Éléments pour comprendre le poème ILION de Sri Aurobindo, Livre V

Claude de Warren

Mai 2024

Texte original anglais : Ilion, Sri Aurobindo Ashram Trust 2007

Texte original français traduit par Raymond Thépot : Ilion, 2e édition, © Raymond Thépot, 1996

Livre Cinq

 

Le Livre d’Achille

 

Il est tout aussi ignorant et à mille lieues de mon enseignement de vouloir chercher ce que j’enseigne dans vos relations avec les êtres humains ou dans la noblesse du caractère humain, ou dans l’idée que nous sommes ici pour établir une Vérité et une justice mentales, morales et sociales suivant les conceptions humaines égoïstes. Je n’ai jamais rien promis de pareil. La nature humaine est faite d’imperfections, même sa rectitude et ses vertus sont des prétentions, des imperfections et les fanfaronnades d’un égoïsme content de lui-même… Notre but est de fonder la vie sur la vérité spirituelle, dont le premier pas est le don de soi, l’union avec le Divin et le dépassement de l’ego. Tant que cette base n’est pas établie, le sadhak est seulement un être humain ignorant et imparfait qui se débat contre les maux de la nature inférieure. 

(Texte d’une lettre de Sri Aurobindo. Cf. L’Agenda de Mère, 18 décembre 1963)[1]

 

Dans le Livre I, Le Livre du Héraut, Sri Aurobindo expose la question qu’il se propose d’examiner dans Ilion, à savoir ce qui peut être conservé des formes extérieures des anciens yogas dans le nouveau yoga qui concerne la totalité de l’être, intégrant l’esprit et la matière, depuis les hauteurs de l’esprit jusqu’aux moindres cellules de notre corps.

Dans le Livre 2, Le Livre de l’Homme d’État, l’aventurier est invité à considérer la possibilité d’unir les formes des anciens yogas qui ont permis les grandioses réalisations du passé au nouveau yoga des profondeurs, moyennant quelques concessions dont la principale est la reconnaissance que le nouveau chemin spirituel ne passe plus par un refus de la vie et une maîtrise imposée depuis les hauteurs de l’esprit (Troie doit rendre Hélène). Ce point de vue est soutenu par l’Homme d’État « déchu » Anténor. Celui-ci représente non seulement le mental supérieur spiritualisé, mais aussi un accomplissement dans les œuvres. Pour que cette union soit possible, il affirme qu’il faut pouvoir annihiler totalement le désir et l’ego dans une parfaite humilité et un total abandon au divin, sachant qu’il ne s’agit pas d’un renversement définitif mais d’une réalisation qui doit permettre un retour vers la voie de l’Esprit.

Dans le Livre 3, Le Livre de l’Assemblée, le problème de la réorientation du yoga est considéré sous plusieurs autres points de vue, dont les deux principaux sont ceux de Laocoon et de Pâris.

Avec Laocoon, « le voyant d’Apollon obscurci par le destin », c’est le point de vue de l’intuition-vision supérieure qui est évoqué, celui du voyant-prophète. Mais la lumière qu’il offre « à la fois illumine et aveugle ». L’aventurier fait preuve dans cette partie de son être d’un manque d’humilité

Pâris est le symbole de la quête d’une toujours plus grande maîtrise en vue de l’égalité. Mais il est aussi Alexandre, « l’homme qui repousse sa nature extérieure ou la vie », symbole de renoncement à la vie. Il défend l’idée qu’il faut exercer le pouvoir à la fois sur notre nature et sur l’extérieur par une volonté imposée d’en haut. Ce point de vue encourage la poursuite de l’ancien yoga sans compromis aucun, quel que soit le résultat final.

Énée, celui qui porte en germe l’évolution future de l’humanité vers l’Amour, confirme la poursuite du combat.

Dans le Livre 4, Le Livre des Adieux, les dialogues ne concernent que la partie la plus avancée dans les hauteurs de l’Esprit. Même s’il y a encore dans l’aventurier une certaine ardeur à défendre l’ancien yoga qui sépare l’esprit de la matière, ce qui domine est la conscience que sa fin est venue, que tout fut pour le mieux et que l’on ne peut s’opposer aux forces qui dirigent l’évolution.

Ce sont différents aspects de ce yoga de l’ascension, parfois très opposés, qui s’expriment.

Il y a le mental supérieur éclairé, représenté par Anténor, qui se refuse à s’impliquer davantage dans la lutte intérieure. Toutefois, ce qui dans ce mental supérieur reste fortement attaché à la forme de l’ancien yoga, incarné par son fils Halamos, ainsi que son dernier développement, le mental universalisé, représenté par son petit-fils Euros, veulent au contraire s’impliquer totalement.

Énée, l’évolution dans la voie de l’amour, est également d’avis contraire et se sépare d’Anténor.

Hélène et Pâris, dans un dernier dialogue amoureux, se confortent dans l’idée que ce qui devait être fut pour le mieux.

Avec Cassandre, on comprend que la connaissance du futur ne peut être d’aucune utilité du fait du maintien dans l’être d’une certaine volonté de puissance, c’est-à-dire de la conscience de l’aventurier d’être l’auteur de ses actes. Pâris se méprend donc sur le sens des paroles de Cassandre qui annoncent la destruction de Troie et l’avenir des vainqueurs achéens.

La quête de la vérité évolutive, incarnée par Hélène, reconnaît être la raison de la guerre et son inéluctabilité. Elle dit d’elle-même être « un monstre de fatalité et un prodige de beauté ».

Polyxène, qui représente les dernières réalisations « étranges » dans l’ascension, se lamente de ne pouvoir s’unir à Achille. L’aventurier prend conscience que les réalisations qu’elle incarne ne pourront perdurer et donner des fruits dans le nouveau yoga.

Après une digression sur la meilleure tactique à utiliser dans les combats extrêmes du yoga, l’attaque ou la défense, le reste du Livre 4 concerne Penthésilée, la réalisation la plus avancée dans la libération de l’esprit, qui concerne la libération de la souffrance et l’union dans l’esprit qui procure une extase divine.

Elle entraîne le mental universalisé, Euros, à l’accompagner dans les derniers moments de ce terrible combat intérieur puis l’invite à partager après la victoire les merveilles de cette réalisation.

 

Résumé du Volume 5

 

L’envoyé d’Achille lui transmet la réponse négative des chefs troyens à son offre de conciliation. Il transmet de même le refus de Penthésilée, symbole de la plus haute réalisation dans le yoga de la libération de l’esprit, qui est la libération de la souffrance et la réalisation de l’extase obtenue en se fondant dans le divin impersonnel. Cette réalisation souhaite même que se produise dans la conscience un affrontement direct avec le yoga des profondeurs.

L’aventurier sait qu’il a une liberté de choix. Bien que parvenu à un état de compassion moins avide de destructions, il n’hésite pas un seul instant, choisissant la lutte. Il sait que le refus du combat lui ôterait la possibilité d’un élargissement de la conscience. Il demande à ce qui en lui relève d’un « parfait travail de maîtrise sur soi-même » de mobiliser toutes les facultés qui s’attachent aux infimes mouvements de la conscience.

Il sait que c’est contre la force qui soutient le développement en vue de l’instauration du mental de lumière, c’est-à-dire contre le perfectionnement du mental, qu’il va combattre.

Il exprime qu’il n’a pas besoin du soutien des anciennes pratiques liées à l’élargissement de la conscience – et non pas celles qui visent les hauteurs de l’esprit qui sont associées au camp troyen – mais qu’elles peuvent contribuer au renversement si elles en sentent le besoin. Toutefois, il les avertit sévèrement que l’esprit et les réalisations de l’ancien yoga doivent être préservées, ce qui ne semble pas acquis à priori.

Étude détaillée 

 

Entretemps, ayant franchi les portes troyennes, le gris Talthybios faisait route,

Stimulé par la secrète pensée que les Destins ne sont ni changeants ni faillibles.

À son passage, le Simoïs soupira autour des roues de son char, et le Xanthe, dieu de Troade,

Rugit comme un lion irrité et qui a peur ; les brises de l’océan

Venaient sifflantes à sa rencontre, et l’Ida le regardait.

Ainsi, la hâte dans ses roues, le héraut, conduisant vers l’océan

À travers l’or du matin, par-delà le verdoiement piétiné des pâturages,

Retourna aux nefs, à la mer grondante, et à l’année coalisée cerclée de fer.

Il décrivit son large cercle sur la gauche, là où les tentes d’Achille

S’attroupaient comme oiseaux de mer immobiles et pensifs sur le rivage. 10

Ayant passé les avant-postes, il lança ses chevaux vers le fossé des Argiens.

Avec un cri chevrotant, Talthybios sur son char pénétra dans le camp

En suivant la chaussée qui reliait les bords du fossé protégeant les navires,

Quittant ainsi les vastes plaines au toit d’azur, et le silence de la Nature,

Pour le brouhaha des hommes, au cœur même de l’armée assiégeante.

Là il jeta ses rênes à un esclave des Hellènes, et descendit laborieusement

Du siège haut perché du char conçu pour les hommes forts.

Initialement héraut d’Agamemnon, Talthybios parlait au nom de l’aspiration la plus grande pour perfectionner l’homme mental. Il est ici non plus le héraut d’Agamemnon mais le messager d’Achille envoyé vers les Troyens. Dans la conscience, il fait le lien entre la volonté de descendre pour purifier le vital profond et ce qui aspire à poursuivre un yoga dans les hauteurs de l’esprit dans la séparation esprit/matière. Le yoga œuvrant dans les profondeurs de la conscience vitale a pris le dessus sur l’aspiration qui cherche une amélioration de l’ancien, toujours plus d’intelligence et de sagesse (Achille a pris plus d’importance qu’Agamemnon qui est uni à Clytemnestre « une sagesse renommée »). La vieillesse du héraut Talthybios et son teint gris nous montrent que la conviction que les yogas qui tentent depuis très longtemps d’améliorer l’homme mental et de convaincre les autres parties de la conscience de cette possibilité, est une illusion et un échec.

Si cette aspiration de perfectionnement de l’homme mental n’a plus beaucoup de force pour s’exprimer, le feu qui l’anime est encore puissant. Il est dit au Livre 1, vers 219, que « Faible était son corps, mais le feu qui brûlait en lui donnait encore un regard farouche ; ». Dans ce passage, il a une voix chevrotante et du mal à descendre de son char.

Ce messager était depuis le début persuadé de l’issue de sa mission, à savoir le refus des Troyens de l’offre d’Achille, car les dieux avaient décidé dès le début la perte de Troie. (Stimulé par la secrète pensée que les Destins ne sont ni changeants ni faillibles.) Ce qui est fixé par le destin s’exécutera infailliblement et ne peut en rien être modifié.

Lorsqu’il est parvenu au niveau évolutif représenté par la guerre de Troie, l’aventurier de la conscience peut avoir l’expérience de la connaissance des évènements et des tendances dans les trois temps – passé, présent et futur –, un pouvoir obtenu par le yoga de la connaissance appelé « trikaladrishti ». Le déroulement du temps étant différent dans les différents plans de perception, le chercheur ne peut connaître le délai nécessaire à l’accomplissement en temps terrestre de ce qui a été perçu. On peut lire dans l’Agenda de Mère, entrée du 18 avril 1961 : « Par exemple, si l’on me demandait combien de temps il faut pour qu’une chose décidée là soit réalisée ici, je répondrais que c’est absolument indéterminé. Mon expérience est comme cela (je donne toujours cet exemple parce qu’il était tellement clair) : j’ai vu que l’Inde était libre trente-cinq ans avant qu’elle devienne libre (c’était fait, c’était déjà fait). Et il m’est arrivé de voir des choses qui, pour nous, sont presque instantanées : quelque chose est décidé là, et ça se fait presque instantanément ici. Et entre ces deux extrêmes, il y a toutes les possibilités. ». Et aussi, mentionnant Sri Aurobindo : « Il y a un certain état de conscience (je ne me souviens plus comment il l’appelle, je crois que c’est dans le « Yoga de la Perfection de Soi ») où on est parfaitement identifié avec le Suprême (pas dans son état statique mais dans son état dynamique, c’est-à-dire dans le devenir), et dans cet état, tout est là déjà de toute éternité. Et pourtant, ici, cela vous fait l’effet d’un devenir – mais c’est là. Et Sri Aurobindo dit que si on est capable de garder cet état, on sait tout : tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, d’une façon simultanée, absolument simultanée. (…)

 Mais alors, dans ce cas-là, toute l’impression d’incertitude disparaît totalement (il l’explique bien aussi, d’ailleurs).

N’est-ce pas, nous pensons que c’est PARCE QUE nous faisons telle chose que telle autre arrive (et cela, combien de fois ! On l’écrit tout le temps, on le dit tout le temps : faites ceci et cela arrivera), mais le fait que l’un parle et que l’autre fasse est aussi absolument décrété.

Il est probable que si nous arrivions à comprendre cela, la tête se dérangerait. Cela ne pourrait absolument rien changer à ce qui est. J’ai eu cette expérience-là, très claire : l’absoluité de tout ce qui est matériellement ; et tout ce que nous croyons faire ou comptons faire ou voulons faire n’y change absolument rien. Mais alors j’étais très tendue pour comprendre quelle peut être la différence entre l’état vrai et l’état mensonger PUISQUE, MATÉRIELLEMENT, TOUT EST EXACTEMENT COMME CELA DOIT ÊTRE (nous croyons que les choses sont comme ceci et comme cela à cause de certaines réactions, mais nos réactions mêmes sont aussi absolues, décrétées que la chose elle-même). »

À ce stade du conflit intérieur, le chercheur note la perception qu’il a des deux courants de conscience-énergie qui supportent la progression dans les hauteurs de l’Esprit. Rappelons que le Xanthe « jaune, doré », le courant de conscience menant vers le complet détachement et la dissolution en l’Esprit, amène avec lui la volonté de briser les limites et d’accélérer l’évolution. Pressentant que l’évolution vers les hauteurs allait devoir faire une pause, le Xanthe, dieu de Troade, rugit comme un lion irrité et qui a peur. Quant au Simoïs qui représente l’autre tendance, celle de la Nature qui prend son temps afin que rien ne reste en arrière, on peut comprendre que le sens des évènements lui convient (À son passage, le Simoïs soupira autour des roues de son char).

Dans l’aventurier, même si l’évolution promettait des difficultés, l’aspiration pour l’union avec le Divin en l’Esprit, dans le non-existant, restait immobile en lui (les brises de l’océan venaient sifflantes à sa rencontre, et l’Ida le regardait.).

Ce qui fait le lien entre le plus haut de l’esprit et la volonté évolutive de purification/libération dans les profondeurs du vital, a hâte que le changement que peut apporter le processus évolutif et le Nouveau se produise, (Ainsi, la hâte dans ses roues, le héraut, conduisant vers l’océan à travers l’or du matin).

L’idée que l’évolution pourrait se produire tranquillement est abandonnée, ce qui est illustré par les pâturages piétinés (par-delà le verdoiement piétiné des pâturages).

La fin du vers suivant « et à l’année coalisée cerclée de fer » a été mal traduit. L’original anglais « the iron-hooped leaguer » fait référence, dans le contexte d’un siège militaire, à « un camp retranché cerclé de fer », c’est-à-dire à « un camp fortifié ». Le campement achéen était en effet muni de plusieurs lignes de défense composé au moins d’un fossé garni de pieux et d’un mur de protection.

Cela laisse entendre que même si les défenses ont été percées par les Troyens quelque temps auparavant, avant le retour d’Achille et de ses Myrmidons au combat, elles ont été restaurées depuis. Chacun des deux camps – des deux possibilités d’évolution perçues par la conscience –, est donc bien retranché derrière ses convictions.

Adossées à la mer, les fortifications du camp achéen décrivent un large cercle qui protège les différents contingents placés près de leurs navires. Ulysse est au milieu de la ligne, avec les Atrides Agamemnon et Ménélas proches de lui. Aux deux extrémités sont placés les meilleurs contingents protecteurs de l’armée, Achille sur la gauche quand on vient de Troie, et Ajax sur la droite. (Il décrivit son large cercle sur la gauche, là où les tentes d’Achille s’attroupaient comme oiseaux de mer immobiles et pensifs sur le rivage.).

Pour accéder au camp des assaillants, le héraut emprunta une chaussée qui surplombait le fossé de protection. (Ayant passé les avant-postes, il lança ses chevaux vers le fossé des Argiens. Avec un cri chevrotant, Talthybios sur son char pénétra dans le camp en suivant la chaussée qui reliait les bords du fossé protégeant les navires).

Sri Aurobindo utilise ici le terme Argiens qui signifie « blancs, brillants, lumineux » et/ou « rapides », indiquant ainsi des chercheurs qui travaillent pour la purification et/ou qui avancent rapidement sur le chemin, c’est-à-dire sans s’arrêter plus longtemps que nécessaire à chaque étape selon les ordres intérieurs reçus.

On retrouve ce mot dans le titre même de la quête de Jason « Argonautiques » qui indique le premier processus spirituel de purification qui au temps des anciens grecs, était décrit comme un voyage sur mer car il s’agissait essentiellement d’un travail concernant le vital.

Trois autres noms sont utilisés par Homère pour décrire les assaillants : « Achéens » pour désigner la concentration et/ou le travail pour supprimer l’ego ; « Danéens » pour désigner l’évolution vers l’union par le don de soi ; « Hellènes » pour décrire l’ensemble de ce qui travaille à la libération du mental et du vital.

Il semblerait que les deux vers suivants indiquent une descente dans la conscience, depuis les vastes espaces du mental vers des plans plus proches de notre humanité actuelle (Quittant ainsi les vastes plaines au toit d’azur, et le silence de la Nature, pour le brouhaha des hommes, au cœur même de l’armée assiégeante.)

Si Sri Aurobindo mentionne ensuite un esclave des Hellènes, ce n’est sans doute pas pour indiquer que les grecs pratiquaient l’esclavage mais plutôt pour montrer que certaines parties de la conscience mentale et vitale ne sont toujours pas libres.

Les deux derniers vers de ce passage ne traduisent pas la réalité des chars décrits dans l’Iliade qui étaient des chars bas d’où le guerrier, se tenant debout, descendait pour combattre. (Là il jeta ses rênes à un esclave des Hellènes, et descendit laborieusement du siège haut perché du char conçu pour les hommes forts.) Si le char représente le moyen de progression utilisé par un yoga particulier, cela confirme que ce qui fait le lien (Talthybios) entre la volonté de perfectionnement du mental (Agamemnon) et les autres parties de la conscience a perdu de sa puissance.

Entre des portes de tentes sans fin, par des enfilades de rues de toile,

Le vieil homme au cœur passionné chemina alors d’un pas lent, et au-devant de lui,

Déambulant hors de sa tente, dont il était sorti au bruit du char qui arrivait. 20

S’en vint le preux Automédon, meneur de char d’Achille.

« Vieux Talthybios, d’où viens-tu ? De l’antique Troie ?

Ton char accourait-il d’une tente lointaine, et viens-tu de la part du Roi Agamemnon ?

Que proposent les rois des Argiens dans leur assemblée en armure ? »

« Ce n’est pas de l’armée, Automédon, mais de Troie, que j’arrive avec des nouvelles,

Et je ne me suis ni mêlé aux Grecs rangés par cohortes au bord de l’Océan,

Ni tenu sous les tentes des rois de l’Achaïe détentrice du sceptre,

Mais, envoyé par Achille, je ramène en réponse le message à Achille.

Après une considération sur la multitude d’éléments engagés dans cette lutte intérieure, le mouvement de la conscience qui fait le lien avance calmement. (Entre des portes de tentes sans fin, par des enfilades de rues de toile, le vieil homme au cœur passionné chemina alors d’un pas lent…)

Les chevaux d’un char de guerre symbolisent, selon leur nom, le type d’énergie qui soutient et entraîne le yoga particulier représenté par le héros qui monte le char.

Les chevaux d’Achille se nomment Xanthos (Ξανθός) « blond doré ») et Balios (Βαλιός). Le premier qui porte le même nom que le fleuve de Troade, le Scamandre que les dieux nomment Xanthe, « jaune doré », cette énergie qui entraîne, brise les limites du temps et de l’espace. Le nom Balios provient sans doute de βάλλω, « lancer au loin, s’élancer ».

Le conducteur du char d’Achille est Automédon « celui qui est maître de lui-même », symbole d’une maîtrise de la nature extérieure. Ce qui qualifie Automédon est l’adjectif strong « fort, puissant » dans la version originale, mal traduit ici par preux. Il s’agit donc d’une puissante maîtrise (…et au-devant de lui, déambulant hors de sa tente, dont il était sorti au bruit du char qui arrivait s’en vint le (preux) fort Automédon, meneur de char d’Achille.)

Apparemment, il n’y a pas d’évidente circulation de l’information entre les différentes parties de la conscience, car la puissante maîtrise qui dirige le yoga vers les profondeurs du vital (Automédon, le conducteur du char d’Achille) ne peut discerner d’où provient celui qui est connu comme le héraut d’Agamemnon, c’est-à-dire comme l’expression de la plus grande aspiration mentale orientée vers les autres parties de l’être.

Aussi cette capacité de maîtrise veut connaître l’origine de cette communication : soit elle provient de la réalisation la plus avancée dans la libération de l’esprit (l’antique Troie), soit de ce qui aspire à un perfectionnement de l’homme mental représentés par les chefs de la coalition achéenne rassemblés autour d’Agamemnon au milieu du camp, c’est-à-dire assez loin du campement d’Achille. (« Vieux Talthybios, d’où viens-tu ? De l’antique Troie ? Ton char accourait-il d’une tente lointaine, et viens-tu de la part du Roi Agamemnon ? Que proposent les rois des Argiens dans leur assemblée en armure ? »)

La réponse du messager se veut être claire, sans mélange d’influences. Le message qu’il est chargé de transmettre, c’est la réponse intérieure donnée par ce qui dirige le yoga de la libération de l’esprit à ce qui conduit le yoga dans les profondeurs du vital qui se proposait de conserver certaines pratiques anciennes ayant fait leurs preuves, mais sous certaines conditions. (« Ce n’est pas de l’armée, Automédon, mais de Troie, que j’arrive avec des nouvelles, et je ne me suis ni mêlé aux Grecs rangés par cohortes au bord de l’Océan, ni tenu sous les tentes des rois de l’Achaïe détentrice du sceptre, mais, envoyé par Achille, je ramène en réponse le message à Achille. »)

Alors, dis-moi, que fait le Péléide : est-il en train de reposer ses forces          

Au son de la lyre apaisante, ou au chant des exploits des Grands, 30

Ou de longer, comme il aime à le faire, la rive des eaux qui résonnent loin ? »

Et au grisonnant héraut argien, Automédon répondit :

« Il se repose après son repas, et Briséis joue pour lui de la lyre

En chantant un des chants iliaques de jadis dans la langue des Troyens. »

« C’est donc de bonne heure, Automédon, qu’il s’est restauré et qu’il se repose ?’

« De bonne heure la viande a été enfilée sur les broches, Talthybios, de bonne heure

Nous avons mangé et pris du repos loin sur les sables, ou sous les tentes.

Rappelons qu’Achille est le fils de Thétis, fille du « vieillard de la mer », et de Pélée, ce qui lui vaut l’appellation de Péléide. Nous avons explicité le symbolisme de ce couple principalement dans le Tome 1 de cette étude, à savoir en résumé le travail de purification/libération dans les profondeurs du vital.

Ce qui transmet le message dans la conscience n’est pas intimement connecté à ce qui l’a suscité, aussi Talthybios ignore-t-il l’état dans lequel se trouve Achille, se demandant probablement si le message peut être bien reçu.

À ce stade de progression dans le yoga, la perception exacte des fonctionnements de la conscience dans les couches vitales les plus proches du corps est très difficile. D’autant plus que le processus d’objectivation des phénomènes qui se produisent dans ces couches profondes a été transférée du domaine de la plus haute aspiration mentale (Agamemnon) à une perception par les sens subtils. L’observation et sa traduction dans le langage courant sont devenues très difficiles.

Ce qui transmet l’information se demande si ce qui dirige le yoga dans ce  vital profond est au repos, dans un état de paix et d’harmonie, se remémorant des étapes significatives de ce yoga, ou même se promenant dans un domaine où se manifestent des bribes de la conscience vitale très profonde  Alors, dis-moi, que fait le Péléide : est-il en train de reposer ses forces au son de la lyre apaisante, ou au chant des exploits des Grands, ou de longer, comme il aime à le faire, la rive des eaux qui résonnent loin ? »).

Briséis a été fait captive durant le sac de Lyrnessos, ville de Troade, par les achéens et donnée comme prise de guerre à Achille. Puis Agamemnon la lui a ravie. Au chant II de l’Iliade, on peut lire : « Car le divin Achille aux pieds rapides était couché dans ses nefs, irrité au souvenir de la vierge Briséis aux beaux cheveux qu’il avait emmenée de Lyrnessos, après avoir pris cette ville et renversé les murailles de Thèbes avec de grandes fatigues. »

Avant de procéder au renversement de la direction du yoga défendue par les Troyens, il est nécessaire de s’attaquer tout d’abord à ce qui constitue ses protections les plus extérieures. Elles sont représentées par les différentes villes rasées par les Achéens avant de parvenir à Troie.

La ville de Lyrnessos pourrait être comprise comme la base d’un vital et d’un mental en état d’harmonie (Lyrnessos : λύρα, lyre + ΣΣ). La lyre est en effet l’instrument du dieu Apollon, la force qui veille à l’établissement du « mental de lumière » qui est un mental totalement harmonisé. Au chant XIX de l’Iliade, Briséis est dite « semblable à Aphrodite d’or ».

Thèbes représente la structure ou l’organisation qui permet le processus de purification dans le yoga de la libération de l’esprit.

Il s’agirait donc pour l’aventurier de renoncer à être un sage et un saint pour prendre sur lui l’ombre et l’offrir au Divin afin de la transmuer afin d’aller plus loin dans le yoga.

Dans cette optique, si les anciennes structures de yoga qui ont conduit à cette sagesse et à cette sainteté doivent être détruites, le but doit être conservé : Briséis, qui représente un but d’Harmonie et d’Amour, devient tout naturellement le but d’Achille, mais sur d’autres bases.

Briséis connaît les chants Iliaques dans la langue des Troyens qui était l’Ionien. Il y avait en effet de multiples dialectes en Grèce antique dont les principaux étaient l’Ionien, l’Éolien et le Dorien. (« Il se repose après son repas, et Briséis joue pour lui de la lyre en chantant un des chants iliaques de jadis dans la langue des Troyens. »). Le nom Ionie évoque l’évolution de la conscience supérieure, l’Éolien, la libération, et le Dorien, les dons reçus.

Les trois derniers vers de ce passage où l’expression « de bonne heure » (early) est répétée trois fois pourraient indiquer que le yoga des profondeurs se tient prêt à prendre le dessus à tout moment. (« C’est donc de bonne heure, Automédon, qu’il s’est restauré et qu’il se repose ? » « De bonne heure la viande a été enfilée sur les broches, Talthybios, de bonne heure… »)

De l’ardente chasse rouge, pas un ne sait l’heure, ni sur quelle proie il se jettera :

Tous sont comme des chiens qui tirent sur leur laisse, car Achille ne communique pas ses desseins.

Mais sur les nefs et dans les tentes, la parole s’écoule comme le Pénéos ; 40
Les uns espèrent être lâchés sur Troie, et sur les loups âpres au combat qui sont l’engeance de Priam,

Les autres, s’unissant carrément à Argos, en finir avec les Spartiates,

Noyant leur éclat dans le sang, ou se divertir sur les sables du rivage

À jouer aux boules avec les têtes des Crétois et celle du rusé Ulysse.

L’un ou l’autre, ou les deux, seraient les bienvenus : ainsi évoluerons-nous dans les danses d’Arès,

Activant nos cœurs qu’a ralentis le repos, et nos membres qu’il a engourdis.

Nous voulons la guerre, et non plus ces aises au bord de la rumeur monotone des eaux. »

Nous sommes maintenant aux derniers moments du dernier jour des dix années de la guerre. Mère a souvent expliqué que dans le yoga, les renversements se produisent toujours au dernier moment, lorsqu’on ne s’y attend plus ou même ne l’espère plus. Mais la nature du renversement et la nouvelle direction évolutive est le plus souvent ignorée de la conscience de surface jusqu’au dernier moment, bien qu’elle s’attende à des destructions terribles, une lutte sanglante. Car seule la partie de la conscience qui doit faire ce renversement le sait. (De l’ardente chasse rouge, pas un ne sait l’heure, ni sur quelle proie il se jettera : tous sont comme des chiens qui tirent sur leur laisse, car Achille ne communique pas ses desseins.)

Aussi les supputations liées aux différentes composantes du yoga des profondeurs vont bon train. Le Pénéos est un fleuve de Thessalie dont la descendance est confuse et nous ne savons pas quel symbolisme Sri Aurobindo lui attribue. La Thessalie est la province des débuts de la quête jusqu’à la première grande expérience. (Mais sur les nefs et dans les tentes, la parole s’écoule comme le Pénéos).

La première tendance est d’espérer une confrontation avec le yoga dans les hauteurs de l’esprit qui sépare l’esprit de la matière (Les uns espèrent être lâchés sur Troie, et sur les loups âpres au combat qui sont l’engeance de Priam).

La seconde est de s’attaquer aux autres branches du yoga qui pour l’instant forment, unies au yoga dans les profondeurs du vital, la coalition qui s’oppose intérieurement au yoga dans les hauteurs de l’esprit.

Dans cette seconde option, il y a deux alternatives. Soit par une union avec le yoga de l’observation et de la vigilance (s’unissant carrément à Argos), mettre fin aux nouvelles directions prometteuses qui surgissent dans la quête de davantage de liberté, Hélène étant reine de Sparte (en finir avec les Spartiates, noyant leur éclat dans le sang). Soit encore, ce qui serait plus facile et divertissant, s’attaquer aux bases élémentaires du yoga (la Crête) et à l’opposé, à ce qui veut faire circuler librement l’énergie entre l’inconscient et le conscient (ou se divertir sur les sables du rivage à jouer aux boules avec les têtes des Crétois et celle du rusé Ulysse).

La force qui est l’outil du renversement devient pressante et l’aventurier de la conscience est prêt à accepter n’importe quelle issue, n’importe quelle lutte dans le yoga, du moment qu’elle met fin à cette interminable et monotone incertitude qui apporte un engourdissement (L’un ou l’autre, ou les deux, seraient les bienvenus : ainsi évoluerons-nous dans les danses d’Arès, activant nos cœurs qu’a ralentis le repos, et nos membres qu’il a engourdis.)

Comme ils s’entretenaient ainsi, ils virent au loin la tente d’Achille,

Aussi splendide et spacieuse que doit l’être la demeure d’un altier chef de clan,

D’une hauteur imposante, et fixée par une centaine de piquets à la prairie phrygienne. 50

Sur ses côtés étaient suspendus des souvenirs de bronze et des armures en trophée,

Épées, lances, casques, cuirasses de héros tombés au combat

Abattus par la main du puissant Achille quand il guerroyait contre Troie.

Ses pièces en toile regorgeaient de richesses pillées en Troade,

Œuvres d’artisans, bois finement sculpté, ivoire peint,

Travail du bronze, travail de l’or, rêves travaillés de l’artiste.

Dans ces tentes fastueuses, captifs sous la redoutable garde des Hellènes,

Garçons et filles nobles de Phrygiens de haute naissance,

Amenés des tristes ruines qu’étaient maintenant les sites de leur enfance,

Servaient sur la terre de leurs aïeux la volonté du Phthien Achille. 60

Sri Aurobindo fait ici la description de ce qui abrite l’élément dirigeant du yoga des profondeurs, de ce qui constitue sa base, qui n’a rien à envier à celles des autres yogas représentés par les chefs de clans énumérés au second chant de l’Iliade dans Le catalogue des vaisseaux. L’adjectif Phrygienne fait référence au feu intérieur ou à ce qui l’alimente. (Comme ils s’entretenaient ainsi, ils virent au loin la tente d’Achille, aussi splendide et spacieuse que doit l’être la demeure d’un altier chef de clan, d’une hauteur imposante, et fixée par une centaine de piquets à la prairie phrygienne.)

Cette base a incorporé des techniques de yoga aussi bien de protection que de résolution provenant du yoga de la libération de l’esprit (des armures en trophée, épées, lances, casques, cuirasses de héros tombés au combat abattus par la main du puissant Achille quand il guerroyait contre Troie). Elle a aussi intégré des capacités de valeur dans le domaine du Yoga des œuvres (Ses pièces en toile regorgeaient de richesses pillées en Troade, œuvres d’artisans, bois finement sculpté, ivoire peint, travail du bronze, travail de l’or, rêves travaillés de l’artiste.)

Enfin, contrôlé par les plans du vital et du mental individualisés, elle a incorporé les pratiques, les réalisations et les nouvelles orientations les plus développées de l’ancien yoga (Dans ces tentes fastueuses, captifs sous la redoutable garde des Hellènes, garçons et filles nobles de Phrygiens de haute naissance).  Tout cela était séparé de ce qui avait contribué à leur développement et soumis maintenant au seul yoga des profondeurs (Amenés des tristes ruines qu’étaient maintenant les sites de leur enfance, servaient sur la terre de leurs aïeux la volonté du Phthien Achille).

Là, à demi étendu sur sa couche, avec sa beauté puissante et radieuse,

Aimé par les Destins et par eux condamné, fer de lance de leur volonté contre Troie,

De Pélée le fils héroïque par la fille des eaux blanche comme l’écume

Se reposait, rêveur, laissant pendre du lit sa main donneuse de mort.

Près de lui Briséis aux yeux noirs, la captive fatale et splendide,

Chantait au vainqueur grec des chants de la terre de ses ancêtres,

Le chant célébrant Ilos, l’histoire des gloires de Troie.

Assis près de la chanteuse, les garçons et les vierges troyennes écoutaient

D’un cœur ravi, bien qu’avec quelques larmes ; car le Destin fait plier

Sans peine les cœurs des mortels, et nous ne sommes pas longs à consentir à notre sort. 70

Dans le monde des mortels de la mythologie, il est logique qu’un fils puisse être plus puissant que son père, car la descendance peut signifier un accroissement de pouvoir. En revanche, sur le plan des dieux, un fils plus puissant que son père indique un renversement profond dans l’évolution. Ce fut le cas une première fois avec Cronos qui mutila son père Ouranos, puis ensuite avec Zeus qui détrôna Cronos, et à chaque fois, l’ordre du monde en fut bouleversé : les bases évolutives changèrent.

Au temps d’Homère, les initiés savaient que le temps n’était pas encore venu pour un nouveau renversement, le passage de la conscience mentale au supramental, mais qu’une étape intermédiaire entre l’homme actuel et l’homme supramentalisé devait être préparée. En effet, déjà les forces qui gouvernent le subconscient et le supraconscient s’intéressaient à la transformation des couches profondes du vital : Zeus et Poséidon courtisaient Thétis, fille de Nérée « le vieillard de la mer », qui incarne la pureté des profondeurs du vital (de Pélée le fils héroïque par la fille des eaux blanche comme l’écume). Mais Thémis leur prédit que le fils qui naîtrait serait plus grand et plus fort que son père : Or, au milieu d’eux, la sage Thémis dit que, selon le destin, la déesse des flots (Thétis) mettrait au monde un roi plus redoutable que son père, un roi dont la main lancerait des traits plus terribles que la foudre et l’invincible trident, si elle s’unissait à Zeus ou à l’un de ses frères. « Ne le souffrez point. Que Thétis entre dans le lit d’un mortel, et qu’elle voie périr à la guerre son fils, rival d’Arès par son bras. Mon avis est qu’il faut honorer de cette divine alliance, Pélée, fils d’Éaque, le plus pieux mortel que nourrisse, dit-on, le sol d’Iolcos. » (Pindare VIIIe Isthmique)

Pour d’éviter d’être détrônés, les dieux décidèrent donc de marier Thétis au mortel Pélée afin que leur enfant soit supérieur à son père mais inférieur aux immortels.

Il était alors nécessaire de fournir une nouvelle impulsion dans l’humanité. Mais celle qui se produit ici est le résultat d’une union que les dieux condamnent d’ordinaire  puisqu’il y a fécondation d’une déesse de haut rang par un mortel, fut-il le plus « consacré » aux dieux (Pélée est le plus pieux des mortels).  C’est ainsi la première fois que survient la possibilité d’un travail conjoint de la force spirituelle qui règne sur les couches archaïques du vital et d’un chercheur parvenu à ce niveau d’égalité et de don de soi. Tel fut le rôle dévolu à Pélée et Thétis.

Informé par sa mère Thétis, Achille savait qu’il aurait une vie glorieuse mais courte s’il s’engageait pour Troie. « Ma mère, la Déesse Thétis aux pieds d’argent, m’a dit que deux Destins différents m’étaient offerts pour arriver à la mort. Si je reste et si je combats autour de la ville des Troyens, je ne retournerai jamais dans mes demeures, mais ma gloire sera immortelle. Si je retourne vers ma demeure, dans la terre bien-aimée de ma patrie, je perdrai toute gloire, mais je vivrai très-vieux, et la mort ne me saisira qu’après de très-longues années. » (Homère, Iliade IX, 413)

Achille est donc aimé par les Destins car il représente ce qui dans l’aventurier doit réaliser la bascule vers le yoga des profondeurs jusque dans le corps (fer de lance de leur volonté contre Troie). Mais il aura une vie courte car, après le renversement, la descente dans le vital pour l’illuminer avec la lumière supramentale se révèlera être un passage assez bref (aimé par les Destins et par eux condamné). Car de même que pour le mental, le vital ne pourra parvenir à la perfection supramentale que lorsque le travail sera fait dans le corps. Mère évoque ce point dans l’Agenda Tome 2, au 7 Novembre 1961, en expliquant la démarche suivie avec Sri Aurobindo : « Quand je suis revenue du Japon et que nous avons commencé à travailler, lui, avait amené la lumière supramentale dans le monde mental et il était en train de vouloir transformer le Mental. Il m’a dit : « C’est curieux, c’est un travail sans fin ! On a l’impression que rien n’est fait – tout est fait, et tout est tout le temps à refaire. » Alors je lui ai donné mon impression, à moi, qui venait de l’ancien temps, je lui ai dit : « Ce sera comme cela jusqu’à ce qu’on touche en bas. » Alors, au lieu de continuer à travailler dans le Mental, tous les deux (c’est-à-dire que c’était moi qui faisais l’expérience… comment peut-on appeler cela ?… pratiquement, objectivement ; lui, il avait l’expérience dans la conscience seulement, mais le corps ne participait pas, tandis que mon corps a toujours participé), tous les deux nous sommes redescendus presque immédiatement (en un ou deux jours ça a été fait) du Mental (en laissant le Mental dans l’état où il était, c’est-à-dire en pleine lumière mais pas transformé d’une façon permanente) dans le Vital, et ainsi de suite assez rapidement. « Il s’est passé une chose assez curieuse : quand on était dans le Vital, tout d’un coup, mon corps est redevenu jeune comme j’étais quand j’avais dix-huit ans ! (…) Ça n’a pas duré très longtemps, quelques mois seulement. (…) Puis nous sommes descendus dans le Physique – alors toute la difficulté a commencé. Mais nous ne sommes pas restés dans le Physique : nous sommes descendus dans le Subconscient, et du Subconscient dans l’Inconscient. Et on travaillait comme cela. Et c’est seulement quand je suis descendue dans l’Inconscient que j’ai trouvé la Présence divine, là, au centre de l’Obscurité. »

Achille, qui représente l’incontournable vérité évolutive (avec sa beauté puissante et radieuse), mettra fin à de très nombreuses pratiques et certitudes concernant le yoga et l’évolution, étant en cela rival d’Arès selon Pindare, et dans ce poème « laissant pendre du lit sa main donneuse de mort ».

Nous avons vu ci-dessus le symbolisme de Briséis. Cette partie du chercheur prend donc conscience ou se met en rapport avec les réalisations de la libération de l’esprit, de la conquête de l’ego et du désir. (Près de lui Briséis aux yeux noirs, la captive fatale et splendide, chantait au vainqueur grec des chants de la terre de ses ancêtres, le chant célébrant Ilos, l’histoire des gloires de Troie.)

Les autres buts et pratiques de yoga pour la libération de l’esprit qui venaient d’être développés s’assimilaient avec quelque nostalgie mais sans trop de difficultés à la nouvelle direction de yoga. Sri Aurobindo fait alors un parallèle avec l’humanité ordinaire qui peine à rester fidèle à un but qu’elle s’est fixée. Il n’en précise pas les raisons mais nous pouvons deviner que c’est par manque de volonté, de courage, de consécration et d’endurance. (Assis près de la chanteuse, les garçons et les vierges troyennes écoutaient d’un cœur ravi, bien qu’avec quelques larmes ; car le Destin fait plier sans peine les cœurs des mortels, et nous ne sommes pas longs à consentir à notre sort.)

Mais voici qu’Automédon se dressa dans l’entrée, avec le sombre Argien ;

À cette arrivée de mauvais augure, la voix de la chanteuse s’altéra

Et se tut, comme au ciel prend fin une pensée mélodieuse.

Le Péléide, lui, bondissant de sa couche, interpella le héraut :

« Envoyé, tu t’es longtemps attardé dans Ilion, muet dans les salles dorées

Du vieux Priam, pendant qu’autour de toi, oscillant avec une aveugle impétuosité,

S’obscurcissait le jugement d’esprits rebelles à la contrainte

Et de natures en guerre contre les dieux et leur propre sort. J’aurais eu plaisir à sonder

Les pensées de Déiphobos, enfermées dans ce naturel d’airain,

Maintenant qu’il se trouve en face de son destin dans la ville de ses pères. 80

À te voir, la Paix ne t’habite pas. Es-tu donc le semeur d’une graine de ruine

Lancée par le cœur inflexible et la langue hésitante d’Énée,

Ou, dans un éclat de rire radieux, par l’indomptable et illustre Alexandre ?’

Il se produit alors dans l’aventurier de la conscience une sorte de bilan, introduit par une puissante maîtrise (Automédon), entre « l’endurance soutenue par le feu intérieur » (Talthybios, le hérault) qui a été au contact des plus hauts niveaux de réalisation dans la libération de l’esprit et ce qui veut purifier et illuminer le vital profond (Achille). (Mais voici qu’Automédon se dressa dans l’entrée, avec le sombre Argien ) Cela fait cesser ce qui célébrait un état d’harmonie gagné dans les anciens yogas (À cette arrivée de mauvais augure, la voix de la chanteuse s’altéra et se tut, comme au ciel prend fin une pensée mélodieuse).

La volonté de purification s’étonne que le lien dans la conscience ait mis autant de temps à s’établir (Le Péléide, lui, bondissant de sa couche, interpella le héraut : « Envoyé, tu t’es longtemps attardé dans Ilion, muet dans les salles dorées du vieux Priam…). Elle sait que plus le temps passe, plus les forces mentales qui s’opposent au basculement manquent de lucidité et deviennent combatives. Ces forces qui soutiennent la libération de l’esprit et visent l’extinction dans les paradis de l’esprit sont tout naturellement rebelles à une transformation de la nature extérieure et une libération complète du vital (pendant qu’autour de toi, oscillant avec une aveugle impétuosité, s’obscurcissait le jugement d’esprits rebelles à la contrainte…).

Cette volonté de purification perçoit que cette attitude s’oppose aux desseins des forces du surmental en lui – bien que certains dieux soutiennent encore le camp troyen – et constitue un refus d’acceptation du mouvement du Devenir (Et de natures en guerre contre les dieux et leur propre sort).

Il y a comme un regret dans le chercheur de n’avoir pu confronter « ce qui a vaincu la peur » depuis les hauteurs de l’esprit dans un contexte complètement verrouillé, un yoga fait de règles absolues (Déiphobos), à ce qui doit finir de la vaincre dans les profondeurs du vital, ce qui nécessite une grande adaptation et souplesse (Achille) (J’aurais eu plaisir à sonder les pensées de Déiphobos, enfermées dans ce naturel d’airain). Rappelons que depuis la mort d’Hector, Déiphobos est considéré comme le leader des Troyens et qu’Homère dans l’Odyssée (IV, 265) le dit « semblable aux dieux ». C’est donc le mouvement le plus influent dans les hauteurs de l’esprit dans les structures de l’ancien yoga (Maintenant qu’il se trouve en face de son destin dans la ville de ses pères).

Ce qui anime le yoga des profondeurs perçoit déjà que la tentative de conciliation avec les anciens yogas à été rejetée par ces derniers, en particulier par deux mouvements :

    • Tout d’abord par ce qui doit poursuivre le yoga vers l’Amour dans un lointain avenir, représenté par Énée, fils d’Aphrodite, qui sera avec son père le seul ou l’un des seuls hommes survivant à la destruction de Troie. Selon Sri Aurobindo, ce yoga tourné vers la réalisation de l’Amour ne pourra se poursuivre qu’après l’incarnation de la Vérité dans l’humanité. Nous comprenons qu’Énée représente un aspect du mental illuminé qui est inflexible en son essence mais hésitante en son expression (À te voir, la Paix ne t’habite pas. Es-tu donc le semeur d’une graine de ruine lancée par le cœur inflexible et la langue hésitante d’Énée,…)
    • Ensuite par le yoga qui, sûr de son fait et détendu car rien ne peut le faire changer de position, est persuadé que la séparation Esprit/Matière, c’est-à-dire le rejet de l’incarnation, est la seule possibilité évolutive vers le Divin, et ne veut en démordre à aucun prix (Ou, dans un éclat de rire radieux, par l’indomptable et illustre Alexandre ?).

Le gris Talthybios répondit : « Sans aucun doute, leur propre perte les a étreints,

Recouvrant de ses mèches leurs oreilles et leurs yeux, de peur qu’ils ne la voient et ne lui échappent,

Baisant leur langue de ses lèvres fatales et en dictant les réponses.

Néfaste est l’espoir de leurs chefs, et farouche la volonté de leur assemblée du peuple :

Fils des Éacides, ton offre est repoussée avec mépris ; l’orgueil de ton défi

A notre préférence ; il ressemble davantage à Dardanos, ô Roi des Hellènes.

Hélène ne sera pas traînée comme captive aux pieds de son mari, 90

Pas plus que, descendant les chemins de la paix, elle n’ira revoir l’Eurotas de ses pères.

La mort, la flamme peuvent avoir raison de nous, jamais nos volontés ne céderont,

Abaissant les sommets de Priam et ternissant les splendeurs d’ilion.

Nous ne sommes pas nés d’aïeux qui capitulent, mais de rois et de dieux.

Larissien, Troie n’achète pas sa sécurité avec son or, mais avec la pointe de son javelot.

Tiens-toi avec ton serment en première ligne, Achille, fais appel à tes seconds

Pour qu’ils descendent armés à ton secours des calmes sommets olympiens

Et dressent une barrière entre ta renommée et la défaite ; car nous désirons tous ta rencontre au combat,

Étant de force à te détruire enfin, ou te mater, au bord des flots du Xanthe. »

Telle est leur réplique ; ils sont loyaux envers leur mort, et constants à chercher leur ruine. 100

Le messager intérieur répond que c’est le fatal destin (doom), autrement dit des forces imparables qui agissent à l’insu du chercheur dans certaines parties de sa conscience qui fuient l’incarnation ou ne s’en occupent pas afin que le chercheur puisse se fondre dans le Non-Être. Ces forces agissent en aveuglant et en rendant sourdes ces parties de la conscience, c’est-à-dire en privant le chercheur des capacités de vision et d’inspiration – capacités de vision et d’audition de la vérité établies seulement dans le mental intuitif. Car, si elles étaient conscientes, ces parties trouveraient probablement un moyen d’échapper à la destruction de tout ce qu’elles ont bâti. (leur propre perte les a étreints, recouvrant de ses mèches leurs oreilles et leurs yeux, de peur qu’ils ne la voient et ne lui échappent, baisant leur langue de ses lèvres fatales et en dictant les réponses.)

L’espoir de ce qui dirige cette partie de la conscience lui est néfaste d’autant plus qu’elle est soutenue par une très puissante volonté personnelle, celle qui justement a permis de parvenir jusqu’à cette haute réalisation troyenne (Néfaste est l’espoir de leurs chefs, et farouche la volonté de leur assemblée du peuple).

Achille est ensuite appelé « Fils des Éacides ». Éaque est en effet le grand père d’Achille et le symbole d’un yoga qui a commencé à s’intéresser aux plus infimes manifestations ou réactions du vital profond et du corps symbolisés par les Myrmidons, les « fourmis », ces infimes mouvements de la conscience yoguique qui purifient jusqu’à l’os, jusqu’au plus profond du corps.

Le chercheur prend conscience à travers ce qui dirige le yoga des profondeurs qu’il n’obtiendra pas le soutien de ce qui en lui a obtenu les magnifiques anciennes réalisations par des règles fixes de comportement et des pratiques dont on ne doit pas dévier (Fils des Éacides, ton offre est repoussée avec mépris).

Cette ancienne spiritualité qui n’envisage pas d’autre chemin vers le divin, préfère confronter ce yoga des profondeurs en lui démontrant sa vanité de vouloir transformer ce que la Nature a construit au cours des millions d’années de l’évolution (l’orgueil de ton défi a notre préférence…).

La progression vers la libération de l’Esprit et l’ascension vers le mental illuminé incarné par Dardanos, le fondateur de la lignée troyenne (Cf. Planche 16V2), a également été un dur combat pour supprimer l’ego et le désir. Aussi, cette ancienne spiritualité préfère que les choses soient tranchées plutôt que de d’accepter des compromis incertains (il ressemble davantage à Dardanos, ô Roi des Hellènes).

Achille est ici nommé roi des Hellènes en ce sens qu’il représente le yoga qui va parvenir à la double libération mentale – la libération de l’esprit – et vitale (ΛΛ+Ν).

Cette ancienne spiritualité n’accepte pas que la juste direction évolutive vers plus de liberté revienne au point de départ, vers une prise en compte de la totalité de l’être, comme si la quête de l’Esprit et de l’Amour avait été une erreur (Hélène ne sera pas traînée comme captive aux pieds de son mari).

Elle n’accepte pas non plus, si même elle se soumettait à la nouvelle orientation, que la juste direction évolutive (Hélène) permette un nouvel élargissement de la conscience (l’Eurotas). Le fleuve Eurotas est en effet un courant de conscience-énergie dont le nom signifie « un vaste élargissement de l’esprit ». Il prend sa source en Arcadie, arrose la plaine de Laconie et la cité de Sparte, « ce qui est engendré », royaume de Ménélas, frère d’Agamemnon et époux d’Hélène. (Pas plus que, descendant les chemins de la paix, elle n’ira revoir l’Eurotas de ses pères.)

Cet ancien yoga accepte sa disparition, aussi bien dans ses pratiques que dans sa structure et ses règles, mais il s’oppose avec une volonté inflexible à toute réorientation qui amènerait les hautes réalisations au contact des trivialités de la vie et rendraient ternes les illuminations et gloires de l’esprit. (La mort, la flamme peuvent avoir raison de nous, jamais nos volontés ne céderont, abaissant les sommets de Priam et ternissant les splendeurs d’ilion.)

Ces vers nous renvoient une fois de plus au fait que, comme Satprem le dit, « le meilleur de l’ancien est toujours le plus grand obstacle au Nouveau ». Mère a également souvent répété qu’elle était venue pour abolir les anciennes règles et que les illuminations du passé lui semblaient, du point de vue du nouveau yoga, comme des jeux d’enfant.

Cette partie de la conscience qui soutient l’ancien yoga se veut l’héritière des yogas qui ont permis les hautes réalisations du passé. Pour y parvenir, elle a dû par le passé développer endurance et ténacité, ne jamais renoncer, et elle a été soutenue par les forces du surmental. (Nous ne sommes pas nés d’aïeux qui capitulent, mais de rois et de dieux.)

Sa permanence ne résulte pas des pouvoirs acquis mais des durs combats de yoga (Larissien, Troie n’achète pas sa sécurité avec son or, mais avec la pointe de son javelot).

Achille est ici nommé Larissien, la ville de Larissa en Thessalie centrale étant réputée être assez tardivement son lieu de naissance. Larissa est située au bord du fleuve Pénée qui est à l’origine de la lignée des Lapithes, symboles de sincérité et de volonté de transformation et non d’imposition sur les forces de vie par le mental.

La sincérité est donc la base sur laquelle va se construire le yoga représenté par Achille. Il y a de très nombreuses indications données par Mère à propos de la sincérité, surtout dans les Entretiens. Nous ne mentionnons ici qu’un seul passage.

« Pour commencer, il faut dire que la sincérité est une chose progressive, et à mesure que l’être progresse et se développe, à mesure que l’univers se déroule dans le devenir, la sincérité doit aller en se perfectionnant sans cesse. Tout arrêt dans ce développement change nécessairement la sincérité d’hier en une insincérité de demain.

« Pour être parfaitement sincère, il est indispensable de n’avoir aucune préférence, aucun désir, aucune attraction, aucun dégoût, aucune sympathie ni antipathie, aucun attachement, aucune répulsion. Il faut être dans une vision totale, intégrale des choses, où tout est à sa place et où l’on a une attitude similaire vis-à-vis de toutes choses : l’attitude de la vision vraie. » Mère, Entretiens, 19 décembre 1956

Mais Achille est plus connu comme roi de Phthie en Thessalie du sud. Il marque donc l’aboutissement du yoga commencé avec la quête de Jason, le moment où l’aventurier parvient à la libération mentale et vitale, c’est-à-dire le moment où la paix et l’égalité parfaite sont réalisées dans le vital profond.

Map of Thessaly, cropped from old public domain map of Greece, from the Perry-Castañeda Library Map Collection, Historical Atlas by William R. Shepherd [http://www.lib.utexas.edu/maps/historical/shepherd/greece_ancient_n_ref_1926.jpg north]

Les parties de la conscience qui soutiennent l’ancien yoga désire de toutes leurs forces l’ultime affrontement intérieur afin que cesse cette période d’incertitude. Elles défient même les forces du surmental qui soutiennent le renversement du yoga vers les profondeurs du vital afin qu’elles protègent la renommée des accomplissements de ce nouveau yoga d’une cinglante désillusion. (Tiens-toi avec ton serment en première ligne, Achille, fais appel à tes seconds pour qu’ils descendent armés à ton secours des calmes sommets olympiens et dressent une barrière entre ta renommée et la défaite…)

Elles désirent toutes s’impliquer dans ce combat ultime, étant persuadées de leur victoire, que ce yoga vers les profondeurs soit abandonné ou même seulement mis au service de l’ancien yoga. (…car nous désirons tous ta rencontre au combat,

Étant de force à te détruire enfin, ou te mater, au bord des flots du Xanthe.)

Ce qui fait le lien entre les différentes parties de la conscience n’a de son côté aucune incertitude quant à l’issue du conflit (Telle est leur réplique ; ils sont loyaux envers leur mort, et constants à chercher leur ruine).

N’espère pas, ô héros, réponse plus humble de Penthésilée ;

Insolent, belliqueux, royal et vif comme elle-même est son message.

« Océan de renom et de valeur guerrière qui emplis le monde de ta rumeur,

Incarnation de la promptitude au combat, réplique humaine d’Arès !

Terreur et délice fauves, comme un lion qu’on pourchasse ou dont on est pourchassé !

L’effroi du monde et ma cible, glorieux héros au pied léger !

C’est ainsi, fils de Pélée, que ma rêverie t’a imaginé, dans des contrées trop lointaines

Pour que tu en aies connaissance, et des montagnes qui n’ont jamais résonné de ton cri de guerre.

Oh, j’ai langui après toi, guerrier ! Et c’est pourquoi, à ton message d’aujourd’hui,

J’ai été prise d’une telle joie que mon cœur avait mal dans son ravissement, 110

Car je sais qu’aujourd’hui je verrai de mes yeux ce que je ne pouvais qu’imaginer

Dans l’air mental, ou rencontrer sur les sentiers de ma songerie.

Ainsi t’ai-je d’abord loué par mes paroles ; je voudrais te répondre avec mon javelot.

Pourtant, à cause de ton dédain altier, à toi qui, me regardant comme tu ferais d’une Hellène

Ou d’une de ces faibles femmes des plaines tout juste bonnes pour la quenouille,

Me promets capture au combat et célébrité comme ton esclave dans la Phthiotide, — Promesse à laquelle je ne doute pas que ta mort sera, ce jour, la réplique, —

Je vais te répondre à présent, te prévenir avant que nous nous affrontions.

Rappelons que Penthésilée représente la plus haute réalisation des anciens yogas, la libération de la souffrance qui consacre la fin du désir et de l’ego, au maximum du feu intérieur. Cela a été acquis par le parfait détachement découlant de la renonciation à la vie et par la maîtrise de la nature inférieure.

Cette réalisation, couronnement des anciens yogas qui visaient la dissolution dans la béatitude du non-être, est d’autant moins prête à se sacrifier pour un renversement du yoga aux résultats imprévisibles. C’est aussi une réponse de volonté de confrontation qui est donnée, du haut de cette magnifique réalisation qui se sait parvenue aux sommets de l’accomplissement yoguique, c’est-à-dire au plus haut de la réalisation personnelle. (N’espère pas, ô héros, réponse plus humble de Penthésilée ; insolent, belliqueux, royal et vif comme elle-même est son message.)

Cette réalisation des hauteurs de l’esprit admet que le yoga des profondeurs commence à avoir une grande importance, aussi bien dans la rapidité de la succession des expériences que dans la destruction des anciennes pratiques et des règles qui se révèlent un obstacle à son développement. Ces destructions sont semblables à celle dont le dieu Arès a la charge pour aider le mouvement de l’évolution. (Océan de renom et de valeur guerrière qui emplis le monde de ta rumeur, incarnation de la promptitude au combat, réplique humaine d’Arès !)

S’affronter à ce yoga des profondeurs peut procurer aussi bien une jouissance qu’une terreur selon la position d’où l’on intervient « comme un lion qu’on pourchasse ou dont on est pourchassé ! ». Ce yoga peut être terrifiant par les changements qu’il opère, mais pour la plus haute réalisation en l’esprit, c’est seulement une cible à atteindre, une direction de yoga à détruire avec plaisir (L’effroi du monde et ma cible…). Cette haute réalisation voit aussi comment ce yoga des profondeurs progresse très vite (…glorieux héros au pied léger !)

Jusqu’à ce moment précis de la progression du chercheur, il n’y avait pas de contact possible entre les deux yogas, celui de l’ascension vers les hauteurs qui refusait de s’impliquer dans la vie et celui aspirant à une purification et libération plus grande dans le mental et le vital. Ce rapprochement ne pouvait être que du domaine des suppositions. (C’est ainsi, fils de Pélée, que ma rêverie t’a imaginé, dans des contrées trop lointaines pour que tu en aies connaissance…). Le yoga de purification/libération ne s’était pas non plus encore aventuré à remettre en question les structures, règles et pratiques de l’ancien yoga (…et des montagnes qui n’ont jamais résonné de ton cri de guerre).

Notons qu’il n’est pas encore question à ce stade de la Libération de la Nature, c’est-à-dire de la libération des lois de la nature qui depuis des temps immémoriaux gouvernent le corps.

La plus haute réalisation dans l’extase de l’union avec le Divin a toutefois longuement aspiré à une confrontation qui maintenant se réalise, ce qui procure une certaine jouissance dans l’esprit. (Oh, j’ai langui après toi, guerrier ! Et c’est pourquoi, à ton message d’aujourd’hui, j’ai été prise d’une telle joie que mon cœur avait mal dans son ravissement).   

Maintenant, la confrontation entre les deux directions de yoga ne sera plus simplement une supputation du mental ni un effet de l’imagination. (Car je sais qu’aujourd’hui je verrai de mes yeux ce que je ne pouvais qu’imaginer dans l’air mental, ou rencontrer sur les sentiers de ma songerie.)

Lorsqu’il ne s’agissait encore que des premiers résultats du yoga des profondeurs, celui des hauteurs pouvait le tolérer et même lui accorder une certaine valeur. Mais cela n’est plus possible maintenant car le premier a pris une trop grande place dans la conscience (Ainsi t’ai-je d’abord loué par mes paroles ; je voudrais te répondre avec mon javelot).

Dès qu’il parvient à un certain stade de la descente dans les profondeurs du vital, puis du subconscient, le yoga devient si difficile et le chemin si inconnu que l’aventurier a tendance à considérer que les réalisations du yoga des hauteurs, avec ses illuminations et extases, sont des jeux d’enfant. (Cf. l’Agenda de Mère). Les efforts pour réaliser l’individuation mentale et vitale (les Hellènes), ou même des efforts préliminaires à la quête pour développer les vertus et qualités préliminaires à la quête, efforts de ceux qui n’aspirent pas encore à s’élever dans les hauteurs de la quête spirituelle, sont vus d’une très grande distance. Cette attitude peut être vue comme hautaine et même dédaigneuse à la fois par ceux qui ont réalisé la libération de l’esprit et ceux qui sont encore dans les combats pour s’affranchir de la peur, des désirs et de l’ego. (Pourtant, à cause de ton dédain altier, à toi qui, me regardant comme tu ferais d’une Hellène ou d’une de ces faibles femmes des plaines tout juste bonnes pour la quenouille…)

La partie de la conscience qui soutient le yoga des profondeurs se promet de lui assujettir les réalisations de l’esprit. Mais la plus haute réalisation dans l’esprit est certaine de son côté de pouvoir mettre fin à cette vaine espérance de transformation de la matière.

(…me promets capture au combat et célébrité comme ton esclave dans la Phthiotide, – promesse à laquelle je ne doute pas que ta mort sera, ce jour, la réplique –,…)

Elle va toutefois commencer par « informer » le yoga des profondeurs de ses réalisations et de sa puissance : cela afin que le chercheur soit bien conscient des difficultés qu’il va affronter dans cet ultime combat intérieur où se dessine aussi bien l’avenir de la quête spirituelle individuelle que celui de l’humanité. (Je vais te répondre à présent, te prévenir avant que nous nous affrontions.)

Connais-moi reine d’une race qui jamais ne fut vaincue au combat,

Et armée d’un javelot qui n’a jamais manqué sa cible dans la bataille ! 120

Où courent les roues de mon char, le cultivateur fait ensuite bonne récolte.

Tu sais cela. Ajax, ton ami, te l’a dit par sa mort.

L’esprit de Mérion n’est-il donc pas venu t’avertir dans tes rêves ?

Avant mon entrée en bataille, n’as-tu pas une fois compté les Argiens ?

Compte-les maintenant, et jauge la guerrière Penthésilée.

Telle je suis, moi que tes rêves ont vue le front soumis à Larissa,

Et dans le combat, à ma suite, tonnent les héros éoens,

Simples soldats dont les plus faibles peuvent se mesurer avec les chefs vantés des Argiens.

Jamais encore ils n’ont fui sous le choc ; s’ils s’écartent de l’adversaire,

C’est toujours pour revenir, comme la mort dont le cercle se referme sur les humains. 130

Cet accomplissement se présente comme le résultat d’un yoga qui n’a jamais cédé devant les obstacles et qui est toujours parvenu à surmonter ceux, assez lointains, sur lesquels il s’était concentré ; un yoga par lequel l’aventurier a conquis grâce à son courage, sa persévérance, son endurance et bien d’autres qualités nécessaires pour lutter contre la peur, le doute et le découragement, et se libérer des désirs et de l’ego (Connais-moi reine d’une race qui jamais ne fut vaincue au combat et armée d’un javelot qui n’a jamais manqué sa cible dans la bataille !).

Les nouveaux chemins qu’il a ouverts ont ensuite été élargis et élaborés avec des structures précises pour permettre un accès plus aisé aux réalisations correspondantes, soit pour le renouvellement des expériences, soit pour les chercheurs spirituels venant derrière. (Où courent les roues de mon char, le cultivateur fait ensuite bonne récolte.)

Tout cela, la conscience qui se tourne vers les profondeurs ne peut l’ignorer.

Rappelons qu’Ajax, dit Ajax « le grand » pour le distinguer du petit Ajax, est un ami d’Achille. La tradition la plus ancienne remontant à Phérécyde au Ve siècle avant J-C., dit que c’est un fils d’Actaios « une grande ouverture de la conscience » et de Glaucé « brillant ». Il représente donc un grand élargissement de la conscience, davantage dans la largeur que dans la hauteur, sans doute une universalisation du mental.

Il est venu de Salamis avec douze vaisseaux pour combattre à Troie. Salamis est une petite île au large du Pirée, le port d’Athènes, dont le nom pourrait évoquer « une conscience réceptive en vue de la libération ». Étant très proche d’Athènes, on comprend qu’Ajax représente une conscience qui fonctionne sous la direction du maître intérieur.

La tradition, dès La petite Iliade et Pindare, veut qu’il se soit suicidé après que les armes d’Achille aient été attribuées à Ulysse plutôt qu’à lui ; c’est-à-dire que l’aventurier réalise que ce n’est pas cette conscience encore essentiellement mentale, aussi vaste soit-elle, qui peut diriger le yoga dans les profondeurs du vital. Ajax est toutefois considéré comme le plus grand en force et en courage après Achille, c’est-à-dire que cette conscience élargie vient juste derrière le yoga des profondeurs comme puissance de réalisation. (Tu sais cela. Ajax, ton ami, te l’a dit par sa mort.)

Rappelons que Mérion est un archer qui vint à Troie depuis Cnossos, en Crète, accompagnant son oncle Idoménée, petit-fils de Minos. Il est le symbole d’une tension orientée vers le discernement. C’est, dit-on, l’un des combattants les plus valeureux du camp achéen, la partie de la conscience qui discerne le mieux la juste direction évolutive. Homère le dit « un pair du meurtrier Arès » : cette partie discernante est en effet le mieux à même de supprimer ce qui n’est plus bon pour l’évolution.

Mérion venait de Lyktos, une ville de Crète construit avec le mot Lykos « la clarté qui précède l’aube » et un Tau inséré, soit le symbole d’une lumière naissante dans l’esprit et bien équilibrée.

C’est un fils de Molus « la guerre, le combat » (Iliad XIII, 231), lui-même fils illégitime de Deucalion « celui qui appelle l’union », ce dernier étant fils de Minos « l’évolution de l’intelligence discernante » (Planche 23). Molus était donc un demi-frère d’Idoménée. Sa mort pourrait indiquer que le seul discernement mental est insuffisant pour contrecarrer les expériences dans les hauteurs de l’esprit qui veulent se perpétuer. (L’esprit de Mérion n’est-il donc pas venu t’avertir dans tes rêves ?)

La plus haute réalisation dans l’esprit se targue d’avoir écarté du combat intérieur non seulement l’universalisation du mental et le discernement mental mais aussi quantités d’autres qualités, pratiques et progressions dans le domaine de la purification. Cela devrait interpeller l’aventurier des profondeurs sur la grandeur de l’obstacle à vaincre au préalable (Avant mon entrée en bataille, n’as-tu pas une fois compté les Argiens ? Compte-les maintenant, et jauge la guerrière Penthésilée. Telle je suis, moi que tes rêves ont vu le front soumis à Larissa)

Cette réalisation des hauteurs dit être supportée par des yogas nouveaux. Les Éoens font en effet référence à la déesse de l’aube, Éos, la force qui fait émerger le Nouveau, celle qui précède le soleil symbole de la lumière supramentale. Les plus insignifiantes de ces nouvelles pratiques donnent au moins autant de résultats que les pratiques bien établies de la purification (Et dans le combat, à ma suite, tonnent les héros éoens, simples soldats dont les plus faibles peuvent se mesurer avec les chefs vantés des Argiens.) Ces nouvelles pratiques ne renoncent jamais, et si elles prennent du recul, c’est pour mieux vaincre ensuite. (Jamais encore ils n’ont fui sous le choc ; s’ils s’écartent de l’adversaire, c’est toujours pour revenir, comme la mort dont le cercle se referme sur les humains.)

Telle je suis, telles sont mes armées ; cependant, je te fais cette promesse :

Moi, je guerroie sur le flanc gauche des Troyens avec ma troupe aux armes étincelantes ;

Toi, Achille, sur le flanc droit des Argiens, avance-toi à ma rencontre !

Si tu peux nous refouler en déroute dans Troie, je t’avouerai pour mon maître,

Ferai toute ta volonté et te rendrai plus glorieux que les dieux,

Te servant dans ta couche en Phthiotide, et puisant l’eau avec la jarre dans tes rivières.

Que dis-je ! si tu en as la force, alors pourchasse-moi, ô chasseur, et prends-moi,

Si tu espères vraiment que le soleil puisse se détourner de l’Orient :

Mais si tu n’en es pas capable, tu captureras ma mort ou la tienne. »

Pour que puisse avoir lieu la confrontation, un point de rencontre sur le champ de bataille doit être décidé. Les indications données par Sri Aurobindo expriment peut-être, avec la gauche et la droite, que la plus haute réalisation dans l’esprit se maintiendra dans une attitude réceptive (Moi, je guerroie sur le flanc gauche des Troyens) tandis que ce qui conduit le yoga des profondeurs se positionnera dans l’activité (Toi, Achille, sur le flanc droit des Argiens, avance-toi à ma rencontre !). De plus, on peut noter que le lieu choisi, ni dans un camp ni dans l’autre, encourage une certaine neutralité vis à vis d’autres considérations.

La plus haute réalisation dans les hauteurs promet que l’ensemble des qualités et pratiques qu’elle gouverne se soumettront au yoga des profondeurs et même aideront ce dernier à se hisser au-dessus du surmental à condition qu’il puisse démontrer sa grande supériorité (Si tu peux nous refouler en déroute dans Troie, je t’avouerai pour mon maître, ferai toute ta volonté et te rendrai plus glorieux que les dieux). Puis ce n’est plus l’ensemble des pratiques et réalisations des deux parties opposées dans la conscience qui sont considérées mais ce qui est le plus avancé dans chacune d’elles, c’est-à-dire la confrontation directe d’Achille et de Penthésilée (Que dis-je ! si tu en as la force, alors pourchasse-moi, ô chasseur, et prends-moi).

Cette haute réalisation de l’esprit est persuadée que la lumière ou la conscience supramentale ne peut arrêter d’illuminer les domaines de la conscience où se manifestent depuis l’aube des temps le Nouveau (Si tu espères vraiment que le soleil puisse se détourner de l’Orient).

Mais si ce qui conduit à la double libération mentale et vitale ne peut assujettir la plus haute réalisation du yoga de l’esprit dans l’ivresse divine, alors l’un des deux devra disparaître de l’évolution (Mais si tu n’en es pas capable, tu captureras ma mort ou la tienne). De ce point de vue, l’aventurier considère les deux mouvements absolument irréconciliables.

Songeur, Achille écouta, et fit un moment taire sa vaillance, 140

Méditant sur le Destin, les volontés des hommes et le dessein du Ciel,

Puis il s’arracha à ses pensées, et en son âme se tourna vers la bataille.

« Je savais bien quelle réplique m’arriverait à tire-d’aile des princes de Troie.

Les cœurs des héros sont sujets au courroux, et à un aveuglement envoyé par Dieu

Quand ils sont dépossédés de ce qu’ils veulent et harcelés par le Destin et le désastre :

La vaillance se cuirasse alors de véhémence contre le chagrin et ses abandons.

Ainsi les dieux, le façonnant avec adresse, ont adapté l’homme à leurs fins.

Avant d’admettre en lui-même que le yoga des hauteurs, y compris dans ses plus hautes réalisations, n’est prêt ni à trouver un compromis ni à renoncer à sa domination, l’aventurier, enclin à se tourner vers les profondeurs, fait une pause intérieurement. Il considère l’évolution humaine et voit comment la volonté des hommes, même pour les raisons apparemment les plus justes et nobles, peut s’opposer aux buts divins (Songeur, Achille écouta, et fit un moment taire sa vaillance, méditant sur le Destin, les volontés des hommes et le dessein du Ciel). On peut faire ici un rapprochement avec l’hésitation d’Arjuna à combattre sa propre famille (Puis il s’arracha à ses pensées, et en son âme se tourna vers la bataille).

Ce qui dans la conscience oriente vers le yoga des profondeurs paraît être ce qui est le moins sujet à déformation du fait de l’ego, du moins de ce qu’il en reste car, comme le dit Sri Aurobindo, il y a toujours un reste d’ego dans le sage et le saint. Cette partie n’est pas étonnée par le refus d’évolution de l’ancien yoga (Je savais bien quelle réplique m’arriverait à tire-d’aile des princes de Troie) car le meilleur de l’ancien est toujours le plus grand obstacle au Nouveau. Ce meilleur se rebelle et perd son discernement sous l’effet de forces envoyées par le divin quand il est ébranlé dans ses réalisations, ses espoirs, ses structures et même son existence (Les cœurs des héros sont sujets au courroux, et à un aveuglement envoyé par Dieu quand ils sont dépossédés de ce qu’ils veulent et harcelés par le Destin et le désastre). Il abrite alors sa force derrière une carapace de violence pour contrecarrer sa douleur et ce qu’il doit abandonner.  (La vaillance se cuirasse alors de véhémence contre le chagrin et ses abandons.)

C’est ainsi que les forces spirituelles du surmental en charge des formes ont construit avec habileté le psychisme humain afin qu’il réponde à leurs buts. Car les forces du surmental ont pour seul objet de réaliser chacune la tâche spécifique pour laquelle elle a été créée (Ainsi les dieux, le façonnant avec adresse, ont adapté l’homme à leurs fins).

Le défi éveillait jadis dans mes profondeurs une Furie à la démarche impétueuse

Qui s’embrasait pour la justice et la vengeance, et satisfaite, ne connaissait de repos

Et ne rentrait dans son antre que l’insulteur ne fût mort déchiré ou ne demandât pardon à genoux. 150

Quand j’étais jeune, mon cœur était féroce et exultait dans le triomphe et le massacre.

Maintenant, à mesure que par mon esprit, je m’assimile aux immortels, ma race,

J’éprouve plus de joie à sauver et à chérir, que dans le carnage.

À ma pensée il paraît plus grand d’être le souverain des hommes que leur bourreau,

Plus noble de bâtir et gouverner que de détruire sous la colère d’un moment

Ce que les âges, manifestant leur divinité, ont pris peine pour créer

Ou qu’ont façonné les dieux éminents. Mûri, mon cœur s’ouvre plus largement

À la valeur de l’homme et à la beauté de la femme,

Aux travaux du monde et à son délice ; le vin de ma victoire n’est pas adouci

Par les joies de la haine, mais par la fierté humaine du triomphe. 160

Nous avons déjà parlé des Furies ou Érinyes à plusieurs reprises. Ce sont des esprits vengeurs qui interviennent pour punir les parjures et les crimes familiaux, soit des forces qui remettent sur le chemin juste de l’évolution lorsque l’homme s’en détourne.

Quand le yoga des profondeurs émerge comme une nécessité pour remettre le chercheur dans le juste chemin évolutif (Quand j’étais jeune, mon cœur était féroce et exultait dans le triomphe et le massacre), il doit se battre furieusement contre les choses établies et ne peut être satisfait tant que les forces d’opposition ne sont pas annihilées ou soumises, et les formes correspondantes détruites. Il considère que le Nouveau ne peut apparaître qu’après avoir fait table rase de l’ancien, que les formes anciennes doivent être détruites pour que de nouvelles puissent être façonnées. (Le défi éveillait jadis dans mes profondeurs une Furie à la démarche impétueuse qui s’embrasait pour la justice et la vengeance, et satisfaite, ne connaissait de repos et ne rentrait dans son antre que l’insulteur ne fût mort déchiré ou ne demandât pardon à genoux.)

Mais lorsque le chercheur a fait passer le psychique au premier plan et commencé à développer en lui le surmental (Maintenant, à mesure que par mon esprit, je m’assimile aux immortels, ma race), il perçoit davantage la possibilité de la transformation plutôt que la destruction. Cette transformation permet l’adaptation à chaque instant au mouvement du Devenir et évite les sentiments de perte et de douleur résultant de la destruction. (Maintenant, à mesure que par mon esprit, je m’assimile aux immortels, ma race, j’éprouve plus de joie à sauver et à chérir, que dans le carnage.)

Ce passage est illustré par le combat des Dioscures Castor et Pollux contre les Apharétides Idas et Lyncée qui eut lieu juste avant le grand renversement de la guerre de Troie et où le seul survivant fut Pollux « la très grande douceur ».

Dans le Catalogue des femmes attribué à Hésiode, il est dit aussi que « Léto, irritée contre les enfants d’Héra, la belle aux belles tresses, prédit à ses propres enfants
qu’ils surpasseraient en honneurs ceux d’Héra
… » : Apollon, le dieu du mental de lumière surpasserait ainsi le dieu de la destruction des formes, Arès.

Cette volonté de transformation en lieu et place de la destruction sera la raison pour laquelle, avant la prise de la ville, Achille interdira aux chefs Achéens de la détruire une fois conquise. Ce en quoi, selon l’Odyssée, il ne fut pas écouté.     

L’aventurier ressent plus de joie à conserver les formes et pratiques qui peuvent l’être et même à leur accorder une certaine valeur, plus de grandeur à les mettre à leur juste place plutôt qu’à les supprimer (j’éprouve plus de joie à sauver et à chérir, que dans le carnage. À ma pensée il paraît plus grand d’être le souverain des hommes que leur bourreau.)

Les destructions, qu’elles soient extérieures ou intérieures, sont le plus souvent le résultat d’une explosion d’énergies qui dure peu. Mais il faut un très long temps et un grand labeur pour que s’exprime à nouveau dans des formes l’essence divine de l’humanité ou ce que les forces du surmental firent émerger. (Plus noble de bâtir et gouverner que de détruire sous la colère d’un moment ce que les âges, manifestant leur divinité, ont pris peine pour créer ou qu’ont façonné les dieux éminents.)

L’aventurier a acquis au cours de sa progression une grande compassion. Il reconnaît davantage le courage de ceux qui pratiquent un yoga par un humble travail quotidien, la grande vérité des buts de yoga quels qu’ils soient et la joie de la création (Mûri, mon cœur s’ouvre plus largement à la valeur de l’homme et à la beauté de la femme, aux travaux du monde et à son délice).

Ce qu’il cherche désormais est au-delà de la dualité et de l’exclusion, une nouvelle étape évolutive qui inclut tout, l’esprit et la matière, et à laquelle toutes les parties de l’être contribuent librement en vue de la réalisation finale supramentale (le vin de ma victoire n’est pas adouci par les joies de la haine, mais par la fierté humaine du triomphe).

Mais le combat fut décrété comme le suprême recours des mortels

Placés dans un monde où tout, du ver de terre au Titan, est en conflit.

Aussi prendrai-je d’assaut ce dont la paix interdirait l’accès à mon âme,

Et je courtiserai par l’épée et l’amour ce qui fait la joie de mon ennemi,

Troie et Polyxène, la beauté de Pâris et la gloire de Priam.

Telle était la lutte antique, tel était l’esprit de la guerre

Digne des demi-dieux. Bientôt, dans la cité d’or et de marbre,

Là où siégèrent Ilos et Trôs, où Laomédon triompha,

Régnera la maison de Pélée ; l’Hellène tiendra séance là même où le Troyen

Se croyait immortel.

L’aventurier, comme le fit Arjuna, doit cependant reconnaître que la lutte a été établie comme une loi suprême de l’évolution humaine soumise à la dualité et à la mort, c’est-à-dire tant que l’humanité n’est pas supramentalisée. Cette loi concerne tous les règnes, depuis les formes les plus infimes de la vie jusqu’aux plus grandes puissances spirituelles. (Mais le combat fut décrété comme le suprême recours des mortels placés dans un monde où tout, du ver de terre au Titan, est en conflit.)

Ce que le chercheur spirituel ne peut acquérir par des compromis qui maintiennent une paix apparente mais privent son âme d’un élément essentiel pour le progrès total, il doit s’en emparer par la lutte (Aussi prendrai-je d’assaut ce dont la paix interdirait l’accès à mon âme…).

C’est une lutte qui ressemble à une conquête amoureuse, qui doit détruire ce qui fait obstacle au nouveau mais préserver les bases ou l’esprit du yoga de la libération de l’esprit (Troie), les réalisations les plus étonnantes (Polyxène), la vérité de l’égalité acquise par le détachement (Pâris) et ce qui a refusé de séparer l’esprit de la matière (Podarcès devenu Priam « le racheté ») (Et je courtiserai par l’épée et l’amour ce qui fait la joie de mon ennemi, Troie et Polyxène, la beauté de Pâris et la gloire de Priam.)

Détruire les formes (les pratiques) qui font obstacle à l’évolution mais préserver l’esprit et ses plus belles réalisations, tels étaient les fondements des guerriers spirituels dans les temps anciens, des aventuriers qui étaient parvenus à la libération de l’esprit (Telle était la lutte antique, tel était l’esprit de la guerre digne des demi-dieux).

L’aventurier croît encore possible à ce moment de sa progression que cela pourra être encore le cas cette-fois ci, autant d’un point de vue individuel que terrestre. Achille n’imagine pas Troie en flammes et Polyxène morte.

Sur la base resplendissante et vraie du yoga qui conduisit vers la libération de l’esprit (Ilos), vers le développement juste sur le plan de l’esprit (Tros) et la parfaite maîtrise de l’être extérieur (Laomédon), le chercheur pense que le nouveau yoga des profondeurs qui vise une plus grande libération saura assujettir les formes et pratiques qu’une part de lui-même pensait indispensables à l’évolution spirituelle. (Bientôt, dans la cité d’or et de marbre, là où siégèrent Ilos et Trôs, où Laomédon triompha, régnera la maison de Pélée ; l’Hellène tiendra séance là même où le Troyen se croyait immortel.)

Debout, Automédon ! En route vers le peuple ! 170

Lance la proclamation à travers les nefs et les tentes de la nation myrmidon.

Qu’il n’y ait pas un seul traînard lorsque les roues de mon char

À grand fracas franchiront la chaussée, et que pas un homme, s’il désire que je lui veuille du bien,

Ne tourne le dos au cours du combat, jusqu’à ce que, maîtres des portes de l’adversaire,

Notre assaut pousse à l’intérieur le troupeau de leurs survivants, et que nous pénétrions dans Troie sur leurs talons

Le soir venu, quand Hélios s’enfonce en hâte dans la mer. Quant à toi, Briséis,

Mets de côté ta lyre, ô jeune fille ; cela me réjouira et me charmera le cœur

D’écouter ton chant lors de mon triomphe, quand je reviendrai victorieux de Troie,

Amenant liée aux roues de mon char, captive, Penthésilée,

Et amenant la récompense de ma valeur, Polyxène, fille de Priam, 180
Conquise malgré sa ville, ses frères et les lances des siens.

Ainsi il vaut mieux s’emparer par force de ce qu’on désire, et être puissant. »

L’aventurier accepte donc que le dénouement se fasse par une lutte intérieure à l’issue de laquelle l’une des parties sera vaincue. Il demande à ce qui en lui relève d’un « parfait travail de maîtrise sur soi-même » de mobiliser toutes les capacités d’attention aux moindres mouvements de la conscience vitale et corporelle (Debout, Automédon ! En route vers le peuple ! Lance la proclamation à travers les nefs et les tentes de la nation myrmidon.)

La concentration doit être totale, sans aucune distraction, lorsque commencera véritablement cette phase du conflit intérieur, lorsque le yoga des profondeurs se lancera à l’assaut de l’ancien yoga (Qu’il n’y ait pas un seul traînard lorsque les roues de mon char à grand fracas franchiront la chaussée…). Toutes les pratiques qui supportent ce yoga doivent être tournées vers ce seul but : se rendre maître de tous les accès à l’esprit de l’ancien yoga, c’est-à-dire démontrer que le nouveau yoga reprend à son compte l’esprit de l’ancien yoga (…et que pas un homme, s’il désire que je lui veuille du bien, ne tourne le dos au cours du combat, jusqu’à ce que, maîtres des portes de l’adversaire,…). Les pratiques de l’ancien yoga qui survivront à cet assaut seront alors conservées dans la mesure où elles sont liées à cet esprit mais utilisées seulement sous la direction et pour les buts du nouveau yoga (…notre assaut pousse à l’intérieur le troupeau de leurs survivants, et que nous pénétrions dans Troie sur leurs talons…).

Cela se passera au moment où la lumière supramentale descend profondément dans le vital (Le soir venu, quand Hélios s’enfonce en hâte dans la mer). En effet, le principe qui est expliqué par Mère et Sri Aurobindo est qu’une fois uni à la lumière ou conscience supramentale, l’aventurier doit redescendre les plans et irradier le mental puis le vital de cette lumière afin de pouvoir l’infuser finalement dans le subconscient et l’inconscient corporel.

En attendant le renversement, ce qui dans l’aventurier célèbre l’harmonie et l’amour – Briséis, « semblable à Aphrodite d’or » – doit être temporairement mis de côté jusqu’à ce que le nouveau yoga soit établi et jusqu’à ce que la plus haute réalisation des anciens yogas soit soumise au nouveau   … (Quant à toi, Briséis, mets de côté ta lyre, ô jeune fille ; cela me réjouira et me charmera le cœur d’écouter ton chant lors de mon triomphe, quand je reviendrai victorieux de Troie, amenant liée aux roues de mon char, captive, Penthésilée …).

Ce nouveau yoga, sûr de sa valeur, croit pouvoir intégrer les nombreuses réalisations les plus étonnantes dans l’identification avec le divin en l’esprit (Poly+Ξ+Ν), et ce en dépit de ce qui dans l’aventurier, est persuadé que seules la structure et les pratiques de l’ancien yoga sont à même de les acquérir. (…et amenant la récompense de ma valeur, Polyxène, fille de Priam, conquise malgré sa ville, ses frères et les lances des siens.)

Le dernier vers de ce passage indique que le chercheur accepte d’employer sa force pour imposer sa volonté (will en anglais) aux autres parties de sa conscience qui lui apparaissent s’opposer au juste mouvement évolutif (Ainsi il vaut mieux s’emparer par force de ce qu’on veut (désire), et être puissant).

Plein de joie, Automédon s’élança à travers le camp somnolent des Hellènes,

Et sa course changea le murmure des tentes en clameurs de bataille ;

Car dans le tumulte géant d’une triomphante nation qui se dresse,

L’Hellade s’arrachait d’un bond à l’ennuyeuse oisiveté, et montait sur son char de guerre ;

Revêtant son armure éclatante, elle se réjouissait d’entendre les trompettes du combat.

Le conducteur du char d’Achille, Automédon « celui qui est maître de lui-même », est le symbole d’une maîtrise de la nature extérieure et donc l’expression d’une puissante volonté et égalité au sens de Sri Aurobindo. Elle est chargée de mobiliser toutes les ressources qui s’occupent du yoga dans les profondeurs du vital et du corps, tout ce qui s’occupe des infimes mouvements et requiert une attention très concentrée et aiguisée.

C’est une mobilisation joyeuse de tout ce qui dans l’aventurier avait été mis en pause concernant le processus d’universalisation du mental et du vital, afin de se consacrer au problème de la direction évolutive. (Plein de joie, Automédon s’élança à travers le camp somnolent des Hellènes, et sa course changea le murmure des tentes en clameurs de bataille )

Sri Aurobindo aborde ici certains des critères d’évaluation de la progression qu’il indique dans La Synthèse des Yogas, Partie IV, Chapitre 13, L’action de l’égalité. Il rappelle tout d’abord ce qu’il entend par égalité : « L’égalité n’est pas simplement une immobilité ni une indifférence, pas un retrait de l’expérience mais une position supérieure par rapport aux réactions actuelles du mental et de la vie. C’est une manière spirituelle de répondre à la vie, ou plutôt de l’embrasser et de la contraindre à devenir une forme d’action parfaite du moi, de l’esprit. C’est le premier secret de la maîtrise que l’âme doit avoir sur la vie. ». Puis il énumère quatre critères : « La première tâche du sâdhak (chercheur ou aspirant spirituel) est de s’assurer qu’il possède la parfaite égalité et dans quelle mesure ; sinon, il doit trouver la faille et exercer sans relâche sa volonté sur sa nature ou faire appel à la volonté du Purusha pour se débarrasser du défaut et de ses causes. Il doit posséder quatre qualités : d’abord l’égalité au sens le plus pratique et concret du terme, samatâ, être libre de toutes préférences mentales, vitales et physiques, accepter également toutes les œuvres de Dieu en lui et autour de lui ; deuxièmement, une paix solide et une absence de toute perturbation et de tout désordre, shânti; troisièmement, un pur bonheur intérieur, un bien-être spirituel invariable en son être naturel, sukham; enfin, une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence tout entière. Être égal, c’est être infini et universel ; ne pas se limiter, ne pas s’enchaîner à telle ou telle forme du mental et de la vie ni à leurs préférences et leurs désirs partiels. »

Le dernier vers du paragraphe précédent fait référence à la mobilisation de la volonté qui est nécessaire pour parvenir à l’égalité.

La grève d’Achille puis son acceptation de la décision du camp Achéen démontre que l’aventurier a acquis une certaine « égalité au sens le plus pratique et concret du terme, qu’il est libre de toutes préférences mentales et vitales ».

La joie d’Automédon évoque une progression dans le dernier critère, « une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence tout entière ».

Mais « le bien-être spirituel invariable en son être naturel » n’est pas encore acquis car il s’agit d’une « irksome ease », d’un « bien être désagréable », causé par le conflit intérieur. La soudaine remobilisation des forces tournées vers le yoga des profondeurs ramène le bien-être spirituel. (Car dans le tumulte géant d’une triomphante nation qui se dresse, l’Hellade s’arrachait d’un bond au bien être désagréable (à l’ennuyeuse oisiveté), et montait sur son char de guerre ).  

Tout ce qui se mobilise pour achever la libération mentale et vitale est alors revêtu d’une très bonne protection pour le combat intérieur à venir (Revêtant son armure éclatante, elle se réjouissait d’entendre les trompettes du combat).

Or vers le héraut chargé d’ans se tourna le Péléide, et le vieil homme

Frissonna sous son regard, avec comme un recul à la voix du héros :

« Toi, aux tentes de tes Rois, Talthybios, héraut d’Argos ! 190

Tiens-toi dans l’assemblée argienne, comme la voix de la force d’Achille.

Ne te soucie pas de la colère que ton message peut provoquer chez les plus grands et les plus violents.

Ne te considère pas, vieillard, comme un corps, une chair mortelle,

Mais comme l’incarnation de la parole sortie du cœur d’airain de l’Hellène.

En ces termes tu interpelleras les chefs vaincus qui ont pris la fuite devant une femme

Et feras connaître ma volonté aux légions fragiles et fugitives :

La vieillesse et le teint gris du héraut Talthybios, héraut tout d’abord d’Agamemnon, nous montrent que la conviction que les yogas qui tentent depuis très longtemps d’améliorer l’homme mental et de convaincre les autres parties de la conscience de cette possibilité, est une illusion et un échec, malgré le feu qui l’anime encore.

Cette conviction éprouve donc un recul devant un yoga qui prend une tout autre direction, non plus vers un perfectionnement du mental mais vers les profondeurs du vital (Or vers le héraut chargé d’ans se tourna le Péléide, et le vieil homme frissonna sous son regard, avec comme un recul à la voix du héros).

Il s’agit maintenant, dans l’ultime combat à venir contre le yoga qui sépare l’esprit de la matière, d’affirmer la primauté du yoga des profondeurs sur celui de la vigilance et du perfectionnement du mental représenté par les héros d’Argolide, non que ce dernier doive être abandonné mais seulement placé en seconde position. (« Toi, aux tentes de tes Rois, Talthybios, héraut d’Argos ! Tiens-toi dans l’assemblée argienne, comme la voix de la force d’Achille.)

Cette vigilance et cette volonté de perfectionner le mental lumineux sont insuffisants pour se mesurer aux plus hautes réalisations extatiques conquises par le feu de l’union dans les hauteurs de l’esprit.

L’unification de cette partie de la conscience peut rencontrer certaines difficultés de la part du yoga convaincu qu’il s’agit d’améliorer l’homme mental (Ne te soucie pas de la colère que ton message peut provoquer chez les plus grands et les plus violents).

Ce qui depuis longtemps a porté le message de cette amélioration doit changer sa position intérieure : non plus considérer sa fin prochaine mais son rôle en tant que porteur de l’expression la plus essentielle et intransigeante du yoga en quête d’une plus grande liberté. (Ne te considère pas, vieillard, comme un corps, une chair mortelle, mais comme l’incarnation de la parole sortie du cœur d’airain de l’Hellène.)

Les parties de la conscience qui ont cédé devant la plus haute réalisation en l’esprit – l’ivresse de l’union avec le Divin impersonnel –, devront se soumettre à ce qui dirige le yoga des profondeurs (En ces termes tu interpelleras les chefs vaincus qui ont pris la fuite devant une femme et feras connaître ma volonté aux légions fragiles et fugitives).

Maintenant Achille se tourne vers Troie et le Xanthe au flot rapide,

Maintenant il bondit sur la zone de résistance, sur la cité imprenable.

Deux étaient les Formes des Dieux qui surplombaient les voiles du Péléide

Lorsque, ayant dans son âme une parole ambiguë, poussé par le vent il vint de l’Hellade, 200

Fendant l’abîme égéen vers l’Ida, vision couronnée de pins.

Deux sont les Destins qui suivent la marche rapide du héros et comptent ses exploits.

L’âme exempte de peur est maîtresse de toutes les choses terrestres :

Sur la mort seule elle ne peut s’assurer, soit qu’elle vienne à minuit,

Piétinant la couche des Rois dans leur faste, soit qu’elle fonce avec la hampe du javelot.

Voici : je vais faire pencher ce double fléau de la balance olympienne

En réclamant un des Destins égaux qui, enrobés, attendent le combattant,

Car je pars pour ma dernière lutte implacable contre l’Archer du ciel,

Et avant que la lueur du matin n’ait éveillé les aigles sur l’Ida,

Troie sera gisante, la face contre le sol, ou la terre sera vide du Phthien Achille. 210

Ce qui conduit le yoga des profondeurs se tourne vers l’ancien yoga et le courant de conscience énergie qui entraîne l’évolution et brise les limites. Et c’est justement Troie, symbole des bases et des pratiques de l’ancien yoga qui est la limite de l’évolution, une résistance solide comme le fer (iron zone), une structure indestructible. (Maintenant Achille se tourne vers Troie et le Xanthe au flot rapide, maintenant il bondit sur la zone de résistance, sur la cité imprenable.)

L’aventurier a eu une révélation intérieure venue des forces qui gouvernent le vital profond du choix qui se présente devant lui, mais il ne semble pas en avoir une compréhension exacte. Par deux fois, Thétis, la mère d’Achille, lui a révélé un probable destin.

Une première fois en lui indiquant deux destins possibles : « Ma mère, la déesse Thétis aux pieds d’argent, m’a dit qu’un double destin m’entraînerait à ma mort : si je reste ici à combattre autour de la ville de Troie, il est certain que je ne retournerai jamais chez moi, mais ma gloire sera impérissable ; si je rentre à la maison, en revanche, en quittant la terre de Troie, la gloire sublime ne sera pas mienne, mais je vivrai longtemps, et le destin de la mort ne me frappera pas rapidement. » (Iliade, Chant IX, vers 410-416).

Une seconde fois après la mort de Patrocle, symbole des anciennes réalisations dans l’observation mentale des infimes mouvements de la conscience, car Patrocle est un descendant de Myrmidon. Elle précise alors le moment de la seconde possibilité : « Tu es donc condamnée à une mort rapide, mon enfant, si tu parles ainsi, car ta propre mort est à portée de main, aussitôt après Hector. » (Iliade, Chant XVIII, vers 94-99).

Sri Aurobindo évoque cette incertitude sur l’évolution de la quête spirituelle, évolution qui dépend des forces du surmental, mais la situe avant que ne commence réellement le conflit intérieur (avant le début des combats) (Deux étaient les Formes des Dieux qui surplombaient les voiles du Péléide lorsque, ayant dans son âme une parole ambiguë, poussé par le vent il vint de l’Hellade…). Cela se passe avant que la partie de la conscience qui se tourne vers le yoga des profondeurs ne prenne totalement conscience de la réalisation passée, l’union dans les hauteurs de l’esprit (Fendant l’abîme égéen vers l’Ida, vision couronnée de pins).

Deux possibilités évolutives accompagnent donc un aventurier qui avance dans le yoga très rapidement, sans jamais s’arrêter à aucune expérience ou réalisation (Deux sont les Destins qui suivent la marche rapide du héros et comptent ses exploits). Dans l’agenda, Mère a souvent évoqué le fait qu’elle avance extrêmement rapidement, comparé au reste de l’humanité et même aux disciples les plus avancés.

L’âme ou l’être psychique de celui qui est sans peur peut devenir le maître de sa nature sous tous ses aspects, mais elle ne peut décider du moment de la fin d’un mouvement évolutif, que cette fin se produise dans l’inconscience la plus totale, piétinant le pouvoir dans son orgueil, ou qu’elle résulte d’une destruction instantanée. (L’âme exempte de peur est maîtresse de toutes les choses terrestres : sur la mort seule elle ne peut s’assurer, soit qu’elle vienne à minuit, piétinant la couche des Rois dans leur orgueil (plutôt que faste), soit qu’elle fonce avec la hampe du javelot.)

La partie de la conscience tournée vers le yoga des profondeurs est décidée à mettre fin au conflit intérieur quel qu’en soit l’issue. Elle considère que les deux possibilités se valent, ce qui témoigne de l’acquisition d’une parfaite égalité, sans même de préférence. (Voici : je vais faire pencher ce double fléau de la balance olympienne en réclamant un des Destins égaux qui, enrobés, attendent le combattant.)

Ce combat final est présenté comme une lutte entre une partie de la conscience humaine qui sait qu’elle doit descendre dans le vital profond et la force du plus haut du surmental qui soutient les yogas dans les hauteurs de l’esprit. Il s’agit toujours de ce qui semble être une loi de l’évolution, à savoir qu’un mouvement ne peut cesser tant qu’il n’est pas parvenu au terme qui lui a été assigné par des horloges divines. C’est seulement quand l’homme pense que tout est perdu qu’apparaît une nouvelle lumière. C’est de cet instant que l’aventurier s’approche, instant qui verra soit la fin de son aspiration au changement, soit une destruction des formes de l’ancien. (Car je pars pour ma dernière lutte implacable contre l’Archer du ciel, et avant que la lueur du matin n’ait éveillé les aigles sur l’Ida, Troie sera gisante, la face contre le sol, ou la terre sera vide du Phthien Achille.)

Apollon est appelé l’Archer du ciel – le ciel au sens des plus hauts plans de l’esprit (heaven) –, car c’est une puissance du surmental qui vise des buts lointains de l’évolution, l’instauration du Mental de Lumière. Les aigles sur l’Ida (ΙΔ) symbolisent les plus hautes conceptions mentales qui se réfèrent à l’union avec le Divin en l’Esprit (ΙΔ). Le nom de la province d’Achille, la Phthie (ΦΘ), peut être comprise comme « une (nouvelle) Conscience pénétrant dans l’être intérieur ».

Mais quelque Destin que j’accepte des Immortels toujours jeunes,

Que je sois attendu par l’Hadès froid et obscur, ou par le vaste Indus

Qui se déverse dans la mer au milieu du fracas de ses eaux innombrables,

J’y suffis, avec Zeus. Je ne désire pas votre secours humain,

Et vers Troie je m’élance comme l’aigle de Zeus qui vole vers les foudres, —

Ailé de puissance, oiseau des espaces, laissant flotter ses rémiges.

Mon ardeur ne se retournera pas pour chercher du regard le déferlement de vos combattants danaens

Ou la lourde marche des multitudes argiennes venant à l’aide de mon courage solitaire,

Ni pour entendre sur mes arrières la clameur achéenne s’enfler et mourir,

Ou la voix ailée de l’Atride guidant ses légions. 220

Il n’a nul besoin d’un chef celui qui est l’âme de sa propre action.

Zeus, son Destin et sa lance suffisent au Phthien Achille.

Quelle que soit l’issue de ce combat intérieur décidée par les forces du surmental qui s’adaptent continuellement au mouvement du devenir, elle est totalement acceptée par le chercheur. (Mais quelque Destin que j’accepte des Immortels toujours jeunes…)

Le yoga de purification des profondeurs qui veut émerger peut s’enfouir dans l’inconscient si le temps n’est pas encore venu (Que je sois attendu par l’Hadès froid et obscur…). Il peut aussi être entraîné vers le futur de l’humanité par les innombrables courants de conscience/énergie qui visent une plus grande union avec le Divin (ΙΝΔΥΣ) (…ou par le vaste Indus qui se déverse dans la mer au milieu du fracas de ses eaux innombrables…). L’Indus se situe très à l’Est de la Grèce, comme une promesse des temps futurs du côté du soleil levant, du supramental.

Mais dans les deux cas, cette partie de la conscience sait que tous les autres yogas dans le domaine de la purification/libération et de l’élargissement de la conscience ne lui seront d’aucune aide pour cet ultime combat (J’y suffis, avec Zeus. Je ne désire pas votre secours humain…)

Contre les anciennes formes, le yoga de la purification du subconscient s’élance, à l’image de la plus haute pensée du surmental qui s’élance pour une action foudroyante, avec la puissance, l’universalisation et l’instantanéité d’une action de ce plan.  Et vers Troie je m’élance comme l’aigle de Zeus qui vole vers les foudres, – ailé de puissance, oiseau des espaces, laissant flotter ses rémiges.

Sri Aurobindo évoque alors les trois grandes catégories de Yoga qui se sont affrontées sans succès au yoga des hauteurs qui sépare l’esprit de la matière, représentées par les Danaens, les Argiens et les Achéens.

Les Danaens, dont le nom est issu de Danaos (Δ+Ν) représentent un yoga qui évolue dans l’unité esprit/matière. C’est un fils de Belos « la libération dans l’incarnation », fondateur de la lignée de purification/libération, ancêtre d’Héraclès. C’est sa fille Hypermnestra (construit avec υπερ + μνηστηρ), « qui désire ce qui est au-delà » qui, unie à Lyncée « la vue perçante ou le discernement », poursuivra la lignée. (Mon ardeur ne se retournera pas pour chercher du regard le déferlement de vos combattants danaens…)

Les Argiens (nom issu d’Argos) symbolisent un yoga de vigilance, de rapidité dans le cheminement et de purification.  Avec les lettres structurantes (ΡΓ), cela signifie une impulsion vers le juste mouvement. Dans ce vers, leur piétinement (tramp) pourrait indiquer un yoga qui avance péniblement malgré les très nombreuses pratiques. (Ou la lourde marche des multitudes argiennes venant à l’aide de mon courage solitaire…)

Les Achéens représentent les pratiques de concentration, qui, comme une houle éphémère, ne peuvent durer, ou peut-être aussi les tentatives passagères de suppression de l’ego  (Ni pour entendre sur mes arrières la clameur achéenne s’enfler et mourir…)

Enfin, ce yoga des profondeurs dit qu’il n’a nul besoin non plus du yoga qui travaille à une amélioration de l’homme mental représenté par Agamemnon, fils d’Atrée. (Ou la voix ailée de l’Atride guidant ses légions.)       

Lorsque l’être psychique est venu au premier plan et que la nature extérieure lui est entièrement soumise, le chercheur n’a plus besoin d’aucune forme particulière de yoga. (Il n’a nul besoin d’un chef celui qui est l’âme de sa propre action.)

L’aide divine, la tâche qu’il doit accomplir, sa détermination et son courage sont tout ce dont il a besoin (Zeus, son Destin et sa lance suffisent au Phthien Achille).

Sur ce point, et lorsqu’il s’est agi de faire le yoga des cellules, Mère a cependant découvert que la pratique du mantra se révélait une aide inestimable.

Reposez-vous, ô armées fatiguées ; pour vous mon bras conquerra Troie,

Domptée dès que les sombres Éoens lâcheront pied et que Penthésilée

Sera étendue à mes pieds, telle une fleur dans la poussière. Pourtant, si Arès vous requiert,

Venez donc une fois de plus à sa rencontre au milieu de la huée et du lourd piétinement !

Autour des chefs accoutumés, des vieux lutteurs victorieux,

Rassemblez les forces lasses que Déiphobos ou Énée l’Intraitable vous ont laissées.

La partie de la conscience liée au yoga de purification des profondeurs persuade les pratiques qui cherchent une amélioration de l’homme mental – le camp des Achéens – qu’elle n’a pas besoin d’elles pour effectuer le renversement.

Sri Aurobindo nomme ici les Troyens « Éoens », nom formé avec celui de la déesse de l’aube Éos, pour indiquer qu’il s’agit des formes les plus avancées du yoga de libération de l’esprit. (L’adjectif les qualifiant est « stern » que nous traduisons par « inéluctables » plutôt que « sombres ».) Lorsque ces formes ainsi que la plus haute et la plus belle réalisation de ce yoga des hauteurs – l’extase de l’union avec le Divin en l’esprit – auront céder devant la pression du yoga tourné vers les profondeurs, alors les anciennes structures pourront être détruites. (Reposez-vous, ô armées fatiguées ; pour vous mon bras conquerra Troie, domptée dès que les (sombres) inéluctables Éoens lâcheront pied et que Penthésilée sera étendue à mes pieds, telle une fleur dans la poussière.)

Cependant, même s’il s’estime suffisant pour effectuer le renversement, ce yoga tourné vers les profondeurs ne rejette pas l’aide des anciennes pratiques, en particulier celles qui ont permis d’annuler la peur ou qui ont contribué à l’évolution de l’amour de façon inéluctable. (Pourtant, si Arès vous requiert, venez donc une fois de plus à sa rencontre au milieu de la huée et du lourd piétinement ! Autour des chefs accoutumés, des vieux lutteurs victorieux, rassemblez les forces lasses que Déiphobos ou Énée l’Intraitable vous ont laissées.)

Mais quand mon bras et mon Destin auront vaincu leurs dieux et vaincu Apollon,

Quand nous nous tiendrons, rutilants de sang, au milieu des splendeurs de marbre d’Ilion, 230

Que nul n’installe la flamme sourde sur la magnificence des marbres de Phrygie

Ou n’aille par sa rapine barbare briser en éclats les chambres de douceur,

Jetant bas l’œuvre des dieux et la beauté pour quoi les âges ont vécu.

Car il gémira alors dans la nuit, à l’écart de la terre et de sa verdoyance,

Éperonné comme un coursier vers l’arrivée, par ma lance plongée profond dans sa poitrine

Il aura tôt fait de passer au pays des eaux plaintives et des prés sans joie.

Ne touchez pas à la cité construite par Apollon, où Poséidon a peiné.

Prise, privée de gouvernail et dépouillée de sa ceinture de remparts apolliniens,

Vide de chars roulants de tous côtés et du piétinement d’un peuple turbulent,

Troie aux édifices de marbre restera pour nos nations vivantes dans sa beauté, 240

Muette au milieu des arbres, des blés, des palais décorés de peintures des anciens,

Observant le reflet de ses rêves dans le glissement des vagues du Scamandre,

Sacrée et immobile, cité du souvenir épargnée par les Grecs.

Si le « bras » d’Achille représente essentiellement la force du yoga des profondeurs, il incarne probablement aussi beaucoup d’autres qualités liées à ce yoga : courage, persévérance, endurance, etc.

Son « destin » est la « tâche » que le chercheur, dans cette partie spécifique de sa conscience, doit remplir dans cette incarnation. En effet, à ce stade, cette tâche lui a été révélée dans son essence, même si les modalités d’exécution et son déroulement dans le temps lui sont encore en partie cachés. C’est cette ignorance qui est la cause de la longue durée symbolique de la guerre de Troie.

Cette partie de la conscience liée au yoga des profondeurs se projette dans un futur proche où elle aura vaincu les forces du surmental qui supportent l’ancien yoga, celui qui, au-delà de la libération de l’esprit, vise des conquêtes encore plus hautes et plus particulièrement, l’instauration du « mental de lumière », symbolisé par Apollon. (Mais quand mon bras et mon Destin auront vaincu leurs dieux et vaincu Apollon)

Elle lance cependant un avertissement solennel aux autres parties de la conscience, les avertissant que lorsqu’elles auront achevé la destruction des formes de l’ancien yoga, elles ne doivent pas détruire, par une volonté de purification qui n’est pas assez réceptive aux ordres intérieurs divins, les magnifiques fondements de l’ancienne spiritualité (son esprit) (que nul n’installe la flamme sourde sur la magnificence des marbres de Phrygie), ni ne doivent, sous l’influence d’un ego vital captateur, détruire l’harmonie réalisée dans certaines parties de l’être (Ou n’aille par sa rapine barbare briser en éclats les chambres de douceur).

Car ces fondements et cette harmonie sont l’œuvre des forces du surmental et expriment la vérité pour laquelle l’humanité a peiné pendant des millénaires (Jetant bas l’œuvre des dieux et la beauté pour quoi les âges ont vécu).

Nous retrouvons ici l’aphorisme de Sri Aurobindo mis en exergue du Tome 1 « Brise les moules du passé, mais garde intacts ses acquis et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir. ».

Si une quelconque partie de la conscience mentale s’attaque aux fondements et aux réalisations des anciennes spiritualités, le yoga des profondeurs lui promet une fin rapide et douloureuse, cette partie étant alors plongée dans les profondeurs de l’inconscient (Car il gémira alors dans la nuit, à l’écart de la terre et de sa verdoyance, éperonné comme un coursier vers l’arrivée, par ma lance plongée profond dans sa poitrine).

Sri Aurobindo mentionne alors certaines parties des mondes souterrains de la mythologie, le royaume d’Hadès, dieu de l’inconscient. Le Cocyte (κωκυτός) y est décrit comme le fleuve des « lamentations ». On peut le comprendre comme un courant de conscience qui incarne dans le chercheur le regret, les évènements de sa vie qu’il ne peut se pardonner et qui descendent dans l’inconscient jusqu’à ce que cela soit résolu, dans cette vie ou dans une autre (Il aura tôt fait de passer au pays des eaux plaintives…)

Dans le champ des Asphodèles, les âmes des morts qui ne méritent pas les récompenses du séjour des bienheureux – les Champs Élysées –, sont en errance. C’est l’image d’un lieu de transition ou une pratique a été totalement déconnectée de son but initial, et ne peut donc procurer aucune satisfaction, aucune vraie joie (…et des prés sans joie).

Cette partie de la conscience liée au yoga des profondeurs ordonne à ce qui travaille en vue du perfectionnement du mental de ne pas toucher aux structures établies en vue de la libération de l’Esprit, élaborées par le plus haut du surmental, le Mental de Lumière, et pour lesquelles le subconscient a tant œuvré (Ne touchez pas à la cité construite par Apollon, où Poséidon a peiné).

Lorsque le renversement du yoga sera effectué vers les profondeurs, cet ancien yoga qui travaillait vers les hauteurs de l’esprit ne recevra plus aucune indication pour se diriger et sera privé de la protection donnée par ses intuitions lumineuses, par le Mental de Lumière (Prise, privée de gouvernail et dépouillée de sa ceinture de remparts apolliniens…). Il n’aura plus le soutien de nombreuses pratiques (Vide de chars roulants de tous côtés et du piétinement d’un peuple tumultueux). Peut-être Sri Aurobindo fait-il référence dans ce vers à la multitude d’écoles spirituelles, philosophiques et religieuses, qui chacune prône une voie d’éveil et de libération de l’esprit.

Les fondations et structures de cette ancienne spiritualité seront alors un témoignage de sa Vérité dans l’évolution humaine (Troie aux édifices de marbre restera pour nos nations vivantes dans sa beauté).

Bien qu’elle ne puisse offrir de réponse aux nouvelles directions évolutives, elle témoignera des accomplissements passés au milieu des nouveaux yogas de perfectionnement de soi, par la mémoire de ses magnifiques organisations (Muette au milieu des arbres, des blés, des palais décorés de peintures des anciens).

L’aventurier, dans les formes sacrées et désormais figées de cet ancien yoga, pourra continuer à observer les rêves passés d’une aspiration impatiente vers le Divin en l’Esprit qui ont animé ce yoga. Et sur ce souvenir qui n’aura pas été effacé par l’ego mental, il pourra construire l’avenir (Observant le reflet de ses rêves dans le glissement des vagues du Scamandre, sacrée et immobile, cité du souvenir épargnée par les Grecs).

Tu avertiras en ces termes les cœurs arrogants des chefs de clan de l’Achaïe

Pour éviter qu’un malheur ne s’abatte sur la Grèce, et que ses princes ne périssent.

Héraut, garde-toi bien d’adoucir mes paroles pour les oreilles de tes compatriotes,

Ménageant ainsi leur orgueil et leur cœur, mais condamnant leur vie au coup mortel.

Mêmes tes neiges touchées par le temps ne protégeront pas tes jours contre le tranchant de mon glaive. »

Le cœur du vieillard s’irrita, mais il redoutait Achille et, lentement,

Suivant le rivage gris en bordure de l’océan retentissant, 250

Il chemina en silence vers les tentes des Grecs et l’assemblée argienne.

Là, sur les sables, tandis que le sifflement de la marée tirant sur les galets

Luttait en vain contre la rumeur grondante des armées, attendant leurs chefs,

Chacun d’eux au milieu de sa tribu et de son peuple, loin tout le long de la rive égéenne,

Les fils de l’Argolide, les lanciers épirotes, les gens des îles et ceux du sud,

Les nuées de Locriens, les piquiers de Messène et les forces thébaines,

Multitudes aux armes, aux yeux et aux cheveux clairs, rompues par le temps à Arès,

S’étendaient en lignes criardes, éclatantes, dans un étincellement de pointes de javelots,

Aussi loin que l’œil pouvait s’efforcer. Toute l’Europe, casquée, en armure

Grouillait sur les côtes d’Asie, dégorgée par centaines d’hommes de ses navires. 260

Ce qui dirige le yoga des profondeurs invite ce qui fait le lien avec les différents yogas qui s’occupent de l’élargissement de la conscience à ne pas déformer le message qu’il envoie, à savoir que l’esprit et les acquis des anciens yoga doit être préservé de toute destruction, faute de quoi il y aura une interruption dans l’évolution spirituelle. (Tu avertiras en ces termes les cœurs arrogants des chefs de clan de l’Achaïe pour éviter qu’un malheur ne s’abatte sur la Grèce, et que ses princes ne périssent.)

En effet, Talthybios est le héraut d’Agamemnon et non celui d’Achille, ce qui peut signifier une déformation du message intérieur entre les différentes parties de la conscience en faveur d’une amélioration de l’homme mental. Tout ce qui s’est regroupé symboliquement autour d’Agamemnon vise en effet un élargissement et une amélioration de l’homme mental et non une plongée dans le subconscient et l’inconscient en vue d’une radicale transformation. L’aventurier doit se convaincre lui-même qu’il n’est plus temps de tergiverser en considération des objectifs passés, quelle que soit l’importance de leurs réalisations et l’attachement qu’il y porte, faute de quoi tout disparaîtra. (Héraut, garde-toi bien d’adoucir mes paroles pour les oreilles de tes compatriotes, ménageant ainsi leur orgueil et leur cœur, mais condamnant leur vie au coup mortel.)

Même les espaces de communication intérieure qui ont été totalement purifiés de tout mélange et toute ignorance ne sauraient empêcher la destruction de cet outil de communication. (Mêmes tes neiges touchées par le temps ne protégeront pas tes jours contre le tranchant de mon glaive.)

Le chercheur ressent alors intérieurement un certain malaise, proche de l’irritation, d’avoir à transmettre à toutes les parties de la conscience qui s’occupent d’élargissement, l’impératif de suivre le mouvement de basculement et ce qu’il réclame. Mais, conscient de la puissance de ce dernier, il obtempère, amenant le silence en son être. (Le cœur du vieillard s’irrita, mais il redoutait Achille et, lentement, suivant le rivage gris en bordure de l’océan retentissant, il chemina en silence vers les tentes des Grecs et l’assemblée argienne.)

Le bruit de la vie est couvert par celui, impatient, du changement (Là, sur les sables, tandis que le bruit de la marée tirant sur les galets luttait en vain contre la rumeur grondante des armées, attendant leurs chefs).  

Sri Aurobindo mentionne les innombrables pratiques et/ou qualités représentées par la coalition achéenne, appartenant chacune à un yoga particulier plus vaste, et en détaille quelques-unes (Chacun d’eux au milieu de sa tribu et de son peuple, loin tout le long de la rive égéenne).

Tout d’abord ce qui s’occupe de vigilance, de rapidité dans la progression et de purification/libération (Les fils de l’Argolide).

Sri Aurobindo mentionne ensuite les contingents venus du Sud et des Îles parmi lesquelles nous pouvons mentionner la Crête, Rhodes, l’Eubée, Salamine et les Sporades. La signification de ces provinces est détaillée dans le chapitre consacré à la Guerre de Troie sur le site web.

L’Épire est une région située au Nord-Ouest de la Grèce où se trouvait le plus ancien sanctuaire panhéllenique de la Grèce antique à Dodone, c’est-à-dire le symbole d’une capacité d’alignement, lorsque tous les plans dans l’être œuvrent dans la même direction. L’Iliade (II, 750) mentionne un contingent venu de cette ville, située aux bords du fleuve Titarèse. (Les lanciers épirotes…)

La Locride est une province située au Nord de la Béotie, en face de « la Sainte Eubée ». L’Iliade (II, 527-535) mentionne les Locriens commandés par Ajax fils d’Oïlée pendant la guerre de Troie. C’est le « petit » Ajax, symbole du yoga dirigé par la volonté personnelle. Il y est appelé « Ajax le Rapide », en raison de la progression rapide dans le yoga. (Les nuées de Locriens,…)

La Messénie est une province située au Sud du Péloponnèse dont est issu Nestor, symbole de l’évolution de l’aspiration et de la rectitude (les piquiers de Messène…).

La force des guerriers de Thèbes renvoie à la puissance du processus de purification des centres de conscience/énergie ou chakras (et les forces thébaines).

Ces très nombreux guerriers de la coalition achéenne représentent des qualités et pratiques qui sont lumineuses donc vraies : des pratiques justes, un discernement juste, une intuition juste, qui se sont perfectionnées avec le temps pour les combats du yoga, principalement ceux qui brisent les limites. (Multitudes aux armes, aux yeux et aux cheveux lumineux [clairs], rompues par le temps à Arès).  

Toute cela était très bien organisé et vrai, avec de très nombreuses et justes pratiques (S’étendaient en lignes rigoureuses et lumineuses (criardes, éclatantes), dans un étincellement de pointes de javelots, aussi loin que l’œil pouvait s’efforcer).

Sri Aurobindo synthétise dans les deux derniers vers de ce passage la guerre de Troie comme un conflit entre l’Europe et l’Asie, c’est-à-dire entre le processus d’élargissement et d’universalisation de la vision, c’est-à-dire de l’entendement, et celui impatient de s’élancer toujours plus vers les hauteurs de l’Esprit. (Toute l’Europe, casquée, en armure, grouillait sur les côtes d’Asie, dégorgée par centaines d’hommes de ses navires.)    

Là, dans la tente aux larges ailes du Conseil, qui pointait sur le rivage, vers l’intérieur,

À la limite de l’herbe fleurie, sur le pourtour crevassé par le sable de la prairie gazonnée,

Laissant couler sa voix argentine, Épéos, rapide au combat et dans le discours,

Parlait aux princes : comme un garçon qui, dans la cour d’une maison,

Jette sa balle en l’air et change de main pour la rattraper,

Ainsi, enchanté par son agilité, il jouait avec son avis et sa pensée.

Mais soudain il sentit une Fatalité qui s’approchait, et son élan fut réduit au silence.

Immobilisées furent ses pensées par le message qui court entre nos mentals à la faveur de leurs ombres,

Muet, impensé, informulé, obscur pour nous, mais dont les cavernes de la Nature

Entendent le cri quand le moment de Dieu, changeant notre destin, entre 270

Masqué d’une visière et silencieux dans nos vies : et l’esprit aussi en est conscient, car il veille.

Epéos se tint coi, et tous les hommes se tournèrent vers le visage du héraut.

Épéos est déjà mentionné dans Ilion au livre 4 lorsqu’Énée dit au jeune Eurus : « tu combattras contre Épéos et le tueras ».  Au livre 7, on comprend qu’il est l’un des chefs de la coalition achéenne. Il ne nous est pas possible de dire avec certitude si cet Épéos est le même qu’Épéios, fils de Panopée, lui-même fils de Phocos et d’Astérodéia comme mentionné dans l’Iliade, mais c’est le plus probable. (Voir Planche généalogique 25V2) En effet, Panopée « celui qui a la vision de l’ensemble » est un petit fils d’Éaque et de Psamathée. Son père Phocos est donc un demi-frère de Pélée, père d’Achille. Le nom Phocos « le phoque », indique une transition entre l’air et l’eau, entre le mental et le vital,

Les deux héros Achille et Épéos appartiendraient donc à cette même famille de Myrmidons, tous deux étant issus d’une Néréide, c’est-à-dire d’une fille du « vieillard de la mer », Nérée. Rappelons que ce dernier symbolise l’émergence de la vie hors de la matière, avec tous les pouvoirs de la Vie intacts.

Toutefois, ces deux héros ne représentent pas exactement le même yoga, même s’ils travaillent tous deux dans les profondeurs du vital sur les moindres mouvements de la conscience. Achille, fils de Thétis (Θ+Τ), représente l’achèvement de la libération vitale par la concentration sur des mouvements particuliers. Panopée « la vision du tout » représente un yoga qui concerne l’ensemble, à l’image des innombrables grains de sable représenté par Psamathée (ψαμαθος) dont le nom signifie « sable du bord de mer ». Epéios pourrait signifier avec les lettres Π+Ι « ce qui fait le pont » dans la conscience.

Ces éléments expliquent pourquoi Épéos est dans la tente du Conseil (il est l’un des chefs de la coalition achéenne), dans une structure légère qui abrite le travail de l’élargissement ou de l’universalisation du mental, à la frontière de la conscience vitale végétale et du corps (Là, dans la tente aux larges ailes du Conseil, qui pointait sur le rivage, vers l’intérieur, à la limite de l’herbe fleurie, sur le pourtour crevassé par le sable de la prairie gazonnée). Sri Aurobindo mentionne ici le sable afin de souligner qu’Épéos appartient bien à la descendance d’Éaque et Psamathée.

Épéos parle aux princes, mais Sri Aurobindo ne nous dit pas de quoi il s’agit, sans doute parce qu’à ce niveau, le langage n’est plus adapté pour exprimer les expériences. C’est donc une communication silencieuse dans la conscience.

Le yoga qu’il représente est léger et harmonieux, très rapide aussi bien dans la résolution des difficultés que dans la prise de conscience (Laissant couler sa voix argentine, Épéos, rapide au combat et dans le discours, parlait aux princes…)

Ce yoga est comme un jeu de la conscience mentale pratiqué avec une habileté insouciante où s’expriment rapidement la pensée et ses conclusions. (comme un garçon qui, dans la cour d’une maison, jette sa balle en l’air et change de main pour la rattraper, ainsi, enchanté par son agilité, il jouait avec son avis et sa pensée.)

Cette conscience est essentiellement d’ordre intuitif et de fine perception des vibrations par les sens. Elle est donc instantanément informée par prémonition de tout changement dans les vibrations environnantes et se met au repos, dans une silencieuse expectative. (Mais soudain il sentit une Fatalité qui s’approchait, et son élan fut réduit au silence.)

Ces nouvelles vibrations arrivent à se faufiler à travers les différentes couches mentales qui sont obscurcies par l’ignorance et les mémoires de l’évolution. En pénétrant le mental pensant, elles mettent fin aux pensées. (Immobilisées furent ses pensées par le message qui court entre nos mentals à la faveur de leurs ombres.)

La signification de ces vibrations ne peut se transmettre en mots. Elle ne peut être pensée ni formulée par l’intellect. Elle est incompréhensible à l’intelligence, mais perçue tout de même à la fois par les couches les plus profondes de notre nature vitale et corporelle et par l’esprit éveillé du chercheur. Il s’agit d’une prémonition d’un changement radical à venir dans notre évolution, un changement voulu par le Divin mais dont il était difficile de prévoir le moment car nous ne pouvons en déceler les signes dans nos vies. (Muet, impensé, informulé, obscur pour nous, mais dont les cavernes de la Nature entendent le cri quand le moment de Dieu, changeant notre destin, entre masqué d’une visière et silencieux dans nos vies : et l’esprit aussi en est conscient, car il veille.) Ces derniers vers nous évoquent le poème de Sri Aurobindo « L’heure de Dieu » dont nous extrayons le passage suivant : « Infortunés, l’homme ou la nation, qui se trouvent endormis lorsque arrive le divin moment ou qui ne sont pas prêts à s’en saisir parce que la lampe n’a pas été entretenue pour l’accueillir, parce que leurs oreilles sont restées sourdes à l’appel. »

Toute la conscience se tourne alors vers l’information qui provient du yoga des profondeurs (Épéos se tint coi, et tous les hommes se tournèrent vers le visage du héraut).

Sans un mot, solitaire, le vieux Talthybios traversa à pas mesurés les rangs des princes

Assis en silence, et ne s’arrêta qu’au beau milieu de l’assemblée,

Face au fameux Conseil de Rois, tout près du Locrien Ajax,

Là où siégeait Sthénélos et siégeait le grand Diomède,

Chefs du Sud, mais qui aimaient médiocrement les Rois des Spartiates.

De là, tel celui qui a un refuge à proximité, il éleva ses accents à la tonalité aiguë.

Aiguë sa voix comme le vent quand il siffle avec aigreur sur une forêt,

Seul audible dans la nuit, car le milan est au repos et le tigre 280

Dort au retour de la chasse au plus épais de la jungle qui se tait.

Le message du yoga des profondeurs est transmis directement aux éléments qui dirigent le mouvement évolutif vers un perfectionnement de l’homme mental : la conscience mentale ou conscience inférieure (le Locrien ajax), ce qui travaille à établir une puissante individualité lumineuse (Sthénélos, roi d’Argos) et ce qui pense au Divin ou a le dessein d’être divin (Diomède). (Sans un mot, solitaire, le vieux Talthybios traversa à pas mesurés les rangs des princes assis en silence, et ne s’arrêta qu’au beau milieu de l’assemblée, face au fameux Conseil de Rois, tout près du Locrien Ajax, là où siégeait Sthénélos et siégeait le grand Diomède…)

Sthénélos et Diomède viennent d’Argolide, province symbole de la purification. Mais le yoga correspondant est toujours méfiant des innovations issues symboliquement de la province voisine, la Laconie où se situe Spartes « ce qui surgit », et donc « le nouveau », les nouvelles directions et pratiques de yoga (Chefs du Sud, mais qui aimaient médiocrement les Rois des Spartiates).

Dans les quatre vers qui suivent, Sri Aurobindo décrit avec insistance la voix du messager, aigüe, stridente et qui seule se fait entendre dans le silence environnant.

Cette voix à la tonalité aiguë semblerait indiquer une réticence et même une peur à informer les autres parties de la conscience qui sont sous l’influence du mental (Agamemnon). Elle voudrait s’abstraire immédiatement du conflit si cela s’avérait nécessaire. (De là, tel celui qui a un refuge à proximité, il éleva ses accents à la tonalité aiguë). Cela indique une intrusion du vital émotionnel qui submerge cette partie de la conscience, celle qui fait le lien, d’autant plus que la pensée est silencieuse et le bas vital endormi. (Aiguë sa voix comme le vent quand strident il siffle [avec aigreur] sur une forêt, seul audible dans la nuit, car le milan est au repos et le tigre dort au retour de la chasse au plus épais de la jungle qui se tait.)

 « Écoutez, ô Rois du monde, la volonté solitaire du Phthien !

Unique est le rugissement du lion entendu par les milliers d’êtres de la jungle,

Unique la voix de la grandeur, et la multitude devra l’entendre en s’inclinant.

Voici qu’il a secoué sa crinière avant l’ultime grand bond sur Troie,

Et quand l’aigle à l’aurore glatira sur l’Ida,

Troie sera tombée, ou la terre sera vide du Phthien Achille.

Mais quel que soit le Destin, réservé aux mortels, qui le réclamera,

Soit que les poings serrés au-dessus de nos têtes aient gardé pour ses lendemains

La fraîcheur glaciale des ombres sans joie, soit que la terre en quête des faveurs du soleil 290

Doive retenir encore ses jours pour la douteuse récompense de nos vertus,

Lui et Zeus, et non des mortels, y pourvoiront. Les armées des hommes ne sont que menue paille

Battue par les fléaux du Destin ; c’est l’âme du héros qui conquiert.

Prenant l’image de l’animal réputé le plus puissant de la jungle, un message de ce qui dirige le yoga des profondeurs est transmis aux parties de la conscience qui poursuivent le but d’une amélioration de l’homme mental. C’est l’image d’une très grande force et d’une puissante volonté à laquelle tout se soumet. (Écoutez, ô Rois du monde, la volonté solitaire du Phthien ! Unique est le rugissement du lion entendu par les milliers d’êtres de la jungle, unique la voix de la grandeur, et la multitude devra l’entendre en s’inclinant.)

Le moment est venu de sortir de cette nuit d’indécision : soit l’aventurier réussit à détruire en un très court moment les pratiques et surtout les règles et obligations de l’ancien yoga, soit l’espérance d’un yoga – et donc d’une évolution humaine – qui réunirait l’esprit et la matière sera repoussée à plus tard. (Voici qu’il a secoué sa crinière avant l’ultime grand bond sur Troie, et quand l’aigle à l’aurore glatira sur l’Ida, Troie sera tombée, ou la terre sera vide du Phthien Achille.)

L’aventurier, malgré les signaux envoyés par les puissances qui gouvernent le vital profond, est incertain sur l’avenir. Il ne sait si le renversement du yoga aura lieu ou s’il sera remis à plus tard.

Quelle que soit l’issue de ce conflit intérieur, ce sont uniquement le destin personnel, c’est-à-dire le but que l’âme s’est donné dans cette incarnation, et la puissance du plus haut du surmental qui préside à l’évolution qui décideront de l’issue, et non aucun des pouvoirs acquis ou des diverses pratiques ou réalisations passées. (Mais quel que soit le Destin, réservé aux mortels, qui le réclamera, (…) lui et Zeus, et non des mortels, y pourvoiront. Les armées des hommes ne sont que menue paille battue par les fléaux du Destin)

C’est la volonté, le courage, la détermination, l’endurance et le feu intérieur qui conquiert (c’est l’âme du héros qui conquiert).

Le preux ne fonde pas sa prouesse sur la lourde marche des multitudes

Ni sur la clameur des légions, mais sur le dieu qu’il porte en lui.

Zeus, son Destin et sa lance suffisent au Phthien Achille.

La prudence des hommes ne mettra plus un frein à l’élan qui lui vient des dieux.

Il n’a nul besoin, ô Atride, de ta voix guidant les légions,

Il est le chef, son âme incarne le magnifique fait d’armes.

Reposez-vous, ô fils des Grecs, le Phthien vaincra pour l’Hellade ! 300

Reposez-vous ! n’exposez pas votre cœur au cri de guerre de Penthésilée.

Pourtant, si la force en vous a soif du fracas guerrier, et qu’Arès en soit affamé,

Rencontrez-le à découvert dans la mêlée, pressant les coursiers de Déiphobos

Et dirigeant le javelot d’Énée ; retrouvez l’âme de vos pères.

De bronze doit être le cœur de qui regarde dans les yeux de l’implacable dieu de la guerre !

L’aventurier de la conscience ne base pas sa force sur les innombrables pratiques qui ne donnent que très peu de résultats en regard des efforts déployés, ni sur les yogas qui prétendent haut et fort résoudre les obstacles ou protéger, mais sur le dieu intérieur. (Le fort ne fonde pas sa force sur le piétinement des multitudes [Le preux ne fonde pas sa prouesse sur la lourde marche des multitudes] ni sur la clameur des légions, mais sur le dieu qu’il porte en lui.)

La puissance du surmental, sa propre tâche et sa volonté de vaincre suffise à celui qui s’est donné pour but de mener à bien le yoga dans le subconscient vital. (Zeus, son Destin et sa lance suffisent au Phthien Achille.)

Le vers suivant « La prudence des hommes ne mettra plus un frein à l’élan qui lui vient des dieux » nous évoque le poème de Sri Aurobindo L’heure de Dieu dont nous reproduisons la fin :

« Mais si tu es pur, rejette toute crainte.

L’heure est souvent terrible, tel un feu, un tourbillon, une tempête, tel les vendanges foulées sous la colère de Dieu. Mais celui qui peut se tenir debout à cette heure, soutenu par la vérité de son but, celui-là durera ; même s’il tombe, il se relèvera ; même s’il semble passer sur les ailes du vent, il reviendra.

Ne laisse pas non plus la prudence du monde murmurer de trop près à tes oreilles, car c’est l’heure de l’inattendu, de l’incalculable, de l’incommensurable.

Ne juge pas du pouvoir du Souffle à la mesure de tes minuscules instruments, mais aie confiance et avance.

Mais garde ton âme le plus que tu peux nette des vociférations de l’ego, même si ce n’est que pour un moment. Alors une colonne de feu marchera devant toi dans la nuit et la tempête sera ton auxiliaire et ta bannière flottera sur les plus hauts sommets de la grandeur qui était à conquérir. »

Dans ces grands moments de basculement intérieur, ici illustrés par le dernier jour de la guerre de Troie, il est nécessaire d’abandonner tous les attachements au passé afin de pouvoir se lancer dans l’inconnu de Dieu.

Même les pratiques qui ont permis un accroissement du discernement et de la clarté mentale et vitale ne sont pas nécessaires pour effectuer le basculement (Il n’a nul besoin, ô Atride, de ta voix guidant les légions). L’essence de ce yoga des profondeurs gouverne cette magnifique entreprise de descente dans les profondeurs. (Il est le chef, son âme incarne [le magnifique fait d’armes] la magnifique entreprise). Les autres pratiques doivent rester aussi tranquilles que possible (Reposez-vous, ô fils des Grecs, le Phthien vaincra pour l’Hellade ! Reposez-vous ! n’exposez pas votre cœur au cri de guerre de Penthésilée.).

Cependant ces formes et pratiques de yoga peuvent aider au renversement si le chercheur ressent le besoin de les impliquer. Alors elles devront faire face à leur destinée qui est peut-être aussi de disparaître lorsqu’elles feront face à la puissance qui détruit tout ce qui n’est plus bon pour l’évolution. Cette puissance du surmental anime encore les parties de la conscience qui ne veulent rien changer à leur but d’annihilation dans le divin impersonnel, qui sont sans peur et qui travaillent pour l’évolution de l’amour. (Pourtant, si la force en vous a soif du fracas guerrier, et qu’Arès en soit affamé, rencontrez-le à découvert dans la mêlée, pressant les coursiers de Déiphobos et dirigeant le javelot d’Énée )

L’aventurier doit retrouver pour cela ce qui l’a motivé pour entreprendre le yoga (retrouvez l’âme de vos pères.). Face à une nécessité évolutive qui demande de grands bouleversements, il doit avoir une détermination inflexible, une endurance et une foi à toute épreuve (De bronze doit être le cœur de qui regarde dans les yeux de l’implacable dieu de la guerre !)

Mais lorsque son Destin aura vaincu leurs dieux et massacré leurs héros,

Et que, dans cette Ilion de marbre courbée sous les pas de ses ennemis,

Vous vous tiendrez sous le regard des édifices antiques et des tours immémoriales,

Qu’alors aucun chef de clan, couronné pour le sacrifice, n’élève contre Troie, sur le conseil d’Atè,

La torche de l’incendie, ne lève sur elle la main du pillage, 310

Sous peine, en sa recherche tâtonnante de l’or, de rencontrer la mort dans ses chambres opulentes.

Car il gémira dans la nuit, regrettant la terre et sa verdoyante,

Éperonné tel un coursier vers les sombres défilés, par la lance plongée dans sa poitrine arrogante.

Il aura tôt fait de passer au pays des prés sans fleurs, des pâturages désolés.

Ce chant se termine par l’exhortation, faite par ce qui conduit le yoga des profondeurs, aux pratiques qui veulent l’amélioration de l’homme dans l’union esprit/matière, de ne surtout pas détruire l’esprit et les acquis de l’ancienne spiritualité qui ont permis la libération de l’esprit.

Lorsque la tâche qui lui a été donnée aura été accomplie, que les formes et pratiques du passé auront été détruites et les forces qui les soutiennent vaincues, que leurs splendides fondements auront été soumis au yoga des profondeurs, ce qui pourrait participer avec ce yoga des profondeurs au renversement devra respecter l’esprit et les conquêtes du yoga de la libération de l’esprit. (Mais lorsque son Destin aura vaincu leurs dieux et massacré leurs héros et que, dans cette Ilion de marbre courbée sous les pas de ses ennemis, vous vous tiendrez sous le regard des édifices antiques et des tours immémoriales),

Les principaux yogas qui auront aidé au renversement ne doivent pas, sous l’influence de la force qui induit en erreur représentée par la déesse Até, détruire ce qui animait l’ancienne spiritualité tournée vers l’Esprit ni ses acquis, ni vouloir s’octroyer ces derniers. C’est-à-dire qu’il ne doit y avoir aucun désir pour les pouvoirs obtenus par l’ancien yoga dans les hauteurs de l’esprit. (Qu’alors aucun chef de clan, couronné pour le sacrifice, n’élève contre Troie, sur le conseil d’Atè, la torche de l’incendie, ne lève sur elle la main du pillage, …).

Dans le cas contraire, ce qui dirige le renversement mettra fin immédiatement à ces pratiques animées par le désir de possession et de pouvoir, et par l’arrogance de l’ego. (Sous peine, en sa recherche tâtonnante de l’or, de rencontrer la mort dans ses chambres opulentes. Car il gémira dans la nuit, regrettant la terre et sa verdoyante, éperonné tel un coursier vers les sombres défilés, par la lance plongée dans sa poitrine arrogante.)

Ces pratiques ne seront pas conservées dans l’inconscient dans la prairie de l’Asphodèle ni Aux champs Élyséens, où, selon Homère, (Odyssée, IV, 563-568). « la plus douce vie est offerte aux humains ; », mais en des lieux sans vérité (beauté) et sans joie. (Il aura tôt fait de passer au pays des prés sans fleurs, des pâturages désolés.)

Ne touchez pas à la cité bâtie par Apollon, où Poséidon a peiné,

N’abattez pas l’œuvre des dieux, la splendeur pour laquelle les âges ont vécu.

Muette de la voix de ses enfants, vide du roulage de ses chars de guerre,

Laissez l’éternelle Troie rêver solitaire au bord de l’antique Scamandre,

Sacrée et immobile, cité du souvenir épargnée par le Phthien. »

Ainsi parla Talthybios : les Argiens, dans leur colère, se taisaient. 320

Sans voix était l’assemblée guerrière, silencieux les princes de l’Achaïe.

Au milieu de ce silence, courroux et délibération se disputaient la voix des orateurs.

Après ce grand renversement, les bases données par le dieu qui travaille pour développer en l’humanité le Mental de Lumière et pour lesquelles la force qui veille sur le subconscient a tant œuvré doivent être conservées intactes. (Ne touchez pas à la cité bâtie par Apollon, où Poséidon a peiné, …). Car les forces du surmental, dans leur ensemble, ont soutenu le travail pour la libération de l’esprit et des bases splendides ont été forgées pendant des millénaires. (N’abattez pas l’œuvre des dieux, la splendeur pour laquelle les âges ont vécu.)

Lorsque les pratiques correspondantes auront cessé et qu’elles ne perturberont plus le nouveau yoga, il y a lieu de les garder en mémoire et de les honorer.  (Muette de la voix de ses enfants, vide du roulage de ses chars de guerre, laissez l’éternelle Troie rêver solitaire au bord de l’antique Scamandre, sacrée et immobile, cité du souvenir épargnée par le Phthien.)

Ainsi s’exprime pour l’aventurier la partie de sa conscience qui est résolue d’aller de l’avant avec le yoga des profondeurs, un yoga qui ne sépare plus l’esprit de la matière. Mais les autres parties, encore attachées à l’amélioration de l’homme mental actuel, sont partagées entre ce qui refuse de conserver quoi que soit de l’ancien et ce qui veut prendre le temps de la réflexion, chaque tendance voulant s’exprimer avant toutes les autres.  (Ainsi parla Talthybios : les Argiens, dans leur colère, se taisaient. Sans voix était l’assemblée guerrière, silencieux les princes de l’Achaïe. Au milieu de ce silence, courroux et délibération se disputaient la voix des orateurs.)

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[1] Original anglais : It is equally ignorant and one thousand miles away from my teaching to find it in your relations with human beings or in the nobility of the human character or an idea that we are here to establish mental and moral and social Truth and justice on human and egoistic lines. I have never promised to do anything of the kind. Human nature is made up of imperfections, even its righteousness and virtue are pretensions, imperfections and prancings of a self-approbatory egoism… What is aimed at by us is a spiritual truth as the basis of life, the first words of which are surrender and union with the Divine and the transcendence of ego. So long as that basis is not established, a sadhak is only an ignorant and imperfect human being struggling with the evils of the lower nature.