Les Argonautes chez Phinée

 

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Ce mythe traite des perturbateurs de l’intuition et de l’impossibilité de profiter des prises de conscience

Le lendemain, les héros débarquèrent sur la terre Thynienne. Sur le rivage, l’aveugle Phinée avait sa demeure. Il était uni à Cléopâtre, fille de Borée et donc sœur des Boréades (Calaïs et Zétès). Il avait reçu d’Apollon des dons de prophétie. Selon certains, le roi de l’Olympe lui avait ôté la vue parce qu’il n’éprouvait pas le moindre scrupule à révéler aux hommes « la pensée sacrée de Zeus ». Pour d’autres, il avait préféré vivre longtemps plutôt que devenir aveugle.

Mais il ne pouvait profiter des mets innombrables que lui offraient les hommes en remerciement de ses prédictions, car les Harpyes « chiennes du grand Zeus » surgissaient du ciel à travers les nuages et les lui arrachaient de la bouche et des mains à coups de bec. Non contentes de le priver de ces mets succulents, elles empuantissaient tous les restes.

Compatissants, les Argonautes déléguèrent Calaïs et Zétès qui poursuivirent les Harpies au bout du monde, jusqu’aux îles Plotai « les Iles flottantes » qui furent alors renommées les Strophades « les îles tournoyantes». À la demande d’Iris qui s’était engagée à ce qu’elles ne martyrisent plus jamais Phinée, les Boréades laissèrent la vie sauve aux Harpyes et firent demi-tour.

Selon d’autres, un arrêt du destin (Moira) voulait que les Harpies meurent des mains des Boréades tandis que ces derniers devaient à leur tour périr s’ils échouaient à les rattraper. Selon Apollodore, tous moururent, les seconds ayant échoué à rejoindre les premières qui s’effondrèrent d’épuisement.

En remerciement, Phinée annonça aux Argonautes un certain nombre d’épreuves à venir.

 

Cette étape marque l’entrée dans le monde intérieur, car c’est le débarquement en terre Thynienne (Q+N : l’évolution du contact avec ce qui est au centre). Ce nécessaire retournement qui marque l’entrée sur le chemin est symbolisé par la cécité qui frappe non seulement les devins tels Tirésias, le devin de Thèbes, mais aussi Œdipe et nombre de personnages des récits initiatiques.

Le chercheur doit désormais se préoccuper davantage des mouvements de son monde intérieur que de sa réaction aux évènements extérieurs.

Les raisons de cette cécité sont différemment expliquées par les auteurs : soit Phinée avait révélé imprudemment les desseins de Zeus, en détail et jusqu’au bout. Or la volonté de Zeus était qu’il ne fallait dévoiler aux hommes que les oracles imparfaits de la divination pour qu’ils aient encore besoin du secours des dieux. C’est-à-dire que ce que le chercheur peut connaître et comprendre du chemin, même si cette connaissance peut lui être utile – car Phinée est un devin qui fait son travail de façon juste – ne doit pas l’empêcher de se remettre entre les mains des plus hautes instances de sa conscience. Ce n’est pas l’ego en effet qui doit décider du chemin. Mais il ne peut s’agir ici que d’une prise de conscience, l’abandon au Réel étant très progressif pour la plupart des chercheurs qui ne peuvent acquérir que très progressivement des certitudes découlant d’une vision de Vérité, car, pendant longtemps encore, ils doivent dépendre des forces supérieures qui les guident dans leur ignorance.

Dans une autre version, Phinée, obligé de choisir, avait préféré une longue vie à la conservation de sa vue : si le chercheur s’était maintenu dans le mouvement d’extériorisation de l’ego, il n’aurait pu garder longtemps ses capacités intuitives naissantes.

Le nom Phinée est lié à « la pénétration de la conscience dans les plans inférieurs de l’être » : il symbolise donc une meilleure appréhension et donc une meilleure maîtrise du chemin et de son déroulement. Après une première purification, le chercheur est capable de certaines perceptions exactes venant de la lumière intérieure (Il avait reçu d’Apollon des dons de prophétie). Phinée exprime donc une capacité croissante de perception intérieure non mentale. Son union avec Cléopâtre « les ancêtres renommés » indiquerait également que le chercheur tente de se diriger selon les accomplissements des anciennes traditions spirituelles ou selon ses propres réalisations passées.

Du fait de son retournement intérieur, il peut commencer à percevoir l’évolution de certaines parties de son être selon ses nouvelles perceptions (ceux à qui Phinée fait des prédictions). Mais il ne peut en tirer profit pour améliorer ces perceptions psychiques (les mets offerts) car il est perturbé constamment par des mouvements mentaux archaïques et extrêmement rapides, les Harpies. Nous avons vu dans le chapitre dédié à l’étude de La genèse et la croissance de la Vie que ces mouvements du mental naissant sont liés à la fois aux renversements d’équilibre et aux processus d’homéostasie (mouvements de retour à l’équilibre). Leur raison d’être provient de la nécessité de maintenir ou renverser les processus répétitifs ou d’enroulements sur lesquels s’est construite la vie animale afin de permettre la stabilité propice à une lente évolution. Elles s’opposent donc à tout changement profond dans l’être et à toute accélération de son évolution.

 

Ce sont des « ravisseuses » qui enlèvent les gens sans laisser de traces : c’est-à-dire qu’elles font disparaître des états de conscience sans que l’on comprenne comment cela se produit. Ces « perturbateurs » empêchent le maintien du calme et de la paix nécessaires au fonctionnement correct de l’intuition et à la réceptivité à l’influence d’en haut.

Les Harpyes résident aux îles Strophades, « celles qui se meuvent en tournant », les mouvements « d’enroulement » à la racine de la vie. Dès le niveau cellulaire, il existe de tels mécanismes de protection du corps, par exemple celui des cellules enveloppant de matière un corps étranger. Dans le monde animal, la répétition est l’un des processus fondamentaux qui s’exprimera chez l’homme par l’habitude.

Les Harpyes sont donc bien évidemment nécessaires jusqu’à un stade extrêmement avancé du yoga, lorsque commence la transformation corporelle.

 

Lors des débuts dont il est question ici, le grand perturbateur de l’intuition psychique naissante est le doute.

Bien évidemment, le chercheur veut comprendre ces modifications de son état intérieur afin de pouvoir limiter leur influence sur sa vie et sur ses perceptions psychiques. Mais il est très difficile d’en déterminer l’origine : il faut beaucoup de sincérité, de persévérance et de patience pour les traquer et remonter à leur source, car ce sont des fonctionnements qui soutiennent la constitution de l’ego animal et sont liés à l’apparition du mental dans le corps (les Harpies sont filles de Thaumas, le second stade de développement de la vie juste après Nérée, « le vieillard de la mer »).

Pour traquer les Harpies jusqu’à ce stade primitif de la conscience, le chercheur mobilise à leur poursuite ses deux atouts les plus efficaces, les deux agents essentiels de cette phase de la quête dans le juste mouvement d’incarnation, les Boréades Calaïs et Zétès, « l’appel » ou « la rectitude » et « la recherche ». Ce sont les mouvements essentiels de l’ascèse (les enfants de Borée le vent du Nord et donc tournés vers l’aspiration à l’union et d’Orythie ou Oreithyia « celle qui s’élance sur la montagne », une princesse athénienne et donc l’un des buts de la croissance de l’être intérieur). Les Boréades sont des êtres ailés et représentent donc des processus mentaux aiguisés. Ils peuvent poursuivre ces mouvements archaïques de la conscience mentale-vitale jusqu’au point où les condensations d’énergies les plus infimes à la racine de la vie n’ont pas encore trouvé de point d’application (Iles flottantes), c’est-à-dire n’ont pas encore généré dérèglements et disharmonies. Le chercheur peut alors observer et comprendre comment elles se transforment en mouvements d’enroulements, de type répétitifs ou obsessionnels (Iles tournoyantes), entraînant disharmonies, désordres et maladies.

 

Que la poursuite soit longue, c’est une évidence, car descendre en conscience à ces niveaux archaïques exige patience et persévérance. Cette poursuite durera même tout au long de la quête car les Harpies sont actives jusqu’au niveau cellulaire. Mais l’élément actif ne sera plus alors le mental mais une conscience d’ordre supérieur. C’est pourquoi les Boréades meurent lorsqu’ils ont réussi à empêcher les mouvements tournoyants de naître (la mort des Harpies).

Dans le cadre de la quête des Argonautes, il n’est donc question que d’un travail préliminaire, celui d’une lutte contre le doute.

 

Dans une autre version, les Harpies ne meurent pas.

Iris « la messagère des dieux » demanda à ce qu’elles soient épargnées, garantissant en échange la tranquillité de Phinée : ces processus du mental-vital nécessaires à l’équilibre général de l’être doivent être maintenus mais le chercheur qui a suffisamment développé sa réceptivité n’est plus perturbé par leur action.

Au premier niveau, c’est donc dans le mental qu’une certaine tranquillité peut être obtenue. Si le mental est le lieu d’une agitation incessante (comparé à un singe fou sautant de branche en branche), une ascèse poursuivie avec persévérance peut apporter, si ce n’est le silence mental, du moins un certain calme : les Boréades obtinrent en effet d’Iris la tranquillité pour Phinée, c’est-à-dire une certaine capacité à isoler un état réceptif (intuitif) de ces perturbateurs du vital archaïque.

Lorsque le chercheur a réussi à pacifier son mental, à éloigner le doute qui perturbe l’intuition psychique, il est en mesure de percevoir intuitivement les grands changements nécessaires (Phinée indique aux Argonautes, dans la limite permise par les dieux, les épreuves qu’ils rencontreront jusqu’à l’arrivée en Colchide).

Cependant, c’est seulement dans la mesure où il progressera dans l’amour qu’il pourra également  progresser sur le chemin (Phinée les prévint aussi que le succès de leur entreprise dépendait d’Aphrodite).

 

Douter est un processus mental. Pour y répondre, soit l’on s’abstient d’agir, soit le plus souvent on choisit en fonction des préférences de l’ego. Lors de la croissance de l’intellect, le mental procède par tâtonnements et le doute est son auxiliaire. Mais dans le chemin spirituel, on aspire à une exactitude – dans la pensée, la parole et l’action – qui ne vient pas du mental mais de l’âme intérieure, de la lumière psychique. Si le doute est utile dans la construction de l’ego, pour se construire une pensée libre et s’individualiser, il devient un obstacle dans le chemin spirituel ou la certitude doit être acquise par l’être intérieur qui connaît par identité, par la lumière de l’âme (de l’être psychique). Car il n’y a pas de connaissances indubitables dans le mental, seulement dans l’âme ou l’être psychique qui est un avec la Vérité. Lorsque l’on vit dans le mental, on est obligé de faire des choix, mais lorsque le psychique gouverne l’être, on sait le juste. L’expérience spirituelle relevant de l’âme est donc certaine, et c’est la perception intérieure, en rapport avec le corps, qui en est la clef.

Et Mère de nous le confirmer :

« Toute division dans l’être est une insincérité. La plus grande insincérité est de creuser un abîme entre son corps et la vérité de son être. Quand un abîme sépare l’être véritable de l’être physique, la Nature le remplit immédiatement de toutes les suggestions adverses dont la plus redoutable est la peur, et la plus pernicieuse le doute. »

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