Le septième jour, ils abordèrent en pays Lestrygon, au bourg élevé de Lamos, la haute Télépyle. Là, quand un berger rentrait, un autre sortait, et ils se saluaient l’un l’autre. Un homme qui se passerait de sommeil gagnerait double salaire, l’un en faisant paître les bœufs, l’autre en menant les blancs moutons, « car les chemins du jour côtoient ceux de la nuit ».
Une falaise abrupte et circulaire entourait le port, et à son entrée, les rivages escarpés se rencontraient, ne laissant entre eux qu’une étroite ouverture. La flotte s’y engagea et s’amarra à l’intérieur du port, mais le navire du héros resta à l’extérieur. Dans ce port, jamais la moindre houle, ni la moindre ride, mais un calme blanc.
Ulysse grimpa sur une hauteur rocheuse d’où nulle trace de travaux de bœufs ni d’hommes n’était visible. Puis il envoya en reconnaissance deux compagnons et un héraut. Ils aperçurent d’abord une Géante, la fille du roi Antiphatès, qui venait puiser à la fontaine Artacie (Source de l’Ours ?). Puis, sur ses indications, ils se rendirent au manoir royal et furent terrifiés par sa mère aussi haute qu’un mont. Celle-ci appela son mari qui ne pensa dès lors qu’à les tuer et fit de l’un d’eux son dîner. Comme les deux survivants s’enfuyaient, Antiphatès mobilisa son peuple de géants. Par milliers, ils lancèrent des rochers sur les vaisseaux d’Ulysse, détruisant la flotte et tuant les équipages qu’ils harponnèrent et emportèrent pour leur festin.
Ulysse trancha alors vivement les liens qui retenaient son navire resté à l’extérieur de la rade et parvint à s’échapper.
Nous avons déjà rencontré un récit similaire dans le mythe de la Toison d’Or raconté par Apollonios de Rhodes. Il s’agissait alors du chercheur débutant qui avait été induit en erreur par des illusions issues du subconscient qu’il avait fait siennes (les Argonautes devinrent amis avec les Dolions « fourbes », enfants de Poséidon). Il était parvenu cependant à vaincre de ce qui le retenait prisonnier, avant de venir à bout des « illusions » sans toutefois avoir fait aucun travail conscient en ce sens (ils avaient tué les géants agressifs du Mont des Ours, puis ensuite nombre de Dolions qu’ils n’avaient pas reconnu dans la nuit noire). L’histoire montrait que le chemin se construit aussi par l’erreur, en dépit même du chercheur.
Ici, il s’agirait d’une illusion plus grande encore, celle des paradis blancs de l’Esprit, des Nirvanas vides et immobiles de l’impersonnel où il ne se passe rien. Non pas illusion en tant que fausse réalisation mais illusion dans la croyance que cet état est la réalisation ultime. Cette réalisation fut le but des anciens yogas, aussi a-t-elle été au cours des temps étayée par des justifications mentales et spirituelles qui ont érigé autour d’elle des parois infranchissables.
Mais pourquoi alors la création si le seul accomplissement est d’en sortir !
Cette réalisation est décrite ici comme un piège mortel pour le yoga du chercheur dont ce dernier n’a aucune chance de réchapper s’il s’y engage totalement.
Lamos semble être le nom d’un fils de Poséidon et ferait donc référence à une structure (la ville) subconsciente liée à une certaine réalisation. Mais c’est également une réalisation au sommet de l’esprit, « une porte au bout », ou « une porte marquant un accomplissement », Télépyle.
Le pays Lestrygon semble indiquer « une vendange fausse ou déformée » (λαις+τρυγαω).
La description des pasteurs de troupeaux qui suit semble indiquer une réalisation proche de l’origine de la dualité ou le chercheur réalise que les chemins du bien comme ceux du mal remplissent une fonction identique.
Là, quand un berger rentrait, un autre sortait, et ils se saluaient l’un l’autre. Un homme qui se passerait de sommeil gagnerait double salaire, l’un en faisant paître les bœufs, l’autre en menant les blancs moutons, « car les chemins du jour côtoient ceux de la nuit ».
Il y a plusieurs références de Savitri qui font écho à cette proximité.
Dans Les royaumes et les divinités de la grande vie (Livre deux, Chant six), sont décrits les êtres de la grande vie, nos doubles plus lumineux :
« Pour le Ciel ou l’Enfer, il leur faut guerroyer :
Guerriers du bien, ils servent une cause éminente,
Ou forment l’armée du Mal à la solde du Péché.
Car mal et bien exercent des fonctions égales
Partout où la Connaissance est la jumelle de l’Ignorance. »
Mais c’est surtout le Chant six du Livre sept, Le Nirvana et la découverte de l’Absolu qui nie tout, que l’on peut rapprocher de ce passage de l’Odyssée.
« Le porteur du jour doit marcher dans la nuit la plus obscure. »
Et plus loin :
« Ce monde est une vaste totalité d’un seul tenant,
Une solidarité profonde joint ses pouvoirs opposés ;
Les sommets de Dieu regardent en arrière l’Abysse muet.
Ainsi l’homme qui évolue vers les hauteurs les plus divines
Débat encore avec l’animal et le Djinn ;
La divinité humaine aux yeux contemplateurs d’étoiles
Cohabite encore avec la bête des origines.
Le haut rejoint le bas, tout est sur un même plan. »
C’est également ce qui est exprimé dans le Rig Véda « La Nuit et le Jour allaitent tous deux l’Enfant divin ».
Le site de la ville à toutes les caractéristiques d’un piège. L’entrée dans le port se fait par une étroite ouverture située entre des rivages escarpés et le port lui-même est entouré par une falaise abrupte et circulaire. Une fois l’étroite sortie bloquée, il est donc impossible de s’échapper.
C’est une certaine prudence, sans doute un avertissement intérieur trahissant une habileté dans les œuvres qui avertit le chercheur de garder une certaine distance, de ne pas s’identifier totalement à cette expérience, même si il y engage la presque totalité de ses pratiques de yoga (La flotte s’y engagea et s’amarra à l’intérieur du port, mais le navire du héros resta à l’extérieur). C’est comme observateur détach