cet effondrement de l’être de l’aventurier, le courage et la sagesse, sans doute au sens d’une maîtrise parfaite du mental, se maintinrent (Le courage et la sagesse survécurent dans cet effondrement). De plus, sa détermination pour accomplir sa tâche jusqu’aux extrêmes limites de ses possibilités ainsi qu’une grande paix intérieure associée à un clair discernement lui permirent de traverser cette épreuve (et une prudence au regard inflexible L’aida à vivre).
Mais en même temps que cette épreuve, l’aventurier sent en lui de plus en plus de puissance qu’il est cependant obligé de voiler aux yeux extérieurs, manifestant une grande humilité, endu-rance et patience (méconnaissable pour cacher sa puissance, Troie se fit petite et attendit).
Teucer descendit, dont le génie travailla à ce royaume et à cette maison,
Patient, minutieux, avisé, et tel l’artisan appliqué qui peine
Sur un casque ou une cuirasse et les met sans cesse à l’épreuve,
Peina sous l’œil des Maitres de tout, et prit grand soin de son martèlement.
Aussi ne voulurent-ils pas, à la fin, le libérer comme le commun des âmes ;
De l’lda ils envoyèrent Pallas Athéna dans llion :
Elle vint en secret, et il gagna avec elle le silence lumineux.
À l’exemple de leur père et seigneur, les enfants de Teucer complétèrent son œuvre. 460
En employant le mot « descendit », Sri Aurobindo évoque sans doute une aide des plans de l’esprit lors de l’entrée dans le mental illuminé qui correspond à la fondation de Troie. Sur le plan extérieur, peut-être fut-ce l’incarnation d’un Avatar (Teucer descendit).
Nous avons déjà évoqué Teucer, roi de Phrygie « qui brûle », province symbole du feu intérieur, Agni. C’est un fils du fleuve Scamandre, symbole du courant de conscience-énergie qui conduit vers l’individuation et de l’aspiration à briser les limites. Il est uni à Idaéa, « l’union en conscience ». Son nom indique un juste mouve-ment de séparation pour conquérir la liberté de l’esprit.
Après cette nuit de l’esprit, qui se produit lors de la transition du mental supérieur au mental illuminé, l’aventurier élabore pas à pas sa progression dans ce dernier plan, tant sur le plan de l’esprit que sur celui de l’incarnation (Teucer descendit, dont le génie travailla à ce royaume et à cette maison (nation)).
Pour ce faire, l’aventurier de la conscience dut déployer des qualités de patience, d’intégrité, de minutie, d’exactitude et d’intelligence, mettant sans cesse ses découvertes à l’épreuve (Patient, minutieux, avisé, et tel l’artisan appliqué qui peine sur un casque ou une cuirasse et les met sans cesse à l’épreuve, peina sous l’œil des Maitres de tout, et prit grand soin de son martèlement).
Ceci nous évoque un texte de Sri Aurobindo du 30 août 1932[36] : « La Mère et moi-même ne nous fondons pas sur la foi seule, mais sur un vaste terrain de connaissances que nous avons développées et mises à l’épreuve toute notre vie. Je pense que je puis dire que j’ai expérimenté jour et nuit pendant des années et des années, plus scrupuleusement qu’un savant ne vérifie sa théorie ou sa méthode sur le plan physique. C’est pourquoi l’aspect que présente le monde autour de moi ne m’alarme pas, et la furie des forces adverses, dont la rage augmente au fur à mesure que la Lumière se rapproche du champ de la terre et de la Matière, même si elle parvient souvent à ses fins, ne me déconcerte pas. »
La « libération » obtenue à la fin de ce processus est da-vantage que l’expérience d’une libération de l’esprit, d’union avec le Soi, avec le divin en l’esprit. Elle est accompagnée de l’acquisition définitive du silence mental qui est un don des forces spirituelles qui consacre des années de yoga (Aussi ne voulurent-ils pas, à la fin, le libérer comme le commun des âmes ; de l’lda ils envoyèrent Pallas Athéna dans llion : elle vint en secret, et il gagna avec elle le silence lumineux).
Ce silence mental, Sri Aurobindo l’acquit auprès du Yogi Vishnu Bhaskar Lele en trois jours, en décembre 1907, alors qu’il avait 35 ans, après avoir exprimé qu’il voulait faire un yoga de l’action, et non un yoga du renoncement à la vie (sannyasa et nirvana). Sri Aurobindo transmis le silence mental à Mère lors de l’une de leurs premières rencontres.
Il s’agit bien ici du silence mental que l’on acquiert au début de l’entrée dans le mental illuminé et non du « mental de lumière » qui, dans son ultime développement, est à la limite du surmental et du supramental. En effet, dans son livre La manifestation supramentale sur la terre, Chapitre VII, Le supramental et le mental de lumière, Sri Aurobindo indique clairement que ce mental de lumière ne peut être sujet à l’erreur, et qu’il se situe donc bien au-dessus du plan où a lieu symboliquement la guerre de Troie qui marque la fin du yoga qui sépare l’esprit de la matière : « Ce que nous avons appelé spécifiquement le « Mental de Lumière » est en fait le dernier d’une série de plans de conscience descendants où le Supramental se voile en se limitant volontairement ou en atténuant les activités qui le manifestent, mais son caractère essentiel reste le même : c’est un fonctionnement de lumière, de vérité, de connaissance, dans lequel l’inconscience, l’ignorance et l’erreur ne peuvent prétendre à aucune place. »
Le plan du mental illuminé devait être stabilisé jusqu’à devenir permanent, ce que firent la descendance de Teucer avec Dardanos (le juste mouvement vers l’union en l’esprit), Tros (le mouvement juste vers les hauteurs de l’esprit), Ilos (la libération de l’esprit), Assarakos (la paix intérieure), Ganymède (qui se soucie de la joie) et Laomédon (la maîtrise de la personnalité ou de l’être extérieur) (À l’exemple de leur père et seigneur, les enfants de Teucer complé-tèrent son œuvre).
Affronte maintenant aussi l’adversité, ô peuple, ramassé sur toi-même, silencieux.
Voile-toi, ô puissante, léonine Ilion, dissimulant ta grandeur !
Sois comme ton père Teucer ; sois comme une caverne de lion ;
Sois comme un Destin qui se fait petit ! Sans un mot, inflexibles, concentrés,
Travaillez dans la nuit à votre vengeance, votre cœur enveloppé dans le linceul du secret.
Ne laissez pas les cieux implacables en avoir vent ; que l’ennemi ne surprenne pas un chuchotement !
Mûrissez l’heure de votre coup, tout en distillant des paroles plus suaves que le miel.
L’aventurier en a terminé avec son argumentaire. Viennent alors les recommandations de cette haute sagesse au reste de l’être. Tout ce qui fit la grandeur de la transformation psychique et de la réalisation de l’union en l’esprit doit se retirer à l’arrière-plan, concentré, sans révolte, sans regret, avec courage, sans manifestation extérieure de la puissance gagnée dans ce yoga (Affronte maintenant aussi l’adversité, ô peuple, ramassé sur toi-même, silencieux. Voile-toi, ô puissante, léonine Ilion, dissimulant ta grandeur !).
Par deux fois, Sri Aurobindo prend l’image du lion, la pre-mière fois comme qualificatif de la forme des yogas passés (léonine Ilion), la seconde fois pour évoquer une partie de l’être inexpug-nable capable de contenir une grande puissance (sois comme une caverne de lion).
Elle suggère donc que ces réalisations, buts et pratiques de yoga se retirent du combat frontal contre les forces qui se mani-festent maintenant dans l’être et patiemment, sans manifestation extérieure, attendent une période plus propice à leur résurrection (Sois comme un Destin qui se fait petit ! Sans un mot, inflexibles, concentrés, Travaillez dans la nuit à votre vengeance, votre cœur enveloppé dans le linceul du secret).
Ces buts et pratiques de yoga doivent se maintenir à l’insu des forces de l’esprit et des autres formes de yoga, dans une semblance d’acceptation du nouveau mouvement. La foi dans les réalisations du passé obtenues par le discernement ne doit pas fléchir, étant le seul espoir d’évolution pour l’humanité. (Ne laissez pas les cieux implacables en avoir vent ; que l’ennemi ne surprenne pas un chuchotement ! Mûrissez l’heure de votre coup, tout en distillant des paroles plus suaves que le miel.)
Amis, je sais qu’à ma voix vous tournerez le dos à la mort, je sais que vous m’entendrez !
Le jour peut encore venir, où je contemplerai les ruines de la hautaine Mycènes.
N’est-il pas préférable, plutôt que de voir Ilion livrée à l’épée de ses haïsseurs, 470
N’est-il pas plus à propos, plutôt que Troie capturée et proie lamentable des flammes,
D’attendre que vienne à grands pas le temps où les Achéens du sud et ceux du nord,
Qui regardent maintenant avec une sourde aversion de part et d’autre de l’isthme qui les sépare,
Emplis de haine, chercheront l’affrontement, aiguillonnés par les dieux qui sont en eux,
Où Pélops marchera sur l’Attique, ou Thèbes descendra sur les Spartiates ?
L’heure qui aujourd’hui nous est gardée au ciel sera alors mûre pour poindre,
Alors, par-delà l’Océan, la Victoire lancera son cri à nos bannières,
Appelant nos enfants de sa voix immortelle. Alors, enfants d’llos,
Troie se soulèvera en force et marchera à travers la Grèce et au-delà, jusqu’à Gadès. »
Cette haute sagesse et sainteté est presque convaincue que le reste de l’être entendra ses arguments, convaincue que le mouvement opposé ne durera pas (Amis, je sais qu’à ma voix vous tournerez le dos à la mort, je sais que vous m’entendrez ! Le jour peut encore venir, où je contemplerai les ruines de la hautaine Mycènes).
Cette sagesse imagine que les différentes parties de l’être qui maintenant œuvrent de concert pour un nouveau yoga ne pourront plus bientôt s’entendre, chacun déjà prétendant être un fondement indispensable pour le nouveau du yoga. L’isthme de Corinthe caractérise l’effort mental intellectuel. Au Nord de l’isthme sont les provinces symboles des yogas se basant sur le discernement intellectuel, au sud celles qui représentent le travail de purification (Argolide), concentration et abolition de l’ego (Achaïe), ouverture au nouveau (Laconie), acquisition de la force tranquille (Arcadie) et union dans la libération (Élide).
(N’est-il pas préférable (…) D’attendre que vienne à grands pas le temps où les Achéens du sud et ceux du nord, qui regardent maintenant avec une sourde aversion de part et d’autre de l’isthme qui les sépare).
Le terme « Achéen » désigne la coalition contre Troie. Il est construit avec la lettre Khi, symbole de concentration, de rassem-blement ou d’abolition de l’ego.
Mais chaque province de la Grèce antique est aussi le symbole d’un yoga particulier qui a tendance à vouloir s’imposer.
Pélops, fils de Tantale, est le symbole du développement de l’aspiration. Il a donné son nom au Péloponnèse. L’Attique est la région d’Athènes, symbole de l’évolution de l’être intérieur pour la maîtrise de l’être extérieur. Pélops marchant sur l’Attique, ce serait opposer l’aspiration au développement de l’être intérieur.
Thèbes, située au Nord de l’attique, est la cité de la purifica-tion (cf. les guerres de Thèbes en vue de la purification des sept chakras). Il faut entendre purification comme « mettre chaque chose à sa place » et ultimement, selon la définition de Mère dans l’Agenda, (Tome 4, 25 septembre 1963) : « Être pur, c’est être ouvert seulement à l’influence du Suprême et à nulle autre ». Sparte est la ville dont Ménélas est le roi, la ville de « ce qui est semé », le symbole de formes nouvelles en accord avec la vérité évolutive (Hélène). Thèbes descendant sur les Spartiates, ce serait donc un conflit entre la primauté du yoga de la purification des centres de conscience et celui de la vérité évolutive qui implique des formes nouvelles.
Si l’aventurier sait attendre que le mouvement d’évolution de la conscience fasse son œuvre (par-delà l’Océan), il peut être sûr que le yoga de l’amour associé à l’union en l’esprit redeviendra le mouvement essentiel de l’évolution (L’heure qui aujourd’hui nous est gardée au ciel sera alors mûre pour poindre, (…) Troie se soulèvera en force).
Nous avons vu plus haut que la ville de Gadès, située à l’extrême sud-ouest de l’Espagne actuelle, et donc la plus à l’Ouest des terres connues, est sans doute prise ici comme le symbole de la plus grande avancée spirituelle dans la Connaissance (Troie marchera à travers la Grèce et au-delà, jusqu’à Gadès).
Ainsi parla Anténor : l’esprit de l’assemblée hostile 480
Remuait et ondoyait à ses paroles comme les eaux sous leur maître Poséidon.
De même que les lames rebelles cinglées par les fouets de la tempête
Font des sauts et dressent leurs crêtes comme un serpent irrité son capuchon,
L’œil vert sous leurs capuches érigées, – et elles avancent malgré elles,
Sous une bannière d’écume, la voix rauque, chassées par le vent ainsi que moutons
Vers la rive destinée à leur repos, sans pouvoir, en dépit de leur rage, se retourner contre leur conducteur, –
Pour finalement s’effondrer, avec une rumeur d’approbation morose, consentant à leur chute dans un bruit de tonnerre,
Énormes et stupéfaites, là où elles ont été constamment dirigées,
De même, d’une âme qui résistait, obéissait et haïssait de céder,
Cinglés par sa censure, indignes, les Troyens se rapprochaient de ses vues : 490
Parfois montait une clameur, puis, affaiblis et plus rares,
Seuls s’élevèrent des murmures irrités entre deux périodes de silence maussade ;
Enfin, de la gorge du peuple assemblé sortit comme à regret une sourde acclamation.
Dans ce paragraphe, on voit la partie qui dans l’aventurier, d’abord rebelle à cette haute sagesse, progressivement accepte son point de vue malgré elle, comme soumise à une force qui la domine (d’une âme qui résistait, obéissait et haïssait de céder, cinglés par sa censure, indignes, les Troyens se rapprochaient de ses vues). Sri Aurobindo semble décrire une opposition du vital à cette sagesse, car Poséidon est le maître du subconscient et celui qui génère les tempêtes émotionnelles. Mais c’est une opposition qui ne peut se retourner contre les forces qui la dirige (sans pouvoir, en dépit de leur rage, se retourner contre leur conducteur) et qui finalement doit accepter de s’incliner (Pour finalement s’effondrer, avec une rumeur d’approbation morose, consentant à leur chute dans un bruit de tonnerre). Car ces expressions du vital ont en fait été constamment dirigées par les forces supérieures qui les conduisaient là où elles voulaient (chassées par le vent ainsi que moutons vers la rive destinée à leur repos, (…) là où elles ont été constamment dirigées).
L’acceptation de ce point de vue, cependant, est très loin de recevoir une approbation enthousiaste de toutes les parties de l’être qui supportent les formes des anciens yogas (Enfin, de la gorge du peuple assemblé sortit comme à regret une sourde acclamation).
Démontés et ne disant mot, les partisans de Laocoon enrageaient au fond de leur cœur ;
La faction de Pâris, troublée, se tourna vers le visage de son chef.
Lui ne se levait toujours pas ; indifférent et souriant, il était assis, dans toute sa beauté,
Et fixait de ses yeux brillants les piliers sculptés d’Ilos.
Incertaine, sous l’empire d’Anténor, la nation attendait en silence.
Les pratiques inspirées par la force qui œuvre au mental de lumière « assombrie par le destin », ne peuvent accepter cette voie prônée par une sagesse dépassée (Démontés et ne disant mot, les partisans de Laocoon enrageaient au fond de leur cœur).
Les formes du yoga qui supportent la quête de l’égalité acquise par le renoncement sont désorientées et attendent que l’aventurier se positionne en ce domaine (La faction de Pâris, troublée, se tourna vers le visage de son chef). Mais ce yoga parvenu à une vraie réalisation (dans toute sa beauté) est pour l’instant en retrait et ne semble pas avoir de position définie sur le processus évolutif (indifférent et souriant). Il reste tourné vers les fondements de la quête d’une plus grande liberté qui ont permis le dévelop-pement jusqu’à ce point (Et fixait de ses yeux brillants les piliers sculptés d’Ilos).
Avec ces derniers vers se termine le développement du point de vue de la plus haute sagesse qui s’accroche au passé et veut à tout prix éviter la destruction des formes de la spiritualité qui ont permis tant d’expériences et de réalisations.
***
Carte Grèce antique, Wikimedia Commons CC 4.0, crédit O H 237
[1] Note de Satprem de 1979 figurant dans l’Agenda de Mère Volume 4, entrée du 16 octobre 1963
[2] Sri Aurobindo, La Vie Divine, L’ascension vers le supramental,
Chap 2-26
[3] Homère, L’Iliade, Chant XVII
[4] Agenda de Mère, Tome 9, 25 septembre 1968
[5] Sri Aurobindo, La Vie Divine, Chapitre XXVI, L’ascension vers le supramental
[6] Voir à sujet Agenda de Mère, Tome 2, entrée du 18 avril 1961 dans laquelle Mère explique que « tout est déjà là de toute éternité » et plus loin : « on comprend que ça puisse être à la fois absolument libre et absolument déterminé. »
[7] Sri Aurobindo, La Vie Divine, Chapitre XXVI, L’ascension vers le supramental
[8] Ilion, Book 1, 546
[9] Philippe B. Saint-Hilaire (Pavitra), Le Yoga de la Bhagavad Gîtâ, p. 331
[10] Voir plus loin, vers 289
[11] Voir plus loin, vers 290
[12] Agenda Tome 2, 18 février 1961
[13] Agenda Tome 2, 25 février 1961
[14] Sri Aurobindo, Pensées et Aphorismes
[15] Sri Aurobindo, Savitri, Livre 2, Chant dix, vers 742-743 et 750-751
[16] Hésiode. Les travaux et les jours.
[17] V.Murugesu, A Commentary on Sri Aurobindo’s Poem Ilion
[18] Sri Aurobindo, On Himself
[19] Savitri, Livre II, Chant 13, Vers 6 et 13
[20] Savitri, Livre II, Chant 13, Vers 52
[21] Savitri, Livre II, Chant 15, Vers 20, 24, 120 et 180
[22] Cf. Sri Aurobindo, Le journal du yoga
[23] Savitri, Livre I, Chant 3, vers 802-804
[24] Voir à ce sujet l’Agenda de Mère, Tome 2, entrée du 18 avril 1961
[25] Letters on Savitri, SABCL, vol.29 p.773-774
[26] Agenda de Mère, Volume 4, 13 mars 1963
[27] L’Agenda de Mère, Tome 4, entrée du 23 Novembre 1963
[28] Iliade, Chant 3, vers 146 et suiv. Ces vieillards sont Priam « le racheté », Panthoos « celui qui est rapide en tout » prêtre d’Apollon, Thymoites « l’âme tournée vers les hauteurs de l’esprit », Lampos « brillant, lumineux » fils de Laomédon, Clytios « conscience célèbre » fils de Laomédon, Hikétaon « qui vient en suppliant », fils de Laomédon et père de Mélanippos « une force noire », qu’Homère qualifie de « nourrisson d’Arès », et Ucalégon « qui ne s’inquiète pas ». Au Chant 20, Homère confirme que Lampos, Klytios et Hikétaon sont bien des fils de Laomédon alors que la tradition ultérieure veut qu’Héraclès ait tué tous les enfants mâles de Laomédon lors de son expédition punitive contre Troie sauf Priam qui n’était pas présent.
[29] Iliade, Chant VII, vers 353
[30] L’Agenda de Mère, Tome 2, 8 Août 1961
[31] Sri Aurobindo, La Synthèse des Yogas, Quatrième partie : Le Yoga de la Perfection de Soi, Chapitre 9, La libération de la Nature. Ed. Buchet-Chastel p.125
[32] Idem note précédente
[33] Agenda de Mère, Volume 1, 12 novembre 1957.
[34] Essays on the Gîta, P.222
[35] Iliade, Chant XIX.
[36] On Himself, SABCL, volume 26, pp. 468-469