Le retour d’Énée

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La lignée troyenne est reliée sans ambiguïté à la Pléiade Électre qui symbolise le mental illuminé, et exprime l’accomplissement de la libération en l’esprit.

Bien que l’une de ses branches ait été anéantie dans la guerre de Troie par les Achéens sous la conduite Agamemnon, les anciens n’ont, à l’évidence, pas voulu indiquer avec la mort d’Hector et celle de la plupart des enfants de Priam que l’évolution dans l’ascension des plans de conscience ne devait plus être recherchée. C’est seulement « l’erreur troyenne », c’est-à-dire le manque de purification et de consécration, qui fut soulignée.

Aussi, une fois que sera accomplie une plus grande purification qui permettra un « dévoilement » de la divinité dans les profondeurs du vital et du corps par l’union esprit-matière, la voie troyenne doit-elle se poursuivre pour conquérir les plans du mental intuitif et du surmental et émerger enfin dans le supramental.

Même si le chercheur doit tout remettre en question lors du grand retournement, il doit conserver l’une des réalisations majeures obtenues dans la voie de l’ascension dans la partie de l’être parvenue à « l’égalité ». Énée appartient en effet à la lignée d’Assarakos « celui qui n’est pas troublé », frère d’Ilos. Assarakos, symbolise avec les lettres structurantes, « l’évolution juste d’une ouverture de conscience qui se poursuit dans l’équilibre des polarités » (selon les deux sigmas accolés comme dans le nom Ulysse).

Rappelons qu’à l’opposé, Ilos représente la quête de liberté qui se fourvoie en cherchant ou privilégiant la seule libération en l’esprit et en refusant la matière : Ilos avait fondé Ilion sur la colline de l’erreur (Até). C’est donc cette direction évolutive qui prend fin avec la victoire des Achéens.

La lignée d’Assarakos ne doit donc pas être confondue avec celle d’Ilos et de son fils Laomédon où s’installe le manque de consécration. Elle génère en effet un mouvement « considérant l’homme dans son intégralité », qui lui-même se tourne vers l’Amour : Anchise, fils de Capys (peut-être « celui qui s’ouvre à l’équilibre ») et de Thémisté « la loi de la rectitude », s’unit à Aphrodite, symbole de l’Amour qui ne peut séparer. De cette union naquit Énée, symbole de la Troie future.

Rappelons aussi que le troisième enfant de Tros, Ganymède « celui qui se soucie de la joie », fut enlevé par Zeus sur l’Olympe pour être l’échanson des dieux : à ce stade du yoga, le chercheur a déjà établi une joie inaltérable en son esprit, dans un accord étroit avec les puissances du surmental.

Homère, par la bouche de Poséidon (Iliade XX, 300 et suiv.), confirme la poursuite de cette voie : le destin d’Énée (« la conscience en évolution » ou « le terrible ») est « d’échapper (au sac de Troie)  pour empêcher que, faute de semence, ne périsse la race de Dardanos que le fils de Cronos a aimée plus que tous les enfants issus de lui et de mortelles » et « c’est désormais sa Force Énée qui règnera sur les Troyens et les enfants de ses enfants qui naîtront par la suite ».

En revanche, Homère n’envisageait sûrement pas pour l’avènement de l’Amour une échéance aussi proche que celle chantée par Virgile dans l’Énéide. Nous nous en tiendrons donc ici aux quelques rares indications fournies par les sources grecques archaïques.

La fuite d’Énée est diversement relatée selon les auteurs.

Soit il quitta Troie à la suite du mauvais présage que constituait la mort de Laocoon et de son fils, soit les Achéens lui auraient permis de s’enfuir durant le sac de la ville en raison de sa grande piété. Dans de nombreuses versions, il partit en portant son père Anchise sur son dos et se réfugia sur le mont Ida.

Selon la Petite Iliade, il fut fait prisonnier par les Grecs puis attribué à Néoptolème qui avait aussi reçu l’accord d’Agamemnon pour prendre comme esclave Andromaque, la veuve d’Hector.

Le nom Énée (Αινειας) signifie le plus probablement « le terrible » et avec les lettres structurantes ΙΝ+Ι, « la conscience en évolution ». Fils d’Anchise « celui qui est proche de l’homme » et d’Aphrodite, il symbolise une volonté de faire croître l’amour dans l’incarnation.

Énée est le premier et le seul mortel à qui Aphrodite se soit unie.

On ne peut en effet considérer, à la suite de Pindare, Rhodos « la rose », symbole de l’être psychique, à la fois île et femme, destinée à être l’épouse d’Hélios, c’est-à-dire le moyen du supramental pour développer l’Amour, comme le résultat d’une liaison d’Aphrodite avec un mortel. Les scholies de Pindare le confirment en faisant d’elle une fille d’Aphrodite et de Poséidon, et donc le résultat d’une union entre dieux. De même, le mythe tardif de la liaison de la déesse avec Adonis n’apparaît qu’avec Euripide et ne peut être retenu.

Cet unique amour d’Aphrodite avec un mortel montre que les anciens considéraient comme impossible l’incarnation de l’Amour véritable avant le grand renversement de la guerre de Troie. Lorsque le chercheur ne sépare plus l’esprit de la matière et laisse la Vérité infuser dans les profondeurs de son être, alors cet Amour peut commencer à s’établir en lui.

D’autre part, Énée quitta Troie en portant sur le dos son père Anchise « celui qui est proche de l’homme ». Ceci indique l’imprescriptible solidarité de chacun avec le reste des êtres humains : aucun chercheur, aussi avancé soit-il, ne peut se diviniser seul. Car à partir d’un certain niveau, tout est Un et il est illusoire de penser pouvoir s’isoler du reste de l’humanité. Celui qui avance vers l’unité doit porter le fardeau de son humanité.

À l’évidence, la victoire des Achéens et la défaite des Troyens ne constituent donc pas la fin de l’existence ni le déclin de la lignée de Tros. D’autre part, l’orientation juste de la poursuite du chemin doit se révéler là où, après la guerre, s’installera Hélène, la plus belle de toutes les mortelles : c’est auprès de Ménélas puis de leur fille Hermione « l’évolution juste de la consécration dans le mouvement de l’aspiration (proche par homonymie du surmental) ».

Ce n’est donc plus le travail dans les hauteurs de l’esprit qui devra être privilégié et dominer le yoga, même si l’union en l’esprit constitue toujours un passage obligé afin de réaliser une assise solide pour continuer le chemin dans le corps.

C’est la raison pour laquelle les bénéfices des réalisations et les pouvoirs acquis dans cette ascension sont retirés au chercheur. Nous avons vu en effet que les chevaux d’Énée – les pouvoirs dans le vital – qui étaient le produit d’un vol de semence, étaient tombés entre les mains des Achéens.

Si donc la réalisation représentée par Énée reste indispensable dans la suite du chemin, elle doit rester en arrière-plan un certain temps, jusqu’à ce que la progression puisse se faire dans l’unité esprit-matière. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre ce qui est rapporté dans un fragment de La Petite Iliade où Énée fut fait prisonnier par les Achéens et embarqué par Néoptolème sur la flotte grecque : la voie dans les hauteurs de l’esprit devait désormais être soumise aux nouveaux combats dans le corps (Énée devient l’esclave de Néoptolème au même titre qu’Andromaque, la veuve d’Hector).

Le poète Stésichore au VIe siècle avant J.-C. ajoute qu’Énée aurait fondé un nouveau royaume avec les débris du peuple troyen en Hespérie. Il laisse ainsi entendre que le chercheur ne peut poursuivre dans cette voie qu’en plongeant dans les racines de la vie (« à l’extrême ouest », en Hespérie).

La correspondance de l’Hespérie « la contrée du soir » avec l’Ouest, et donc avec l’Italie et Rome, a sans doute favorisé le rapprochement fait par les auteurs latins entre les empereurs romains et la lignée troyenne, en l’associant à la prophétie faite par Homère. On peut supposer en effet que Virgile a choisi de mettre en avant la filiation troyenne plutôt qu’achéenne pour privilégier la voie de l’Amour.

Ni la femme d’Énée, nommée Creuse « l’incarnation » par Virgile, ni son fils appelé Ascagne (ou Iule par les Latins) ne jouent un rôle dans la mythologie grecque. Le nom Ascagne pourrait signifier « celui qui ne se protège plus » si toutefois il est permis de l’interpréter à partir de l’écriture grecque.

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