Éléments pour comprendre le poème ILION de Sri Aurobindo, Livre IV

Claude de Warren

Mai 2023

Texte original anglais : Ilion, Sri Aurobindo Ashram Trust 2007

Texte original français traduit par Raymond Thépot : Ilion, 2e édition, © Raymond Thépot, 1996

 

Livre Quatre

 

Le Livre des Adieux

 

  

C’est dans l’homme qui vit la vie humaine ordinaire par la force du yoga que la vie spirituelle trouve son expression la plus puissante.

                             Sri Aurobindo[1]

Dans le Livre I, Le Livre du Héraut, Sri Aurobindo expose la question qu’il se propose d’examiner dans Ilion, à savoir ce qui peut être conservé des formes extérieures des anciens yogas dans le nouveau yoga qui concerne la totalité de l’être, intégrant l’esprit et la matière, depuis les hauteurs de l’esprit jusqu’aux moindres cellules de notre corps.

Dans le Livre 2, Le Livre de l’Homme d’État, l’aventurier est invité à considérer la possibilité d’unir les formes des anciens yogas qui ont permis les grandioses réalisations du passé au nouveau yoga des profondeurs, moyennant quelques concessions dont la principale est la reconnaissance que le nouveau chemin spirituel ne passe plus par un refus de la vie et une maîtrise imposée depuis les hauteurs de l’esprit (Troie doit rendre Hélène). Ce point de vue est soutenu par l’Homme d’État « déchu » Anténor. Celui-ci représente non seulement le mental supérieur spiritualisé, mais aussi un accomplissement dans les œuvres. Pour que cette union soit possible, il affirme qu’il faut pouvoir annihiler totalement le désir et l’ego dans une parfaite humilité et un total abandon au divin, sachant qu’il ne s’agit pas d’un renversement définitif mais d’une réalisation qui doit permettre un retour vers la voie de l’Esprit.

Dans le Livre 3, Le Livre de l’Assemblée, le problème de la réorientation du yoga est considéré sous plusieurs autres points de vue, dont les deux principaux sont ceux de Laocoon et de Pâris.

Avec Laocoon, « le voyant d’Apollon obscurci par le destin », c’est le point de vue de l’intuition-vision supérieure qui est évoqué, celui du voyant-prophète. Mais la lumière qu’il offre « à la fois illumine et aveugle ». L’aventurier fait preuve dans cette partie de son être d’un manque d’humilité

Pâris est le symbole de la quête d’une toujours plus grande maîtrise en vue de l’égalité. Mais il est aussi Alexandre, « l’homme qui repousse sa nature extérieure ou la vie », symbole de renoncement à la vie. Il défend l’idée qu’il faut exercer le pouvoir à la fois sur notre nature et sur l’extérieur par une volonté imposée d’en haut. Ce point de vue encourage la poursuite de l’ancien yoga sans compromis aucun, quel que soit le résultat final.

Énée, celui qui porte en germe l’évolution future de l’humanité vers l’Amour, confirme la poursuite du combat.

 

Résumé du Livre 4

 

Les dialogues du Livre des adieux ne concernent que le camp Troyen. Même s’il y a encore dans l’aventurier une certaine ardeur à défendre l’ancien yoga qui sépare l’esprit de la matière, ce qui domine est la conscience que sa fin est venue, que tout fut pour le mieux et que l’on ne peut s’opposer aux forces qui dirigent l’évolution.

Ce sont différents aspects de ce yoga de l’ascension, parfois très opposés, qui s’expriment.

Il y a le mental supérieur éclairé, représenté par Anténor, qui se refuse à s’impliquer davantage dans la lutte intérieure. Toutefois, ce qui dans ce mental supérieur reste fortement attaché à la forme de l’ancien yoga, incarné par son fils Halamos, ainsi que son dernier développement, le mental universalisé, représenté par son petit-fils Euros, veulent au contraire s’impliquer totalement.

Énée, l’évolution dans la voie de l’amour, est également d’avis contraire et se sépare d’Anténor.

La scène se déroule ensuite dans le palais du roi Priam.

Hélène et Pâris, dans un dernier dialogue amoureux, se confortent dans l’idée que ce qui devait être fut pour le mieux.

Puis Priam donne la parole à Cassandre : on comprend que la connaissance du futur ne peut être entendue du fait du maintien dans l’être d’une certaine volonté de puissance, c’est-à-dire de la conscience de l’aventurier d’être l’auteur de ses actes. Pâris se méprend donc sur le sens de ses paroles qui annoncent la destruction de Troie et également l’avenir des vainqueurs, les Achéens.

La quête de la vérité évolutive, incarnée par Hélène, reconnaît être la raison de la guerre et son inéluctabilité. Elle dit d’elle-même être « un monstre de fatalité et un prodige de beauté ».

Polyxène, qui représente les dernières réalisations « étranges » dans l’ascension, se lamente de ne pouvoir s’unir à Achille : ces réalisations ne pourront perdurer et donner des fruits dans le nouveau yoga.

Après une digression sur la meilleure tactique dans le yoga, l’attaque ou la défense, le reste du chant concerne Penthésilée, la réalisation la plus avancée dans la libération de l’esprit, qui concerne la libération de la souffrance et l’union qui procure une extase divine.

Elle entraîne le mental universalisé, Euros, à l’accompagner dans les derniers moments de ce terrible combat intérieur puis de lui faire partager les merveilles de cette réalisation.

 

Étude détaillée 

 

Impatiemment, stimulés par Arès, prompt à pousser le cri de guerre dans leur âme,

Tous s’empressèrent alors de gagner leur foyer pour sustenter leur vaillance guerrière.

Dans une fière anticipation, Ilion tourna ses pensées vers la mer,

Attendant que s’élèvent les bruits qui lui étaient chers et la clameur de la mêlée.

Voici que les fils de Priam revinrent à leur citadelle avec leur père,

Après quoi le gris Talthybios émergea sur son char des portes de la ville ;

À la fin du Livre 3, nous avons vu que les chefs troyens ont décidé le rejet de l’offre d’Achille. Cette décision est en accord avec celle de la force siégeant au plus haut du surmental – Zeus – prise avant le début des hostilités. En effet, chaque mouvement dans l’évolution doit se développer jusqu’à son terme, mouvement ici représenté par ce qui à Troie refuse l’offre d’Achille. Il est dit aussi que dans l’impulsion initiale est inscrit le déroulement ainsi que la fin de tout mouvement. La fin de la guerre de Troie était donc déjà inscrite dans les parjures du fils de Priam, Laomédon. Rappelons que celui-ci refusa de s’acquitter des promesses faites à Apollon, le dieu qui entraîne vers le mental de Lumière, et à Poséidon, le dieu qui veille sur la purification du subconscient. Ces deux divinités avaient construit pour lui les murs de la citadelle de Troie, c’est-à-dire les défenses érigées pour protéger le yoga qui s’élance vers l’Esprit. Le chercheur a donc omis de suivre les appels de la plus haute lumière mentale et les intimations issues du subconscient qui incitèrent à refuser la séparation Esprit/Matière.

Puis ce fut le jugement de Pâris qui instaura la primauté de l’Amour par le renoncement au monde sur le juste mouvement de l’évolution représenté par Héra et la soumission au Maître du yoga représenté par Athéna.

C’est la force qui veille à la destruction des formes spirituelles périmées et qui soutient aussi les luttes du yoga pour éliminer les fausses orientations, Arès, qui stimule l’ardeur du yoga tendu vers l’esprit (stimulés par Arès, prompt à pousser le cri de guerre dans leur âme). Étant l’amant d’Aphrodite, Arès soutiendra le camp troyen jusqu’au dernier moment bien que logiquement, sa place soit aux côtés des achéens.

Chaque composante de ce yoga fait alors un retour sur soi afin de se fortifier. (Tous s’empressèrent alors de gagner leur foyer pour sustenter leur vaillance guerrière.)

Dans la conscience de l’aventurier, le cadre conceptuel et les pratiques établi pour la libération de l’Esprit rejettent avec un sentiment de supériorité les autres buts et formes de yoga et se préparent à les combattre avec ardeur. (Dans une fière anticipation, Ilion tourna ses pensées vers la mer, attendant que s’élèvent les bruits qui lui étaient chers et la clameur de la mêlée.)

Dans le palais d’Anchise, Énée, pendant ce temps, sans ôter sa cuirasse,

Mangeait en hâte de la céréale de son pays, — galettes de millet

Doublées de viande de chevreuil, préparées par les douces mains de Créüse.          

De ses yeux calmes le regardant manger, elle sourit à son époux : 10

« Toujours tu cours à la bataille, ô guerrier, toujours tu combats

Loin devant les rangs et finis par trouver Ajax le Locrien,

Ou cherches à distinguer parmi la huée guerrière le cri dangereux du Tydide ;

À peine l’as-tu entendu, c’est vers là que, laissant tout, tu diriges ton char, ô toi inflexible dans ton courage.

 À la fin du Livre précédent, Énée a entériné la décision de l’assemblée troyenne. Nous le retrouvons ici en compagnie de sa femme Creuse dont le nom – dérivé de κρείων – signifie « souveraine », « maîtresse ». C’est une fille de Priam et d’Hécube qui représente une très grande maîtrise à laquelle travaille Énée, celui qui guidera l’évolution future vers l’Amour. Car Sri Aurobindo et Mère nous ont dit que l’humanité n’était pas prête à recevoir l’Amour divin dans toute sa pureté. Son impureté fait qu’elle serait instantanément détruite si cela se produisait.

Dans le conflit intérieur que représente la guerre de Troie, cette aspiration à davantage de maîtrise s’oppose essentiellement à deux autres formes de yoga, celle qui vise une plus grande conscience représentée par le « petit » Ajax et celle qui ne sépare pas l’esprit de la matière illustrée par Diomède.

Comme nous en avons déjà parlé, la mythologie connaît deux Ajax, le « Petit Ajax » dit aussi « Ajax le Locrien » et le « Grand Ajax », fils de Télamon.

Ce dernier est déjà mort, tué par Penthésilée, lorsque commencent les évènements décrits dans Ilion.

Nous avons vu cependant au Livre 3 que, dès La petite Iliade et les œuvres de Pindare, la tradition dit qu’il s’est suicidé après que les armes d’Achille aient été attribuées à Ulysse plutôt qu’à lui, c’est-à-dire lorsque l’aventurier réalise que ce n’est pas cette conscience encore essentiellement mentale, aussi vaste soit-elle, qui peut diriger le yoga dans les profondeurs du vital.

Ajax est toutefois considéré comme le plus grand en force et en courage après Achille, c’est-à-dire que cette conscience élargie dans les hauteurs vient juste derrière le yoga des profondeurs comme puissance de réalisation.

La tradition la plus ancienne remontant à Phérécyde au Ve siècle avant J-C., dit que c’est un fils d’Actaios « une ouverture de la conscience vers les hauteurs » et de Glaucé « brillant ». Il représente donc une conscience qui est le résultat d’une très brillante ouverture de la conscience dans les hauteurs de l’esprit, sans doute une universalisation du mental.

Il symbolise une conscience qui accepte la nécessité de la purification des profondeurs, car le Grand Ajax, dans une version plus tardive, est un fils d’Éaque, et donc un cousin d’Achille, héros qui incarne le travail de purification du vital profond. Selon l’Iliade, en force et en bravoure, le Grand Ajax est seulement dépassé par Achille.

L’Iliade nous dit aussi qu’Hector et le Grand Ajax représentent des yogas de même valeur, car les deux combattants se révélèrent de force égale lors d’un combat singulier qui prit fin sans qu’aucun d’eux ne mourut : dans l’aventurier, la plus haute conscience tournée vers la purification des profondeurs et l’aspiration à la fusion avec l’Absolu sont de même grandeur.

Le nom Ajax est construit sans consonne, avec la seule voyelle I comme lettre structurante, symbole de la conscience. S’il est de moindre valeur que son homonyme, le Petit Ajax n’en reste pas moins le symbole d’une haute conscience. Il est le fils du « divin » Oilée selon Homère (Iliade XIII, 697 et suiv). Dans ce passage de l’Iliade, les deux Ajax combattent côte à côte, mais les combattants Locriens ne sont pas équipés pour le combat rapproché. Ils se tiennent derrière les guerriers du grand Ajax et harcèlent l’ennemi avec leurs arcs. Cette conscience moindre serait liée à intellect et au mental supérieur (Locride) tandis que l’autre serait plus vaste et « pénétrante ».

 Sri Aurobindo, au premier Livre, par la bouche d’Achille nous décrit certaines caractéristiques des héros achéens où nous comprenons que le petit Ajax, le Locrien, représente une haute conscience qui veut s’emparer des résultats du yoga par la force. C’est un mouvement qui « tire » à soi les forces de l’Esprit.

Sauvée de l’envie d’Argos, de la haine lacédémonienne,

Sauvée de l’avidité de la Crète et de la rapine brutale du Locrien.

C’est cette volonté impatiente d’obtenir des résultats qui explique pourquoi le Petit Ajax fit violence à Cassandre, par désir de posséder une vision certaine de l’avenir.

L’autre héros achéen que veut combattre Énée est Diomède, celui « qui se soucie du Divin » ou de la conscience unificatrice, qui a le dessein de parvenir à la non-dualité. Il est de par sa nature même un yoga radicalement opposé à celui qui sépare l’esprit de la matière. Il figure dans la lignée de ceux qui marchent en avant, les aventuriers parvenus au silence mental (Endymion) et à une joie dans l’union car son grand-père est Œnée, symbole de l’ivresse divine (voir Planche 9).

Pourtant, je suis la plus fortunée des femmes, moi qui, laissée dans ton manoir, ne tremble pas,

Tranquille aux pieds du vieil Anchise quand je t’aperçois en vision

Seul, les traits sifflant tout autour de toi, et qu’à ma force d’âme frémissante je dis :

Le voici qui porte un coup à Ajax ! Le voici qui affronte Diomède !

Si grands sont les deux êtres de puissance, toujours près de toi pour te protéger,

Phoïbos, fils du Dieu Tonnant, et ta mère, Aphrodite d’or, 20

Et les Destins qui te réclament, ô chef de file prédestiné de l’avenir.

Mais si mes pensées ne s’inquiètent pas pour celui qui est leur bien,

Mon cœur, Énée, est sans cesse endolori de pitié pour les autres femmes iliaques

Qui sont en train de perdre, dans la même bataille, leurs enfants et leur mari bien-aimé

Ou des frères trop chéris, — de pitié pour les yeux qui s’emplissent de larmes, pour les cœurs qui sont muets.

N’aura-t-elle donc pas de fin, cette guerre qui gronde éternellement autour de Troie ? »

Creuse, dont le nom signifie « la maîtresse, la souveraine », représente un but de yoga qui vise à obtenir la totale maîtrise sur soi-même, y compris l’anxiété qui pourrait naître de la mort de son époux, c’est-à-dire de la fin du travail correspondant. Elle incarne aussi une capacité de vision avec les yeux de l’âme ainsi qu’une foi absolue dans le destin qui doit s’accomplir à travers Énée « (le travail dans le sens de) l’évolution ». Car il y a deux forces majeures qui guident cette évolution, Apollon et Aphrodite, forces qui veillent au développement de la lumière mystique (le Mental de Lumière) et de l’amour en l’homme. Cette évolution ne peut cesser avec la chute de Troie, symbole d’un renversement de la direction du yoga, même si temporairement le chercheur (et l’humanité) doit suivre en priorité une autre direction, celle de l’incarnation de la Vérité.

L’Iliade nous dit en effet qu’Énée s’enfuira de Troie avant la chute finale de la ville de crainte que la lignée de Dardanos ne s’éteigne.[2] Dans l’Hymne homérique à Aphrodite, la déesse prédit à Anchise que sa descendance règnera sur les Troyens. Dans les représentations figurées du VIème siècle avant J.-C., il est le plus souvent montré portant sur son dos son père Anchise et accompagné d’une jeune garçon et d’une femme.

Mais cette maîtrise s’inquiète pour la disparition des expériences, réalisations, buts et pratiques du yoga présent ainsi que tout ce qui se manifeste nouvellement dans ce yoga qui vise une union toujours plus grande avec le Divin en l’Esprit. (Mon cœur, Énée, est sans cesse endolori de pitié pour les autres femmes iliaques qui sont en train de perdre, dans la même bataille, leurs enfants et leur mari bien-aimé.)

Le dernier vers de ce passage laisse entrevoir une grande lassitude de ce conflit intérieur qui s’éternise dans la conscience de l’aventurier (N’aura-t-elle donc pas de fin, cette guerre qui gronde éternellement autour de Troie ?).

  Le héros, fils d’Anchise, répondit à Créüse :

 « Sans doute les dieux protègent, mais la Mort aussi est toujours puissante.

Dans son envie ténébreuse elle frappe de préférence les braves et ceux qui inspirent l’amour,   

Travaille avec rancune à abréger leurs jours et rendre veuve la lumière du soleil ; 30

Désappointée, elle se déchaîne surtout contre les bien-aimés du Ciel ;

Frappant leur vie à travers leur cœur, elle fauche leurs amours et leurs plaisirs.

Tu dis vrai, tu n’as pas à craindre pour ma vie pendant la bataille :

Pour la tienne je crains toujours que, m’ayant manqué au cours du combat,

La mort, contrariée dans sa divinité, ne vienne ici et ne te trouve dans sa colère.

Néanmoins, Phoïbos et ma mère, Aphrodite d’or, feront agir leur protection. »

Sur quoi les lèvres tranquilles de Créüse répondirent à Énée :

« Ainsi il est possible que je parte avant toi, Énée, et que je voie

Tes lèvres s’abaisser sur mes yeux mourants pour l’adieu.

Telle est la fin la plus heureuse pour une femme, ici, au milieu des chagrins de la terre ; 40

Nous avons l’espoir qu’ensuite, là-bas, les mains qui ont été désunies se joindront. »

Ainsi elle parla, sans connaître les dieux.

Il est en général admis que dans le yoga, plus on avance, plus les épreuves sont difficiles et plus le chercheur doit abandonner progressivement tous ses appuis pour ne s’appuyer que sur le Divin seul (Désappointée, elle (la Mort) se déchaîne surtout contre les bien-aimés du Ciel…). Le courage et l’endurance sont durement mis à l’épreuve, et l’aventurier doit subir les assauts répétés du doute et de l’incertitude sur le chemin à suivre, et les attaques de forces qui cherchent à détruire ce qui tend vers la Lumière de Vérité (…Travaille avec rancune à abréger leurs jours et rendre veuve la lumière du soleil). L’aventurier est contraint au détachement, privé du plaisir du sens, des amours seulement terrestres et parfois même, plongé dans une nuit de l’âme qui le prive de tout réconfort divin. (Frappant leur vie à travers leur cœur, elle fauche leurs amours et leurs plaisirs.)

Cette partie de l’aventurier est certaine que ce qu’elle représente, l’évolution de la conscience, ne peut cesser. Mais elle craint de perdre ce à quoi elle n’a cessé de travailler, la réalisation d’une parfaite maîtrise, bien qu’espérant une certaine protection des forces du surmental. (Pour la tienne je crains toujours que, m’ayant manqué au cours du combat, la mort, contrariée dans sa divinité, ne vienne ici et ne te trouve dans sa colère.)

Cette parfaite maîtrise accepte toutefois de disparaître, car ce qui a été bon dans l’évolution à une certaine étape du chemin et qui a été accompli jusqu’à son terme devient un obstacle si l’on s’y accroche dans la phase suivante. Cela doit donc accepter de se retirer à l’arrière-plan ou bien même disparaître. (Telle est la fin la plus heureuse pour une femme).

Mais, plus tard, l’aventurier reconnaîtra que tout a été utile sur le chemin en son temps et les buts comme les pratiques passées seront a posteriori justifiés. (Nous avons l’espoir qu’ensuite, là-bas, les mains qui ont été désunies se joindront.)

Mais la maîtrise, aussi poussée soit-elle, ne permet pas le contact avec les plans supérieurs de l’esprit ni avec le Divin. C’est pourquoi Sri Aurobindo nous dit : « Ainsi elle parla, sans connaître les dieux ».

…puis Énée, sur le départ,

Étreignit les genoux de son père, l’antique et puissant Anchise.

« Bénis-moi, mon père ; je pars au combat. Fort de ta bénédiction,

Puissé-je aujourd’hui même jeter Ajax au sol, abattre Diomède,

Et demain avoir sous les yeux les plages désertes de la Troade. »

Troublé et sans joie, ne répliquant rien au belliqueux Énée,

Longtemps Anchise, assis, resta immobile, silencieux, sombre,

Regardant dans son âme, de ses yeux clos à la lumière du soleil.

« Prospère, Énée, fils d’une déesse, » répondit-il lentement, 50

« Prospère, Énée ; et si pour Troie quelque malheur se prépare,

Endure toujours la volonté des dieux avec une piété constante.

Leur unique volonté est ce que façonne la Nécessité sous la contrainte du Silence.

Elle a donné à l’homme le labeur et la guerre comme loi de son état transitoire.

Combats ; elle t’accordera le couronnement de tes hauts faits ou leur terme prescrit,

Que ton passage sur la terre soit glorieux, ou qu’on t’oublie dans les ténèbres silencieuses.

Mais accomplis toujours ce que ta mère commande, et charge tes vaisseaux.

Qui peut savoir ce que les dieux ont voilé dans la brume de nos espoirs ? ’’

Énée est dans la tradition la plus ancienne le seul mortel issu de l’union d’Aphrodite avec un mortel, Anchise. Ce qui laisse entendre une progression importante de l’aventurier dans l’Amour à ce stade du yoga, un amour qui n’est plus donné à une seule personne mais au divin, pour l’humanité entière et pour toutes les formes vivantes.

Le nom Anchise (Ἀγχίσης formé avec Ἀγχί, proche et Σ, la conscience humaine) laisserait entendre cette proximité d’âme avec tout ce qui vit. Il représente ce qui dans l’aventurier pressent la fin de Troie, la fin de la mise au premier plan de la quête de l’union en l’Esprit et de la quête de l’Amour avant celle de la Vérité. C’est pourquoi il est sombre et sans joie. (Troublé et sans joie, ne répliquant rien au belliqueux Énée, Longtemps Anchise, assis, resta immobile, silencieux, sombre).

Selon une tradition relativement tardive, Zeus l’avait rendu aveugle parce qu’il avait révélé le nom de la mère d’Énée. C’est le signe d’un retournement vers l’intérieur, d’une contemplation intérieure (Regardant dans son âme, de ses yeux clos à la lumière du soleil).

Il représente ainsi la lumière mystique venue du psychique, celle qui peut « voir » et « prévoir » en vérité. Aussi sa réponse à son fils est-elle empreinte d’une grande gravité.

Il demande un développement toujours plus grand de la consécration ou don de soi et surtout de l’endurance (Endure toujours la volonté des dieux avec une piété constante.) Ceci fait écho à cette parole de Sir Aurobindo : « Endure and thou shall conquer » (Endures et tu vaincras). La Nature qui se manifeste par la Nécessité évolutive – ici en l’occurrence la chute de Troie ou le changement de direction du yoga en vue de l’évolution humaine – obéit en fait aux desseins impérieux de l’Esprit qui règne dans le Silence, c’est-à-dire des desseins qui nous ne pouvons comprendre.

(Leur unique volonté est ce que façonne la Nécessité sous la contrainte du Silence.)

C’est pourquoi cette partie de la conscience n’exprime pas clairement ce qu’elle « voit », même si elle le laisse entendre dans les deux derniers vers de ce passage (charge tes vaisseaux).

Elle insiste sur le fait que l’homme doit travailler sans relâche à son perfectionnement, accepter la loi de la dualité et la nécessité d’être un guerrier spirituel dans cette phase d’évolution vers le monde de l’Unité, le supramental. (Elle a donné à l’homme le labeur et la guerre comme loi de son état transitoire. Combats.)

Elle reprend les enseignements de la Bhagavad Gîta, la nécessiter d’œuvrer et de combattre sans reculer devant rien et sans attachement ni à l’œuvre ni à ses fruits. (elle t’accordera le couronnement de tes hauts faits ou leur terme prescrit, / Que ton passage sur la terre soit glorieux, ou qu’on t’oublie dans les ténèbres silencieuses.)

Puis elle somme l’aventurier de rester fidèle envers et contre tout à l’amour en développement en lui et dans l’humanité, l’Amour étant le but ultime de la manifestation (Mais accomplis toujours ce que ta mère commande).

Enfin elle le prévient de rester souple et ouvert à toute éventualité, car le plus probablement l’aventurier ne peut envisager à ce moment que la victoire ou la mort – le maintien de l’ancien yoga ou sa disparition –, mais certainement pas une autre voie qui sera illustrée par la fuite d’Énée hors de Troie.

(…charge tes vaisseaux. / Qui peut savoir ce que les dieux ont voilé dans la brume de nos espoirs ?) 

Alors quittant la maison de ses pères, Énée parvint rapidement

À la cité où maintenant résonnaient les roues des chars, 60

Retentissait le bruit des armes, et coulait à flots le piétinement guerrier de ses milliers d’hommes.

En hâte il fendit la presse ; les hommes, se tournant et reconnaissant Énée,

En avaient le cœur grandi, et prenaient le chemin du combat avec des pensées plus hautes.

À travers le vacarme et la foule il gagna à grands pas l’altière demeure d’Anténor,

Se dirigea vers les cours d’entrée et foula le bronze de son seuil

Qui avait enduré les pas de tant de princes disparus.

Mais comme il en franchissait le carré d’airain, Euros, le plus jeune fils de Polydamas,

Se levant d’un bond prestement et riant d’un plaisir soudain,

Accourut de la grand-salle. Étreignant la main fatale durcie par la guerre

De sa paume aussi lisse que celle d’une jouvencelle ou d’un petit enfant, 70

« Tu es le bienvenu, Énée, » dit-il, « et c’est la bonne fortune qui t’envoie !

Maintenant j’irai sur le champ de bataille ; tu parleras avec mon grand-père Anténor.

Et il t’écoutera, dût son cœur réticent le gronder.

J’aurai la joie de me mettre en route sur ton char ou, guerroyant aux côtés de Penthésilée.

De me rendre célèbre en lui mettant en main le javelot qui abattra Achille. »

Dans l’aventurier, ce yoga de l’amour est un encouragement puissant pour les autres parties qui s’efforcent à plus de maîtrise. (les hommes, se tournant et reconnaissant Énée, en avaient le cœur grandi, et prenaient le chemin du combat avec des pensées plus hautes.)

Nous avons vu précédemment qu’Anténor représentait « le mental supérieur spiritualisé » qui avait été rejeté par la plus haute conscience de l’aventurier qui avait acquis ou travaillait à acquérir le silence mental et à établir le mental illuminé (la lignée d’Électre. Cf. Planche 16). Les pratiques qui avaient contribué au développement de ce mental avaient cessé depuis un certain temps déjà. ([Énée] foula le bronze de son seuil qui avait enduré les pas de tant de princes disparus.)

Euros est le plus jeune fils de Polydamas, lui-même fils d’Anténor. Polydamas est le symbole de « nombreuses maîtrises » et son fils celui d’une nouvelle extension de conscience non encore pleinement développée pour réaliser une encore plus « vaste » maîtrise avec le concours du mental supérieur spiritualisé.

Euros représenterait l’universalisation du mental ou conscience cosmique réalisée sur le plan du mental supérieur. Car, Sri Aurobindo nous dit que la conscience cosmique peut être expérimentée sur n’importe quel plan de conscience intérieur ou supérieur. On accède aux plans de conscience intérieurs par un mouvement d’intériorisation et aux plans de conscience supérieurs liés aussi à l’individu par un mouvement vers le haut. Mais tous ces plans de conscience intérieure et supérieure sont aussi universels. C’est par un troisième type de mouvement de la conscience, à savoir l’élargissement ou l’extension horizontale de manière à embrasser l’univers, que l’on a la conscience cosmique.

Du fait de cette « jeunesse » du mouvement d’universalisation, le mental supérieur spiritualisé (Anténor) est réticent à laisser cette promesse de développement futur se heurter à une autre partie de la conscience qui s’appuie sur des pratiques mieux établies (les Achéens).

Mais cet élargissement est impatient d’être mis à l’épreuve et espère que la conscience qui doit dominer le futur saura reconnaître son bienfondé.

Énée répondit avec un sourire : « Sans aucun doute, Euros, ta vaillance

T’entraînera loin en avant ; tu combattras contre Épéos et le tueras.

Qui peut dire que cette main n’a pas été choisie pour percer Ménélas ?

Mais pour un temps, ô héros, elle devrait plutôt se mesurer avec le taureau,         

Jusqu’à ce que, par le jeu et la lutte, sa douceur soit entraînée à frapper. »

Considérant ce que représente Épéos, il est probable que le sourire d’Énée démontre une amicale ironie. En effet, Euros est le symbole d’une pratique qui doit encore faire ses preuves alors qu’Épéos, appelé le divin Épéos par Homère, est un guerrier achéen accompli, une pratique depuis longtemps perfectionnée.

Épéos appartient à la lignée issue de l’Asopos de même qu’Achille (Cf. Planche 25). Il descend donc d’Éaque, roi des Myrmidons, symbole des chercheurs très avancés qui s’intéressent aux moindres mouvements de la conscience jusque dans les plus grandes profondeurs du vital. Son arrière-grand-mère est une fille de Nérée, « le vieillard de la mer » qui marque l’apparition de la vie dans la matière. Son grand père est Phocos, « le phoque », symbole du yoga qui œuvre à la frontière du vital et du corps, car le phoque vit à cette frontière, entre la mer et la terre.

Son père est Panopée, « celui qui a la vision du tout », c’est-à-dire une conscience vitale universalisée, un très grand accomplissement de yoga. Selon Apollodore, il est lui-même un architecte, et représente donc une capacité d’élaboration de nouvelles formes de yoga. C’est plus une capacité de vision qu’une qualité nécessaire au guerrier spirituel, c’est pourquoi il se décrit lui-même dans l’Iliade comme un piètre combattant. Certaines traditions lui attribuent la construction du cheval de Troie : en tant que visionnaire, il voit ce qui est nécessaire pour causer la fin des anciens yogas. Son nom signifie peut-être « celui qui est au-dessus ».

On voit mal comment un yoga en cours de développement tourné vers la maîtrise, aussi vaste soit-elle, pourrait annihiler cette capacité de vision du tout dans le vital, cette universalisation de la conscience vitale. Toutefois, si Euros représente aussi un début d’universalisation du mental, alors on comprend mieux pourquoi Sri Aurobindo rapproche ces deux héros.

Énée continue avec la même ironie amicale en citant Ménélas, « celui qui se soucie de liberté » ou celui qui possède « une volonté inébranlable tendue vers le but » et œuvre en vue de réaliser la forme la plus vraie du yoga futur vers une plus grande liberté, Hélène.

Cette sagesse évolutive voit donc que cette nouvelle forme, pour acquérir plus de maîtrise, doit d’abord se fortifier au contact du « pouvoir de réalisation du mental lumineux » représenté par le taureau, selon le symbolisme du taureau indiqué par Sri Aurobindo.

 Avec passion Euros répliqua : « Mais, Énée, à ce qu’on m’a dit,

Cette bataille est la dernière ; car aujourd’hui Penthésilée

Affrontera et tuera Achille, causant la fin des Argiens.

Ainsi n’aurai-je jamais pris part à cette guerre à jamais fameuse.

Que dirai-je quand mes cheveux seront blancs comme ceux du vieil Anténor ?

Les hommes me demanderont : Quels furent tes hauts faits au cours de la campagne titanesque ?

Fils de Polydamas, lequel des Argiens as-tu abattu

Pour venger bravement ton père ? Devrai-je dire alors : Je me cachais dans la ville.

J’étais trop jeune et, me contentant de monter sur les remparts iliaques,  

J’ai assisté au retour ou à la déroute, mais je n’ai jamais vu l’exploit et le triomphe ? 90

Ami, si tu ne m’emmènes pas, je mourrai de chagrin avant le coucher du soleil. »

Tirant Énée par la main il l’entraîna dans le vaste manoir ;

Sur le dallage de la grand-salle ils se hâtèrent en riant,

L’enfant gracieux et le grand héros et homme d’État,

La fleur d’une lignée appartenant au présent, et l’astre portant la charge du futur.

Euros à l’enthousiasme de la jeunesse : cette partie de la conscience de l’aventurier veut croire encore en la possibilité de nouvelles formes de yoga orientées vers l’élargissement du mental spiritualisé à travers plus de maîtrise en vue de faire triompher le chemin qui sépare l’esprit de la matière. Elle ne doute pas que la réalisation de l’ivresse divine mettra fin à la tentative de réorientation du yoga, mettant ainsi fin à cet interminable conflit intérieur (Cette bataille est la dernière ; car aujourd’hui Penthésilée affrontera et tuera Achille, causant la fin des Argiens.)

Cette nouvelle pratique issue du mental supérieur spiritualisé, qui ne doute pas du chemin spirituel confirmé par les millénaires de l’évolution, craint que sa participation au maintien de ce chemin ne soit pas reconnue dans l’avenir comme essentielle à la poursuite de cette voie millénaire (Que dirai-je quand mes cheveux seront blancs comme ceux du vieil Anténor ? Les hommes me demanderont : Quels furent tes hauts faits au cours de la campagne titanesque ?).

Le yoga du futur risque d’oublier que le mental supérieur spiritualisé a eu une part importante dans le maintien de ces formes spirituelles confirmées par les âges, même si la maîtrise en résultant n’a pu se développer jusqu’à son terme (Fils de Polydamas, lequel des Argiens as-tu abattu pour venger bravement ton père ?).

Aussi ce nouvel effort d’élargissement persuade ce qui es le plus avancé dans le yoga de l’amour de le faire participer au conflit intérieur.

Ainsi seraient unis dans le combat pour le maintien des yogas millénaires ce qui en est le plus bel accomplissement – un vaste mental spiritualisé – et la plus grande réalisation et la meilleure organisation du yoga travaillant à l’instauration de l’Amour dans l’aventurier et dans l’humanité. (L’enfant gracieux et le grand héros et homme d’État, la fleur d’une lignée appartenant au présent, et l’astre portant la charge du futur.)

La quête de l’Amour – au sens divin du terme et en tant que but de l’évolution –, ne peut bien sûr cesser, même si temporairement, l’aventurier doit s’enfoncer dans les mémoires boueuses de l’évolution pour les purifier avec le glaive de la sincérité et le don de soi. C’est pourquoi Énée est l’astre qui porte la charge du futur quand sera instaurée le règne de la Vérité.

Entretemps, dans sa chambre, entouré de ses fils et des fils de ses fils,

Le vieil Anténor criait aux survivants de son sang :

« Écoutez, vous le fruit de mes reins, et vous, enfants, leur descendance !

De la parenté d’Anténor, pas un ne repartira au combat.                                 

Ou bien il partira accablé par ma malédiction, et les pointes assoiffées des javelots argiens 100

Le trouveront dans leur colère ; il mourra dans le péché et son nom sera oublié.

J’ai souvent envoyé mon sang se faire verser en vain dans la bataille

À lutter pour Troie et sa grandeur conquise par mes peines et celles de mes pères.

Toute la dette est payée maintenant ; Troie nous rejette sous la poussée des immortels.

Nous devons beaucoup à la mère qui nous porta et à notre pays ;

Mais à la dernière extrémité, notre vie est à nous, aux dieux et au futur.

Rassemblez l’or de la maison et nos parents, ô vous fils d’Anténor.

Averti par une voix dans mon âme, je quitterai ce soir cette cité,

Fuyant la fatalité et emportant mes trésors ; les vaisseaux réunis et carénés à neuf

Par mes soins et ceux des dieux, les recevront dans l’étroite Propontide. 110

Guidés à travers les eaux de Dieu, se maintenant sur la rage de Poséidon,

Gonflant leurs voiles, qu’ils fendent les crêtes de l’Océan

Vers le lointain inexploré, abandonnant à leurs destinées les condamnés et les méchants. »

Dans l’Iliade, Homère mentionne plus de dix enfants d’Anténor « le mental supérieur spiritualisé » et il décrit la mort de quatre d’entre eux. L’un des fils, Agénor, symbole du « courage », sera retiré du combat par Apollon juste avant d’être tué. Homère dit du plus jeune, Acamas, celui qui est « infatigable », qu’il est semblable aux immortels. Cela nous évoque Mère dans l’Agenda qui dit qu’elle n’est jamais fatiguée, bien qu’elle ait plus de 90 ans et soit chargée d’une somme invraisemblable de travail par les disciples.

Ce mental supérieur spiritualisé refuse que tout ce qui dérive de lui, s’implique encore dans le combat intérieur. Nombre de ses développements particuliers ont été arrêté avant leur terme. Mais il sait que certains d’entre eux ne pourront s’empêcher de s’impliquer, aussi refuse-t-il la possibilité que ce yoga particulier et ses résultats soient totalement oubliés dans le futur (De la parenté d’Anténor, pas un ne repartira au combat ou bien il partira accablé par ma malédiction.)

L’aventurier sait que l’intervention du mental supérieur, aussi spiritualisé et illuminé soit-il, n’est d’aucun poids dans l’issue du conflit intérieur (J’ai souvent envoyé mon sang se faire verser en vain dans la bataille).

Tout ce que le mental supérieur devait apporter à l’évolution humaine a été accompli, aussi peut-il affirmé que « Toute la dette est payée maintenant ».

Ce mental reconnaît que les développements récents du yoga dans la libération de l’esprit, soutenus par les forces du surmental, l’ont rendu inutile (Troie nous rejette sous la poussée des immortels).

Il admet aussi qu’il est un fruit de l’évolution et des bases de cette quête en l’esprit qui permirent son développement, mais il ne veut abdiquer totalement, laissant la décision de son utilité aux forces de l’esprit et de l’évolution future (Nous devons beaucoup à la mère qui nous porta et à notre pays ; mais à la dernière extrémité, notre vie est à nous, aux dieux et au futur).

Il demande que soit rassemblé les pratiques qui lui ont été associées et leurs résultats car guidé par une intuition intérieure, il compte abandonner la lutte intérieure actuelle en vue du futur (Rassemblez l’or de la maison et nos parents, ô vous fils d’Anténor. Averti par une voix dans mon âme, je quitterai ce soir cette cité, fuyant la fatalité et emportant mes trésors ).

Ce mental, suivant des voies nouvelles et unifiées élaborées avec l’aide des puissances du surmental, compte s’engager dans un début de purification du vital représenté par la Propontide qui constitue l’entrée dans la Mer Noire. Rappelons d’une part que Pontos est le symbole de l’évolution de la vie (Cf. Planche 2) et qu’Anténor avait proposé aux Troyens d’accepter l’offre d’Achille. Quiconque s’engage dans la Propontide vers l’Est, rentre dans un yoga de purification du vital. (les vaisseaux réunis et carénés à neuf par mes soins et ceux des dieux, les recevront dans l’étroite Propontide.)

Cette traversée de la Propontide, qui précède les grandes turbulences de celui qui s’avance dans la Mer Noire, n’en est pas moins un passage obligé de l’évolution et sujet aux fortes perturbations qu’apportera le subconscient dans ce yoga de purification (Guidés à travers les eaux de Dieu, se maintenant sur la rage de Poséidon).

Ce mental spiritualisé fera son chemin, quelle que soit l’issue du conflit intérieur dont il se démarque, vers des horizons inexplorés de l’évolution. (Gonflant leurs voiles, qu’ils fendent les crêtes de l’Océan vers le lointain inexploré, abandonnant à leurs destinées les condamnés et les méchants.)

Homère ne nous dit pas ce qu’il advint d’Anténor. Si cette échappée de Troie a réussi, ce que disent des auteurs plus tardifs dont Virgile, nous pouvons en déduire que cette partie du mental supérieur spiritualisé – qui se détache du conflit intérieur et de son issue – œuvre pour ouvrir les chemins du futur et préparer le voyage d’Ulysse.

Ainsi parla Anténor, et ses enfants l’entendirent en silence ;

Impressionnés par sa voix et redoutant sa malédiction, ils obéirent bien qu’avec tristesse.

Le seul Halamos répliqua à son père : « Terribles sont les cheveux blancs,

Vénérables et aimés, d’un père, et effrayante sa malédiction pour ses enfants.

Cependant un être pleure dans mon cœur, et sa voix est celle de ma patrie,

Elle pour l’amour de qui j’accepterais le tourment éternel dans le Tartare               

Pardonne-moi donc, si tu veux ; si les dieux peuvent, qu’ils me pardonnent. 120
Car je veux reposer dans la poussière de Troie, étreignant ses cendres,

Là où reposent Polydamas et les nombreux camarades que je chérissais.

Ainsi, laisse-moi aller vers l’ombre, présent aux mémoires ou complètement oublié,

Mais ayant combattu pour ma patrie, et dans ma perte, fidèle à ma nation. »

Alors dans son courroux sénile Anténor répondit à Halamos :

« Va donc et péris condamné avec les condamnés et les haïs du ciel ;

Les dieux, pas plus que ton père, ne te feront grâce à ta mort. »

Halamos sortit de la chambre, et le chagrin dans sa poitrine

Le disputait à la colère ; il alla vers son noir destin, sans un regard en arrière vers ceux qui lui étaient chers.

Dans la mythologie, la malédiction d’un père envers ses enfants indique que le chercheur s’oriente dans une voie qui n’est pas en accord avec celle que le père représente et qui la plupart du temps se révèlera une impasse ou une tentative prématurée. Ainsi en est-il par exemple des fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, qui s’entretueront devant les portes de Thèbes, symbole d’une tentative prématurée de purification des chakras ou centres de conscience.

Dans ce passage d’Ilion, les diverses modalités de travail de ce mental supérieur spiritualisé acceptent la nouvelle direction qui est impulsée, un peu à contre-cœur car le chercheur craint de s’égarer. Une seule modalité, représentée par Halamos, s’y oppose.

Aucun des auteurs de la mythologie grecque ne mentionne un fils d’Anténor nommé Halamos. Seule une cité nommée Lamos est mentionnée dans l’Odyssée. Nous n’avons pas trouvé la clef utilisée par Sri Aurobindo pour certains noms d’Ilion dont Halamos, et ne pouvons non plus utiliser le sens des lettres-symboles.

Des paroles de ce héros, nous pouvons seulement déduire qu’il représente ce qui dans ce mental spiritualisé reste fortement attaché à la forme de l’ancien yoga. (Cependant un être pleure dans mon cœur, et sa voix est celle de ma patrie, elle pour l’amour de qui j’accepterais le tourment éternel dans le Tartare).

Le Tartare étant le symbole de la Nescience, cet attachement ne semble pas pouvoir être défait, pas même par les forces du surmental (si les dieux peuvent, qu’ils me pardonnent). Halamos représenterait donc cette partie du mental spiritualisé très fortement attaché à la forme ancienne du yoga, qui ne peut se résoudre d’elle-même au changement de direction du yoga et préfère même disparaître de la mémoire du chemin (Ainsi, laisse-moi aller vers l’ombre, présent aux mémoires ou complètement oublié, mais ayant combattu pour ma patrie, et dans ma perte, fidèle à ma nation).

Le mental spiritualisé qui a été rejeté par les plus récents développements des yogas de la libération de l’Esprit (Anténor) n’a pas accepté ce rejet et manifeste une opposition larvée (dans la version originale, an « aged wrath »). Il renouvelle la nécessité absolue pour l’aventurier de se débarrasser de tout attachement, et surtout à celui des formes ou structures spirituelles qui ont fait leur temps. Le mal en effet est ce qui a eu une nécessité dans le passé de l’évolution mais n’est plus bon pour le futur. C’est pourquoi aussi bien les forces de l’esprit que le yoga qui a permis le mental spiritualisé condamnent sans appel cet attachement représenté par Halamos (Les dieux, pas plus que ton père, ne te feront grâce à ta mort).

Ce déchirement intérieur entre ce qui marche vers le futur et ce qui reste attaché aux formes spirituelles, douloureux mais très résolu de part et d’autre, ne pourra cesser qu’avec la disparition de cet attachement (Halamos sortit de la chambre, et le chagrin dans sa poitrine le disputait à la colère ; il alla vers son noir destin, sans un regard en arrière vers ceux qui lui étaient chers).

 Comme ils traversaient la grand-salle, le fils d’Anténor et le fils d’Anchise se rencontrèrent 130

Au point où les voies de leurs destinées se nouaient et se croisaient pour l’adieu,

L’un se dirigeant en hâte vers l’Hadès sous la malédiction des dieux et de son père,

Fortuné et béni l’autre ; et pourtant leur jugement et leur vertu se valaient.

Le fils de Cypris à l’Anténoride : « Je te cherchais, toi et tes frères,

Rameau d’Anténor ; tes conseils nous sont aujourd’hui cruellement nécessaires,

Infini est notre besoin du bras de ceux qui sont forts, du courage de ceux que ne fait pas reculer

L’affrontement de myriades d’hommes avec leur seul javelot dans une bataille inégale. »

Halamos lui répondit : « Je me rends, de ce pas, au palais de Priam,

Là où Troie vit encore, loin des salles de mes ancêtres ;

Je parlerai là-bas, non ici. Quant aux membres de ma famille, ils se reposent dans la demeure, 140

Assis sans armes sous leurs lambris pendant que leurs frères tombent au combat. »

L’attachement d’une partie du mental spiritualisé aux formes anciennes et ce qui œuvrera au développement de l’amour dans le futur entament alors un dialogue intérieur (le fils d’Anténor et le fils d’Anchise se rencontrèrent). Il s’agit d’un moment où l’aventurier note que jusqu’à présent les deux voies – la spiritualisation du mental et la croissance de l’amour – ont marché de concert mais qu’elles doivent se séparer sous les nécessités de l’évolution (Au point où les voies de leurs destinées se nouaient et se croisaient pour l’adieu).

Sri Aurobindo nous dit qu’elles ont eu jusque-là la même importance, aussi bien du point de vue du développement mental que des capacités à poursuivre les idéaux que l’aventurier a fait siens (et pourtant leur jugement et leur vertu se valaient).

Ce qui porte la charge du futur développement du yoga de l’amour a toutefois besoin d’y voir clair dans cette période transitoire, car il ne faut pas oublier que « l’intuition a été obscurcie par le destin ». Il fait donc appel au discernement éclairé (Je te cherchais, toi et tes frères, rameau d’Anténor ; tes conseils nous sont aujourd’hui cruellement nécessaires).

En effet, il ressent que l’aspiration pour une plus grande liberté (Ménélas époux d’Hélène et autres achéens) associée au besoin de purification des profondeurs vitales (Achille) est si puissante que les combattre nécessite une détermination à toute épreuve.  (Infini est notre besoin du bras de ceux qui sont forts, du courage de ceux que ne fait pas reculer l’affrontement de myriades d’hommes avec leur seul javelot dans une bataille inégale).

Mais la partie du mental spiritualisé qui reste attachée aux formes anciennes se refuse à tout rapprochement avec le futur développement du yoga de l’amour tant qu’il reste proche du mental spiritualisé qui veut prendre une autre direction (Là où Troie vit encore, loin des salles de mes ancêtres ; je parlerai là-bas, non ici).

Et Euros de répondre vivement au héros : « Alors, prends-moi plutôt

À la bataille avec toi ; je ferai la guerre aux Grecs à la place de mes oncles :

Un seul répondant pour tous, j’occuperai leur poste dans le choc avec les ennemis. »

Mais du seuil de sa chambre Anténor l’entendit et le tança :

« Garnement de mon cœur, source de tourment que tu es ! dans ta chambre ! et reste tranquille,

Lié avec des cordes si tu n’arrêtes pas, et calmé à coups de fouet, petit écervelé !

Ainsi guérira ta soif de te battre, et notre demeure retrouvera la paix. »

Réprimandé par le vieillard, Euros s’éclipsa de la grand-salle, mécontent

Mais avec un sourire indéfinissable éclairant sa beauté comme un rayon de lune. 150

Le yoga qui travaille à universaliser le mental supérieur spiritualisé, bien que peu encore développé, se propose alors de remplacer dans la lutte intérieure tous les autres aspects de ce mental. Euros n’obtient pas plus de réponse d’Halamos que d’Énée, seulement une réprimande de son grand père. Si cette partie la plus avancée du mental spiritualisé est contrariée, elle n’en est pas moins confiante en ses possibilités qui rapprochent de la vérité, la beauté étant symbole de vérité (Mais avec un sourire indéfinissable éclairant sa beauté comme un rayon de lune).

Cependant le Dardanide né de la blanche Aphrodite dit à Anténor :

« Les Anténorides apprennent sur le tard à flancher devant les lances argiennes :

Déjà ce garçon de leur sang a le courage et la valeur de Polydamas ;

Une vie jadis honorée et noble ne devrait pas être ternie à son déclin.

Que dis-je ! l’état d’esprit d’un enfant aurait de quoi faire honte à la sagesse grisonnante

Si pour une offense du peuple la vertu et Troie venaient à être oubliées.

Car, même si le peuple ne nous écoute pas, nous sommes liés à notre nation :

Au-dessus du peuple sont les dieux ; au-dessus d’un homme est sa patrie ;

Telle est la divinité adorée en premier lieu par les foyers des êtres nobles.

Car c’est le vouloir de notre nation qui nous gouverne dans nos maisons et au combat, 160
Et c’est pour son bien-être que nous offrons notre vie et celle de nos enfants.

Les hommes s’élèvent à l’état humain, non sous la conduite de leur volonté ou de leurs passions,

En recherchant égoïstement leur bien, mais celui des dieux, de l’État et des ancêtres. »

Énée est appelé ici le Dardanide pour rappeler sa filiation avec Dardanos (Cf ; Planche 16) au même titre que Priam, Hector ou Pâris, signifiant par là que sa parole a un poids dans la discussion avec Anténor qui lui ne fait pas partie de la lignée royale.

Ce yoga de l’amour reconnaît que le mental spiritualisé oppose une forte résistance à ce qui exige davantage de purification (les Argiens « les brillants, les purs »). (Les Anténorides apprennent sur le tard à flancher devant les lances argiennes).

Le yoga de l’amour prend donc la défense de cet élargissement ou universalisation naissante du mental spiritualisé, assurant que son développement a déjà rejoint la réalisation obtenue par une très grande maîtrise dans ce domaine (Déjà ce garçon de leur sang a le courage et la valeur de Polydamas). L’opposition du mental spiritualisé bien établi ne devrait pas s’opposer à l’aspiration de ce mouvement d’élargissement, s’il ne veut pas être l’objet d’un rejet ultérieur dans le yoga (Une vie jadis honorée et noble ne devrait pas être ternie à son déclin).

Si l’on peut comprendre « l’offense du peuple » comme le rejet du mental dans le Yoga troyen le plus avancé, le yoga de l’amour plaide la cause de la vertu obtenue par la maîtrise et la transformation psychique ainsi que des réalisations obtenues dans la libération de l’esprit, tentant d’adoucir l’intransigeance mentale (Que dis-je ! l’état d’esprit d’un enfant aurait de quoi faire honte à la sagesse grisonnante si pour une offense du peuple la vertu et Troie venaient à être oubliées).

De nombreuses parties dans l’être poursuivent leur propre satisfaction de façon totalement indépendante, ne voulant pas se soumettre aux exigences des parties les plus avancées qui suivent un yoga exigeant, obligées seulement d’obéir aux forces du monde de l’esprit, les dieux. Il n’en reste pas moins que les parties les plus avancées sont liées à la forme essentielle de ce yoga, en d’autres mots à la poursuite d’un idéal particulier symbolisé par la patrie (Car, même si le peuple ne nous écoute pas, nous sommes liés à notre nation : au-dessus du peuple sont les dieux ; au-dessus d’un homme est sa patrie).  

Cet idéal est ce vers quoi tendent et à quoi se soumettent les aventuriers de la conscience dans leurs parties les plus évoluées (Telle est la divinité adorée en premier lieu par les foyers des êtres nobles). Cet idéal a pour support la Volonté intérieure – et non de celle de l’ego –, qui indique et impose la direction juste et l’action juste, tant dans l’être intérieur que dans la lutte du guerrier spirituel (Car c’est le vouloir de notre nation qui nous gouverne dans nos maisons et au combat). Et c’est pour satisfaire à cet idéal que l’aventurier fait le don de soi et de ses réalisations (Et c’est pour son bien-être que nous offrons notre vie et celle de nos enfants).

En effet, le chercheur ne peut s’élever au-dessus de son animalité et vaincre son ego par sa volonté personnelle issue de l’intelligence (la buddhi) ou les puissances de son vital. Il doit au contraire se soumettre aux forces de l’esprit, à l’idéal, et intégrer les réalisations du passé (Les hommes s’élèvent à l’état humain, non sous la conduite de leur volonté ou de leurs passions, en recherchant égoïstement leur bien, mais celui des dieux, de l’État et des ancêtres).

Anténor répliqua avec colère au fils belliqueux d’Anchise :

« Grande est l’âme logée en toi, et inflexible ta volonté, ô Énée ;

Sans découragement, elle avance vers son but, dût une cité en être ruinée.
En outre, tu as pour guides ceux des immortels toujours jeunes qui voient
le plus en profondeur,

L’une avec son cœur, l’autre en son esprit, Cypris et Phoibos.

Pourtant, un homme qui ignorerait ce fait pourrait penser, en t’observant, Énée :

En poussant la race de Priam vers sa perte il met cette ville en danger, 170

Dans l’espoir de bâtir, sans rival en Troade, un trône sur des ruines.

J’ai moi aussi des dieux pour m’avertir et me conduire, Athéna et Héra.

Les voies de ceux qui sont guidés, dont les yeux ne sont autres que les dieux,

Diffèrent de celles des autres mortels, et ils marchent éclairés par une lumière secrète. »

Le débat intérieur sur le chemin à suivre, entre ce qui œuvre pour l’Amour et ce qui œuvre pour la sagesse, se poursuit avec des arguments aussi « convaincants » des deux côtés (Anténor répliqua avec colère au fils belliqueux d’Anchise).

Le mental spiritualisé reconnaît la grandeur et la détermination de l’aspiration vers l’amour, qui avec persévérance et endurance œuvre à son idéal sans souci des résultats, sans attachement à une forme précise de spiritualité, sans attachement à l’œuvre ni aux fruits de l’œuvre selon la Bhagavad Gîta (Grande est l’âme logée en toi, et inflexible ta volonté, ô Énée ; sans découragement, elle avance vers son but, dût une cité en être ruinée).

Ce mental sait que ce yoga de l’amour a le soutien des forces du surmental qui aident l’humanité à progresser dans cette direction, à savoir celles représentées par Aphrodite et Apollon. (En outre, tu as pour guides ceux des immortels toujours jeunes qui voient le plus en profondeur, l’une avec son cœur, l’autre en son esprit, Cypris et Phoibos.)

Ces deux divinités procurent au chercheur ce qui est appelé « la vision pénétrante », c’est-à-dire la capacité à percevoir les choses telles qu’elles sont réellement. Cette vision de la Réalité peut s’appuyer sur deux centres ou chakras, celui du cœur ou centre psychique, Anahata, et celui du milieu du front, Ajna, qui représente la connaissance directe. Chacun d’eux agit par des pouvoirs différents : perception de l’âme ou du psychique pour le premier et intuition purifiée pour le second. Ces deux divinités sont « toujours jeunes » car l’humanité a encore très peu progressé dans ces deux capacités de perception.

Apollon est surnommé Phoibos « celui qui brille ». C’est lui qui doit conduire l’humanité au-delà de la raison, vers la Connaissance vraie, vers le Mental de Lumière, par l’Intuition.

Aphrodite est ici appelée Cypris, nom dérivé de celui de l’île de Chypre. La légende de la naissance d’Aphrodite dans laquelle elle est issue de l’écume de la mer qui s’est formée autour du sexe d’Ouranos jeté dans la mer par son fils Cronos est racontée par Hésiode. C’est le symbole de la puissance créatrice de l’esprit qui, au contact de la vie, génère l’Amour. Homère toutefois ne suit pas cette tradition, faisant d’Aphrodite la fille de Zeus et Dioné (Cf. Aphrodite dans le chapitre consacré aux dieux de l’Olympe sur le site greekmyths-interpretation.com).

Hésiode dit qu’Aphrodite aborda à Cythère mais ne naquit qu’à Chypre, nom dont les lettres structurantes Κ+ΠΡ, signifient « qui s’ouvre à un juste mouvement dans la relation » ou « « l’amour qui s’apprête à fleurir ». Cela pourrait laisser entendre que la première forme évoluée de l’amour est apparue avec la civilisation grecque.

Mère décrit la progression de l’amour humain en ces termes :

« D’abord on aime seulement quand on est aimé.

Ensuite, on aime spontanément mais on veut être aimé en échange.

Puis on aime, même si l’on n’est pas aimé, mais on tient encore à ce que son amour soit accepté.

Finalement, on aime purement et simplement sans autre besoin ni autre joie que ceux d’aimer. » (Agenda de Mère 16/4/1966).

Ces deux puissances de l’esprit, Aphrodite et Apollon, voient en profondeur mais aussi au-delà du temps. Elles savent donc que les structures de l’ancien yoga sont condamnées, même si elles les soutiennent jusqu’au dernier moment.

Le mental spiritualisé voit les yogas les plus avancés dans la conquête de l’esprit disparaître les uns après les autres dans ce conflit intérieur (Hector, etc.) et suggère que l’un d’entre eux, celui de l’amour, pourrait vouloir prendre seul la direction de l’aventure spirituelle en ignorant que le soutien des dieux Aphrodite et Apollon n’est que temporaire.

C’est pourtant ce qui s’est passé avec l’expansion de Rome et de la chrétienté dans les millénaires qui ont suivi : la quête de l’Amour a pris le pas sur celle de la Vérité et de la Connaissance, du moins dans les formes extérieures religieuses.

Ce mental suggère même qu’il pourrait s’agir d’une manipulation de l’ego spirituel afin que la voie de l’amour soit la seule unanimement reconnue pour s’unir au divin en l’esprit. (Pourtant, un homme qui ignorerait ce fait pourrait penser, en t’observant, Énée : en poussant la race de Priam vers sa perte il met cette ville en danger, dans l’espoir de bâtir, sans rival en Troade, un trône sur des ruines.)

Dans ce débat, le mental spiritualisé énonce que deux puissances le soutiennent également, celle du maître du yoga représenté par Athéna, le mental de discernement qui aide au développement de l’être intérieur, et celle qui impose le juste mouvement dans l’évolution, Héra. (J’ai moi aussi des dieux pour m’avertir et me conduire, Athéna et Héra.)

Sri Aurobindo termine ce passage en disant que les chemins et les pratiques (les yogas) guidés par ces pouvoirs issus du surmental diffèrent des autres yogas car ils travaillent selon une lumière ou guidance intérieure, donc secrète au sens où elle ne peut être que très difficilement partagée où peut-être même dont le chercheur lui-même ignore en partie la provenance. Ceci peut également être dit des chercheurs ou aventuriers de la conscience et des hommes ordinaires. (Les voies de ceux qui sont guidés, dont les yeux ne sont autres que les dieux, diffèrent de celles des autres mortels, et ils marchent éclairés par une lumière secrète). 

Ému de colère par le sarcasme, Énée répondit avec froideur :

« Tu fus toujours plein d’élévation, et nourri de sagesse, antique Anténor.

Sois donc favorisé et guidé dans ta marche, tout en prenant garde que la colère et le mal

Ne s’arrogent des noms plus augustes, et ne contrefassent la démarche des immortels. »

Et un sourire aux lèvres, mais le courroux au cœur, le vieil Anténor,

Parmi les hommes le plus sage d’une sagesse pour mortels, répondit : 180

« Conduits ou égarés nous sommes des mortels, et marchons éclairés par une lumière qui n’est pas la nôtre ;

Ceux qui errent le plus sont ceux qui s’estiment le plus étrangers à l’erreur.

Tu n’entendras pas dans cette bataille la clameur des hommes de ma lignée

Comme jadis contenant les Grecs et de leur pays faisant refluer la Fatalité.

Celui-là seul se fera entendre, aussi longtemps que les dieux sévères prendront patience,

Qui vient de sortir à l’instant, victime s’offrant à Hadès,

Le dernier que leur volonté a arraché à la maison condamnée d’Anténor. » 

La scène se poursuit dans le palais d’Anténor, c’est-à-dire dans la structure mentale que le yoga de l’amour tente, si ce n’est de convertir, du moins d’appeler à une autre attitude.

Ce yoga de l’amour admet mal d’être accusé d’une manipulation qui entraînerait la destruction de toutes les formes anciennes. Il reconnaît la valeur passée du développement mental vers les hauteurs de l’esprit qui ont permis l’acquisition d’une grande sagesse. Toutefois il met en garde cette partie, suggérant que par manque de purification, elle pourrait encore être soumise à une interférence ou du moins à une forte influence des passions sur le mental. Ce mélange pourrait conduire à de grandes illusions ou le chercheur se pense guidé par les forces divines alors qu’il est guidé par son ego et ses revendications vitales. Ainsi par exemple, il peut prendre une colère de l’ego pour une « sainte colère ». « Tu fus toujours plein d’élévation, et nourri de sagesse, antique Anténor. Sois donc favorisé et guidé dans ta marche, tout en prenant garde que la colère et le mal ne s’arrogent des noms plus augustes, et ne contrefassent la démarche des immortels.).

Le dernier mot de cette « discussion » intérieure revient à la plus haute sagesse humaine acquise dans le mental supérieur représentée par Anténor, sagesse qui appartient encore toutefois à la dualité (Parmi les hommes le plus sage d’une sagesse pour mortels). Cette sagesse ne prétend pas posséder la vérité car elle n’est pas même celle du surmental – celle des immortels – même si elle en reçoit les influences. Elle admet pouvoir se tromper, tout en reconnaissant que la lumière – la conscience – qui la guide de même que tous les plans de l’être, ne prend pas sa source dans le mental. Du fait d’un manque de purification et d’élévation, elle peut être induite en erreur. (« Conduits ou égarés nous sommes des mortels, et marchons éclairés par une lumière qui n’est pas la nôtre).

Et Sri Aurobindo poursuit le discours d’Anténor en condamnant l’arrogance mentale : Ceux qui errent le plus sont ceux qui s’estiment le plus étrangers à l’erreur. Mère a également insisté sur ce point, disant que « l’arrogance mentale est, de tous les facteurs, le plus défavorable à l’action de la Grâce divine » (Agenda de Mère, Volume 7, 19 Novembre 1966).

Le chercheur arrête alors la participation du mental supérieur au conflit intérieur, lassé de la lutte et regrettant les formes/pratiques qu’il a déjà été contraint d’abandonner, et qui sont représentées par ses enfants morts tels Iphidamas (une forte maîtrise par le mental) (Tu n’entendras pas dans cette bataille la clameur des hommes de ma lignée).

Il dit qu’il ne peut plus circonscrire ce qui s’oppose au yoga qui cherche la libération en l’esprit dans la séparation esprit/matière comme il le faisait précédemment (Comme jadis contenant les Grecs et de leur pays faisant refluer la Fatalité).

La seule branche de ce mental spiritualisé qui va perdurer quelque temps encore dans le conflit est représentée par Halamos, symbole de « l’attachement à la forme de l’ancien yoga » ou peut-être même l’attachement à l’idée que le chercheur est l’auteur de ce yoga mental et de ses réalisations.

Dans ses commentaires sur la Bhagavad Gitâ, Sri Aurobindo explique que si le premier mouvement est de se détacher de l’œuvre et de ses fruits, le second est de renoncer à la prétention d’être nous-mêmes les auteurs de l’œuvre. (Celui-là seul se fera entendre, aussi longtemps que les dieux sévères prendront patience, qui vient de sortir à l’instant, victime s’offrant à Hadès, le dernier que leur volonté a arraché à la maison condamnée d’Anténor).

La colère dans leur sein, ils se séparèrent alors et se quittèrent pour toujours.

Sortant du palais d’Anténor, Énée, d’un pas rapide,

Retraversa la cité où maintenant les chars circulaient en hâte 190

Et qu’emplissaient une rumeur guerrière grandissante et la marche de milliers d’hommes ;

Il finit par rejoindre, dans la courbe ascendante de Troie, l’Anténoride en route vers la crête

Gravissant la pente raide qui s’élevait jusqu’au palais de Priam,

Tout blanc dans l’orgueilleuse citadelle fortifiée. Montant en silence,

À peine leurs pieds eurent-ils tenté l’assaut de la colline, que les deux hommes entendirent derrière eux

Un appel lancé d’une voix douce, et les pas précipités de sandales courant lestement ;

Se retournant ils virent, ayant le rouge aux joues, et au ras des cils le feu d’un regard

Plein d’un défi et d’un plaidoyer muets, la beauté adolescente d’Euros.

« Coureur de mauvais coups, » dit Halamos, « ne pouvais-tu pas rester assis dans ta chambre ?

Sois certain que les cordes et la baguette t’attendent, Euros, à ton retour. » 200

L’enfant répondit en riant : « Je me suis frayé un chemin dans les rangs des combattants,

J’ai plongé sous les roues des chars pour arriver ici, et je ne retourne pas.

Moi aussi je me rends au palais de Priam pour le Conseil de guerre. »

Sous le faix de leurs pensées, ils montèrent lentement la route de leurs ancêtres,

Affrontant la colline iliaque où était sis le manoir de Laomédon ;

Ils regardèrent de la crête, virent à leurs pieds les toits

Des maisons de leur pays, et entendirent, tout en bas, la rumeur de Troie.

Anténor et Énée représentent deux lignées de Yoga qui, à partir du tournant que représente la guerre de Troie, ne seront plus compatibles dans la poursuite d’une quête qui séparerait encore l’esprit de la matière. (La colère dans leur sein, ils se séparèrent alors et se quittèrent pour toujours.)

Le point de bascule dans ce conflit intérieur se rapproche (Énée, d’un pas rapide, retraversa la cité où maintenant les chars circulaient en hâte et qu’emplissaient une rumeur guerrière grandissante et la marche de milliers d’hommes).

Peut-être dans les vers suivants, Sri Aurobindo veut-il nous donner une indication sur les accomplissements respectifs du mental supérieur spiritualisé et du mental illuminé, le premier ayant accompli la première injonction de la Gîta, l’indifférence aux résultats de l’œuvre mais avec un reste d’attachement à l’œuvre elle-même (Halamos), tandis que le second (Énée en tant que descendant de Tros et fils d’Assaracos) démontre une puissante lumière ou conscience avec de puissantes réalisations dans le domaine de l’égalité, (et en tant que neveu d’Ilos et de Ganymède) de la libération et de la joie intérieure. (Il finit par rejoindre, dans la courbe ascendante de Troie, l’Anténoride en route vers la crête gravissant la pente raide qui s’élevait jusqu’au palais de Priam, tout blanc dans l’orgueilleuse [fière] citadelle fortifiée).

Il faut rappeler qu’il y a un véritable saut de conscience entre le mental supérieur et le mental illuminé, caractérisé essentiellement par l’acquisition du silence mental.

Mais ce mental illuminé s’est enfermé dans ses accomplissements et certitudes, dans sa « citadelle fortifiée », car aussi élevées qui puissent être les réalisations dans le mental, elles ne détiennent pas les pouvoirs nécessaires pour passer au stade d’évolution suivant, le supramental.

Ces deux mouvements intérieurs sont alors rejoints par le plus récent développement dans le mental, un vaste élargissement de la conscience représenté par Euros. C’est un yoga de Connaissance qui est vrai – Euros est beau – léger, doté d’un grand pouvoir de vision. Bien qu’encore assez peu développé, il s’impose dans le combat intérieur, sûr de lui et avec détermination, sans être tout à fait sûr cependant d’être accepté par les formes établies par le mental illuminé (les deux hommes (…) se retournant virent, ayant le rouge aux joues, et au ras des cils le feu d’un regard plein d’un défi et d’un plaidoyer muets, la beauté adolescente d’Euros.)

La réaction de la partie du mental supérieur spiritualisé encore attaché aux formes anciennes, se manifeste par une certaine condescendance résultant d’une incrédulité envers les capacités de cette toute nouvelle expansion du mental, mais ne la rejette pas à ce stade (« Coureur de mauvais coups, » dit Halamos, « ne pouvais-tu pas rester assis dans ta chambre ? Sois certain que les cordes et la baguette t’attendent, Euros, à ton retour. »)

Cette conscience mentale cosmique encore jeune sent qu’elle a gagné la partie et va pouvoir apporter sa contribution au conflit intérieur (Moi aussi je me rends au palais de Priam pour le Conseil de guerre).

Le vers suivant pourrait indiquer que les parties de la conscience représentées par Énée, Halamos et peut-être Euros, sont encore soumises à l’influence du mental pensant, car ces trois personnages sont « Sous le faix de leurs pensées ». Toutefois, récapitulant le chemin parcouru (ils montèrent lentement la route de leurs ancêtres), elles ont atteint une élévation de conscience – une conscience témoins – qui leur permet de considérer avec détachement le jeu des parties inférieures de l’être non encore illuminées. (Ils regardèrent de la crête, virent à leurs pieds les toits des maisons de leur pays, et entendirent, tout en bas, la rumeur de Troie).

Cependant, au palais de Priam, le va-et-vient des esclaves domestiques

Se répandait dans tous les corridors ; une abondante fumée, riche en arôme, s’élevait en spirales

Des cuisines, et s’exhalait des poumons laborieux d’Héphaïstos. 210

Au fond des salles et des chambres des voix se propageaient et se regroupaient,

Des anneaux de cheville couraient en cliquetant et leur chant se répondait d’un encadrement de porte à l’autre,

Imitant par la musique et les rires de leur course la hâte des gens heureux ;

On percevait un bruit d’armes, on entendait le pas des Grands, et les murmures des femmes,

Voix réjouies des condamnés dans le merveilleux manoir de Laomédon.

Les salles de sa splendeur étaient au nombre de six, il comportait cent une chambres

S’élevant sur des colonnes dont l’essor évoquait celui des pensées de ses habitants,

Pensées qui dépassaient la terre, même si pour finir elles s’écroulèrent en cendres ;

Héphaïstos est le forgeron divin le dieu qui incarne les puissances du surmental qui créent les formes nouvelles du yoga, celles destinées à se protéger tout autant qu’à mener le combat du guerrier. En l’introduisant à propos des cuisines de Troie, Sri Aurobindo utilise l’image des soufflets de la forge mais veut aussi sans doute indiquer que ce qui nourrit le yoga dans cette ascension de l’esprit est composé de formes nouvelles (une abondante fumée, riche en arôme, s’élevait en spirales des cuisines, et s’exhalait des poumons laborieux d’Héphaïstos).        

Nous avons déjà indiqué dans le Tome 1 que les réalisations troyennes représentées

par les enfants de Tros indiquent une grande progression dans l’égalité qui se traduit également par « un pur bonheur spirituel et intérieur, une aise spirituelle invariable en son être naturel », « une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence » (Sri Aurobindo, La synthèse des Yogas, chapitre XIII, l’action de l’égalité).

C’est ce qui est imagé par le chant des anneaux de cheville et les rires qui sont d’un niveau supérieur au bonheur humain habituel (Imitant par la musique et les rires de leur course la hâte des gens heureux).

L’abattement ne peut plus sévir car l’aventurier s’est détaché depuis longtemps des résultats. Aussi peut-il maintenir une égalité joyeuse, quelle que soit l’issue de ce conflit intérieur (Voix réjouies des condamnés dans le merveilleux manoir de Laomédon).

Sri Aurobindo mentionne ensuite six halls et les cent une chambres du palais soutenues par des colonnes. (Les salles de sa splendeur étaient au nombre de six, il comportait cent une chambres).  

Les halls se rapportent au collectif, les chambres à l’individuel : c’est l’image d’un ensemble de pratiques de ce yoga de la libération en l’esprit qui peuvent être regroupées en six catégories. Ces catégories peuvent sans doute être rapprochées des Sadhana chatushtaya des enseignements du Vedanta et Jnana Yoga. Ceux-ci mentionnent quatre piliers de connaissance incluant six vertus : la tranquillité mentale, le contrôle des sens, le détachement, la patience ou l’endurance, la foi et la concentration (Les salles de sa splendeur étaient au nombre de six).

Le nombre « cent un » nous évoque le conte des Mille et une nuits. Il s’agirait donc d’une très grande quantité de pratiques organisées en six catégories.

Toutes ces pratiques sont fondées sur des constructions mentales propres à ce yoga qui atteignent de très grandes hauteurs spirituelles, des hauteurs qui transcendent notre humanité, mais qui finirent tout de même par s’écrouler. (S’élevant sur des colonnes dont l’essor évoquait celui des pensées [était semblable aux pensées] de ses habitants, pensées qui dépassaient la terre, même si pour finir elles s’écroulèrent en cendres).

Cela nous évoque le poème de Sri Aurobindo Le labeur d’un dieu :

« Mais trop brillants étaient nos cieux, trop éloignés,

trop fragile leur substance éthérée ;

trop splendide et soudaine notre lumière n’a pu demeurer ;

les racines n’étaient pas assez profondes. » 

Ainsi Apollon l’avait-il rêvé au son de sa lyre ; les combles en étaient une sublimité

En forme de dôme, qui semblait vouloir abriter les vies des hommes sous une allusion aux cieux ; 220

De marbre les colonnes d’Apollon se dressaient, de marbre étaient équipés ses toits,

La richesse conquise sur le vaste monde souffrait sous le poids

De puretés marmoréennes, de magnificences d’or. Et là ne resplendissaient pas

Seulement les fastes brutaux de la matière, mais des représentations mystiques ou puissantes

Peuplaient les plafonds et les murs, œuvre que les dieux mêmes admirent,

Ayant peine à croire que de telles formes furent imaginées par des mortels

Ici sur terre où la vision est trouble et où l’âme vit encombrée.

Cette structure et organisation du yoga tournée vers la libération de l’esprit et la stabilisation du mental intuitif représenté par Taygete (ancêtre d’Hélène) avait reçu l’appui de la force gouvernant le développement du Mental de Lumière, Apollon. La lyre peut être associée à « un toucher de vérité » qui est l’un des quatre pouvoirs du mental intuitif, expression d’une harmonie supérieure (Ainsi Apollon l’avait-il rêvé au son de sa lyre).

Les sommets grandioses de cette structure de yoga et de ses réalisations semblaient vouloir apporter une connaissance par identification partielle à la forme symbolique divine, le cercle. (les combles [les sommets] en étaient une sublimité en forme de dôme, qui semblait vouloir abriter les vies des hommes sous une allusion aux cieux.)

Le marbre était peut-être dans l’antiquité le matériau de construction de la plus grande valeur, mais sûrement la pierre qui, polie, avait la pus grande beauté, donc symbole de vérité. Les fondements de ce yoga suscités par le Mental de Lumière, un mental de vision, étaient donc très vrais, tout comme ce qui faisait la frontière de ses plus hautes réalisations (De marbre les colonnes d’Apollon se dressaient, de marbre étaient équipés ses toits).

Le vers suivant est difficile à comprendre : La richesse conquise sur le vaste monde souffrait sous le poids de puretés de marbre, de magnificences d’or. Nous supposons qu’il s’agit des pouvoirs acquis par l’aventurier dans différents domaines qui sont négligeables en comparaison de la vérité déjà incarnée (le marbre) et des lumières issues du supramental, la couleur dorée étant le symbole de la lumière de Vérité ou Connaissance venant des plans du supramental et illuminant les plans du surmental et de l’Intuition.

Ce vers pourrait aussi exprimer que les réalisations dans la voie de l’ascension représentée par les Troyens sont un allègement, une subtilisation, un rejet de la matière qui alourdit. Ce marbre et cet or, même les plus beaux, les mettrait alors dans un inconfort, une certaine souffrance.

Parmi les plus hautes réalisations troyennes, en sus des conquêtes réalisées par la maîtrise, figurent aussi l’accès à de très hautes vérités de l’esprit qui ne peuvent être transmises que sous formes de représentations symboliques qui portent en elles-mêmes des éléments de Vérité donc de puissance. (Et là ne resplendissaient pas seulement les fastes brutaux de la matière, mais des représentations mystiques ou puissantes peuplaient les plafonds et les murs, œuvre que les dieux mêmes admirent.)

Ces Vérités proviennent des plans illuminés par le supramental – mental illuminé, intuition, surmental – où la Vérité se manifeste toujours davantage au fur et à mesure de l’ascension (Cf. la description de ces plans par Sri Aurobindo dans La Vie Divine, Livre 2, chapitre 26, L’ascension vers le Supramental)

Cette admiration des dieux est l’image de l’étonnement de la conscience surmentale qui voit que des Vérités issues du supramental peuvent parvenir jusqu’aux plans en dessous de lui. Car jusqu’au plus haut du surmental, même s’il en a fini avec le mélange des plans – perturbations de l’intuition par le mental, le vital ou le physique – l’aventurier est encore soumis à la dualité et à l’ignorance dont nous sommes issus qui troublent les deux centres majeurs de perception, la capacité de voir en vérité depuis le centre entre les deux yeux (Ajna) et celui de la perception directe du juste par le centre du cœur (Anahata). (Ayant peine à croire que de telles formes furent imaginées par des mortels ici sur terre où la vision est trouble et où l’âme vit encombrée).

Des volutes qui rappelaient, inscrites en pierres précieuses, les pensées austères des anciens,

Suivaient les contours de la pierre, et les formes du serpent et de la Naïade

Couraient en relief sur ces murs altiers du palais de Priam, 230

Mêlées à des Dryades tentatrices puis fuyardes, et à des Satyres qui les pourchassaient,

Aux jeux des nymphes dans la mer et les forêts, et à leurs rencontres avec des mortels,

Aux assemblées et aux batailles des demi-dieux troyens, aux morts fameuses,

Aux guerres et aux amours des hommes, et aux prouesses des radieux immortels.

À nouveau, il est fait référence au rejet de la matière et des expressions vitales et à la pensée qui fonde ce rejet, une pensée qui prône l’austérité du sannyasin et le renoncement comme idéal. Cet idéal, les anciens en avaient fait le but de la plus grande valeur que devait rechercher l’aventurier de la conscience. (Des volutes qui rappelaient, inscrites en pierres précieuses, les pensées austères des anciens, suivaient les contours de la pierre).

Dans cette plus haute représentation symbolique des formes du yoga ayant conduit aux plus hautes réalisations en l’esprit (le palais de Priam), figurent tout d’abord le serpent, symbole de la puissance évolutive. Ce symbole est également présent dans la Genèse biblique où il incite la femme, symbole de la partie intuitive en l’homme, et donc la première à percevoir le changement évolutif, à manger de la pomme de la Connaissance qui devait conduire à l’acquisition du discernement. La forme symbolique du serpent évoque aussi le mode cyclique d’évolution (Cf. Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité). (les formes du serpent et de la Naïade couraient en relief sur ces murs altiers du palais de Priam.)   

Les Naïades – pegai potamon – appartiennent à une catégorie particulière de Nymphes, lesquelles désignent les esprits ou forces de la nature qui président à l’évolution selon la nature. Elles résident dans les sources des fleuves, c’est-à-dire qu’elles sont l’origine ou le principe de chacun des mouvements de conscience-énergie qui dirigent l’évolution selon la Nature, et non selon la Conscience.

Les Dryades décrivent la catégorie de Nymphes qui vivent dans les bosquets (alsos : bois sacrés), et représentent les forces qui président au développement des formes de vie végétales qui fonctionnent de manière non individuée. Elles sont donc les âme-groupes du monde végétal qui supervisent la croissance des sensations et réflexes primitifs – principalement attraction/répulsion – dans le monde végétal. Sri Aurobindo en donne l’image avec la tentation et la fuite (Mêlées à des Dryades tentatrices puis fuyardes). 

Homère mentionne les Naïades et les Dryades mais non les Satyres. Leur représentation a surtout été développée plus tardivement avec les mythes liés à Dionysos. Les Satyres représentent l’instinct de reproduction qui se traduit en l’homme par les pulsions sexuelles (…et à des Satyres qui les pourchassaient).

Sri Aurobindo continue la description des plans dont l’aventurier de la conscience a établi un inventaire précis.

Tout d’abord les jeux des nymphes qui expriment le mouvement spontané et joyeux des forces de la nature aussi bien dans le règne végétal qu’animal tant que l’ego animal n’est pas encore apparu, c’est-à-dire lorsque le premier mouvement d’individuation de l’animal par rapport aux lois de fonctionnement de groupe ou de troupeau ne s’est pas encore manifesté. C’est le niveau de Thaumas, fils de Pontos dans le schéma de la croissance vitale (Cf. Planche 2) (Aux jeux des nymphes dans la mer et les forêts).

À ce niveau d’évolution, l’aventurier est capable d’établir des rapports conscients avec ces forces et ces âme-groupes. Dans l’Agenda de Mère, il est fait mention non seulement de la perception exceptionnelle de Mère en ce qui concerne le règne végétal et en particulier les fleurs, mais aussi de ses interactions avec l’âme groupe de plusieurs catégories d’animaux dont les serpents. (…et à leurs rencontres avec des mortels).

Puis ce sont les réalisations dans la libération de l’Esprit qui sont mentionnés avec les héros troyens parvenus au stade de demi-dieux, la libération de la Nature conférant à l’homme dans le futur le statut de dieu à part entière, lorsqu’il sera parvenu au plus haut du surmental. Les assemblées sont les essais de convergence de différentes pratiques, les batailles sont celles du guerrier spirituel menées en vue de ces réalisations et les morts fameuses sont des illustrations soit des échecs, soit de l’arrêt d’un type de yoga particulier qui n’est plus nécessaire pour l’évolution (Aux assemblées et aux batailles des demi-dieux troyens, aux morts fameuses). Ces assemblées et batailles sont les expressions sur les plans supérieurs du mental où se situe Troie de l’action des forces de séparation et de fusion.

Est également représentée de manière symbolique l’action de ces deux forces au niveau de la personnalité qui se traduit par des conflits intérieurs et des attractions particulières ou préférences, par exemple pour certains types de réalisations selon la nature du chercheur (Aux guerres et aux amours des hommes).

Enfin, il est dit que l’aventurier à ce niveau a perçu en lui et dans l’humanité l’action des forces de Vérité se manifestant au niveau du surmental (et aux prouesses des radieux immortels. Une traduction plus exacte serait : et aux actes des immortels d’or).

Des piliers ornés de dieux et de géants s’élevaient sur des socles

En forme de lion, ou reposaient sur des taureaux, donnant une ample grandeur

Aux salles où ils prenaient leur essor ; ou encore, façonnés avec une sveltesse princière,

Parés de fleurs et de roseaux, semblables à des vierges se dressant sur l’Ida,

Ils gardaient les cloisons de pierre et séparaient les alcôves des chambres.

L’ivoire sculpté, les robes brodées, les richesses très prisées, en bois de santal, de l’Indus, 240

Triomphaient et abondaient dans le palais de Priam ;

Des portes ciselées et odorantes protégeaient les joies de ses princes.

Nous avons déjà mentionné les piliers comme étant les bases sur lesquelles reposent les plus hautes réalisations. Sri Aurobindo mentionne ici deux catégories de piliers.

La première catégorie, par l’image du Combat des dieux contre les Géants auquel participa Héraclès, bien après ses célèbres travaux, évoque la perception non seulement de l’action des forces spirituelles (les dieux) mais aussi des très puissantes forces qui résident dans les profondeurs de notre nature au niveau des cellules et qui bloquent la manifestation de leurs pouvoirs : forces d’enroulement, de répétition, de mimétisme, etc. illustrées par les Géants (Des piliers ornés de dieux et de géants…).

Ces piliers soit étaient sculptés à leur base en forme de lion, soit reposaient sur socles de taureaux sculptés.

Si le lion indique dans le premier travail d’Héraclès un ego accompli qui doit être vaincu pour être remplacé par l’être psychique, il est aussi symbole de force, de courage, de puissance et de pouvoir (Sri Aurobindo, CWSA Vol. 30 Letters on Yoga – Book III The Opening of the Inner Senses – Symbols). On peut considérer les deux points de vue symboliques : le yoga avancé ne peut être réalisé s’il n’y a pas au préalable un ego accompli, et ce yoga a aussi besoin de la force et du courage de l’aventurier.

Le taureau est selon Sri Aurobindo un symbole de force et de puissance mais surtout le symbole du « pouvoir de réalisation du mental lumineux ». Les piliers dans ce cas ne sont pas sculptés à leur base mais reposent sur des socles représentant des taureaux : il s’agit donc non plus d’une émergence mais d’une maîtrise, celle des puissances du mental. Le mental, par le développement de la concentration et de l’intention, peut développer des pouvoirs inconnus à l’homme ordinaire, seulement évoqués par ce qui peut sembler des miracles ou de la magie noire.

Ces piliers, signes de puissance et de maîtrise, donnent un sentiment de grandeur majestueuse aux yogas collectifs (les salles ou ont lieu les récitations de mantras, les chants sacrés et les pratiques collectives diverses) (Des piliers ornés de dieux et de géants s’élevaient sur des socles en forme de lion, ou reposaient sur des taureaux, donnant une ample grandeur aux salles où ils prenaient leur essor).

Si la première catégorie de piliers concerne surtout le mouvement d’ascension des plans de conscience, la seconde catégorie de supports de ce yoga avancé dans la libération de l’esprit est davantage en rapport avec les pratiques individuelles de purification/libération et marquent la séparation entre le travail yoguique et le repos ou activités personnelles. Ces pratiques yoguiques qui ont été élaborées par les maîtres avec précision et délicatesse (façonnés avec une sveltesse princière, parés de fleurs et de roseaux), évoquent de très hautes aspirations à l’union en l’esprit (semblables à des vierges se dressant sur l’Ida).

Ce yoga est symboliquement séparé de la vie par des murs ou écrans de pierre, indiquant que la séparation esprit/matière est vraiment consolidée. (Ils gardaient les cloisons de pierre et séparaient les alcôves des chambres).

Ce sont alors trois catégories de supports spirituels qui sont mentionnés : l’ivoire sculpté comme symbole de pureté, les robes brodées représentant des fonctions spirituelles élevées et le bois de santal issu des plus hautes conquêtes en l’esprit (l’Indus est situé à l’Est de la Grèce) utilisé comme encens pour faciliter l’intériorisation et l’élévation de l’esprit. (L’ivoire sculpté, les robes brodées, les richesses très prisées, en bois de santal, de l’Indus, triomphaient et abondaient dans le palais de Priam).

La pratique des yogas les plus avancés dans la libération de l’esprit était protégée par des « portes » manifestant la vérité et la pureté des sens (Des portes ciselées et odorantes protégeaient les joies de ses princes).

Cet inventaire des réalisations de l’aventurier parvenu au niveau du mental illuminé qui figure dans cette description du palais de Priam nous évoque ce que dit Apollonios de Rhodes dans son récit de la conquête de la Toison d’Or, à savoir que les Égyptiens ont gravé dans la pierre le chemin spirituel dans sa totalité. 

Là, dans une chambre lumineuse et intime, Pâris était en train de s’armer.

Près de lui s’affairait Hélène à la blancheur divine ; absorbée dans sa tâche,

Elle attachait sa cuirasse, liait les jambières et mettait en place le haubert,

Faisant frémir son corps par son contact, qui ravissait comme le ciel l’ardent désir des humains.

Caressant de ses mains de délice le métal insensible,

Elle pressa ses lèvres contre l’armure étincelante, puis se pencha, chuchotant :

« Cuirasse, allouée par les dieux, protège la beauté de Pâris ;

Garde-moi ce pour quoi j’ai perdu mon pays, mon enfant et mes frères. » 250

Tendrement elle s’agenouilla à ses pieds, devant les cordons des sandales de son amant ; 

Parmi les figures des plus beaux accomplissements du yoga pour la conquête de la libération de l’esprit, figure l’un des fils de Priam, Pâris, symbole de la réalisation de l’égalité par un grand renoncement. Accomplir jusqu’au bout un détachement par la voie du renoncement, celle du Sannyasin, un détachement de tout ce qui lie où entrave la quête de l’union avec le divin en l’esprit, est ce qui a rapproché Pâris de Hélène, laquelle est le symbole de la quête d’une plus grande liberté. Tout mouvement doit en effet s’accomplir jusqu’à son terme avant qu’une nouvelle direction évolutive ne puisse être effective. C’est cet accomplissement final du renoncement qui va se jouer dans cette dernière journée de la guerre. Ce renoncement confère une certaine lumière intérieure. Rappelons qu’Hélène étant la plus belle femme Troyenne, elle est le symbole de la quête de la plus haute et pure vérité évolutive. (Là, dans une chambre lumineuse et intime, Pâris était en train de s’armer. Près de lui s’affairait Hélène à la blancheur divine).

Cet idéal d’une plus grande liberté, qui n’est pas encore perçue comme devant obligatoirement passer par la libération de la nature, participe donc jusqu’au bout au combat de la quête du divin en l’esprit par le renoncement qui  veut se maintenir comme seul but possible du yoga : il aide à maintenir les protections de ses pratiques (absorbée dans sa tâche, elle attachait sa cuirasse, liait les jambières et mettait en place le haubert).

Ce qu’Hélène représente, la quête d’une liberté toujours plus grande, est la plus haute aspiration des chercheurs de vérité et des aventuriers de la conscience (Faisant frémir son corps par son contact, qui ravissait comme le ciel l’ardent désir des humains).

Les protections de ce yoga du détachement acquis par la maîtrise ne sont pas liées à une plus haute conscience, car à l’élargissement progressif de la conscience correspond une sensibilité de plus en plus grande, ce qui n’est pas le cas ici avec le métal insensible de l’armure (Caressant de ses mains de délice le métal insensible).

Les forces du surmental accompagnent jusqu’au bout ce mouvement vrai de détachement/renoncement, c’est pourquoi ses protections ont été « permises » par les dieux (Cuirasse, allouée [permise] par les dieux, protège la beauté de Pâris).

Dans un dernier mouvement, juste avant un basculement de conscience qui sera développé dans les vers suivants, cette partie de la conscience de l’aventurier implore de pouvoir conserver le travail du détachement et de l’égalité pour lequel elle a abandonné la base de son yoga et ses pratiques associées ainsi que leurs résultats encore en croissance. (Garde-moi ce pour quoi j’ai perdu mon pays, mon enfant et mes frères.)

Il faut noter qu’Hélène ne s’adresse pas aux dieux mais seulement à ce qui protège cette réalisation de l’égalité, la cuirasse de Pâris.

Il faut se souvenir que Pâris est aussi Alexandre, l’homme qui « repousse », symbole de ce qui sépare l’esprit de la matière. Et donc si le détachement peut seulement être acquis par un rejet de la vie et du monde, il ne peut certes pas être complet. Le vrai détachement doit être accompli dans la vie, sans aucun rejet, mais par une parfaite égalité devant le gain ou la perte, la peine ou la joie, la douleur ou le bien être.

Cette poursuite d’un idéal de liberté a un dernier mouvement de respect et de gratitude pour ce haut accomplissement dans le détachement et la progression dans l’égalité (Tendrement elle s’agenouilla à ses pieds, devant les cordons des sandales de son amant).

Puis, comme elle levait les yeux, son humeur se trouva changée, car en elle se dressait

Le Génie intérieur qui avait ligué la Grèce et allait réduire Troie en cendres.

Un sourire parfait et chargé de périls se leva peu à peu sur sa beauté

Comme le soleil sur le Paradis ; elle jeta sur son amant un regard étrange,

Celui d’une déesse qui, jouant avec l’amour d’un mortel,

Passerait une heure sur la terre avant de s’élancer, toute blanche, vers l’Olympe.

« Te voilà encore le gagnant, Pâris : l’ascendant de ton esprit

Conduit où tu veux la Troie d’aujourd’hui, ô toi, être puissant voilé dans ta beauté

Le premier dans la danse et les réjouissances, et dans la joie de la mêlée ; 260

Qui ne laisserait sans remords patrie et foyer pour l’amour de toi ?

Gagnant, tu règnes encor sur Troie, sur le Destin, sur Hélène. 

À ce moment se produit dans cette partie de l’aventurier un renversement de conscience sous l’effet du guide intérieur. Sri Aurobindo utilise le terme Daemon (δαιμων traduit ici par Génie) et non Athéna pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’une action du plus haut du surmental, mais du divin intérieur tel qu’il peut être perçu par l’aventurier. C’est ce divin qui a rassemblé les éléments – qualités, yogas particuliers, prises de conscience et pratiques – qui doivent mettre fin au yoga qui sépare l’esprit de la matière (Puis, comme elle levait les yeux, son humeur se trouva changée, car en elle se dressait le Génie intérieur qui avait ligué la Grèce et allait réduire Troie en cendres).

Il semble alors y avoir une stupéfiante contradiction dans le sourire qui apparait sur le visage d’Hélène, visage de beauté qui révèle la vérité évolutive. À la fois un sourire « parfait » qui laisse entendre une paix, une joie intérieure et une harmonie parfaite. Et simultanément, un sourire « chargé de périls », qui fait pressentir l’action de la force divine, la Shakti sous sa forme destructrice, Kâli. Ce sourire préfigure un futur radieux pour l’humanité. (Un sourire parfait et chargé de périls se leva peu à peu sur sa beauté comme le soleil sur le Paradis).

Il se manifeste alors dans l’aventurier une puissante distanciation par l’action de la conscience témoins. Celle-ci a une juste vision du mouvement évolutif au niveau du surmental et voit le jeu des forces d’une tout autre manière que peut l’appréhender le mental ordinaire humain, un jeu qui pourrait paraître étrange si ce n’est cruel à ce dernier. Car la vision et la compréhension de l’homme est toujours extrêmement limitée par l’action de son mental, et il ne peut s’élever à la conscience qui règne au-dessus des contradictions apparentes (elle jeta sur son amant un regard étrange).

Le conflit intérieur qui s’approche de son dénouement, et qui est symboliquement la conséquence de l’amour de Pâris pour Hélène, est comparable dans sa durée à une heure de la vie d’une déesse, soit une durée insignifiante au niveau du surmental. Ce moment nous renvoie à la cause de la guerre, le choix par le berger Pâris-Alexandre d’Aphrodite comme la plus belle des trois déesses devant Athéna et Héra. La vérité du jeu divin n’est en rien atteinte par ce jeu des forces qui ont fait dire aux anciens que les hommes étaient du bétail pour les dieux (Brihadaranyaka Upanishad I. IV. 22). (Celui d’une déesse qui, jouant avec l’amour d’un mortel, passerait une heure sur la terre avant de s’élancer, toute blanche, vers l’Olympe).

Cette conscience témoins voit la réalisation représentée par Pâris – l’égalité et le détachement par le renoncement à la vie du monde – comme le plus haut accomplissement du yoga jusqu’à ce moment ultime du basculement. Cela avait déjà été reconnu par le mental supérieur spiritualisé, Anténor : « maintenant le plus grand d’entre nous est Pâris » (Cf. Livre 2). Cette réalisation, qui est vraie et puissante, est ce qui a la plus grande influence sur l’orientation du yoga qui veut se fondre avec le Divin en l’esprit : le détachement et l’égalité sont en effet les premières réalisations décrites dans la Bhagavad Gîta (Te voilà encore le gagnant, Pâris : l’ascendant de ton esprit conduit où tu veux la Troie d’aujourd’hui, ô toi, être puissant voilé dans ta beauté).  

Ce non attachement à l’action et aux fruits de l’action permet de vivre l’instant et de maintenir une égalité ou paix intérieure aussi bien dans les jouissances de l’âme que dans les combats du yoga (Le premier dans la danse et les réjouissances, et dans la joie de la mêlée). Cette réalisation de l’égalité intègre deux mouvements successifs. Le premier est une égalité passive (ou impassibilité) devant les impacts et les phénomènes de l’existence qui peut s’appuyer sur l’un des trois mouvements – endurance, indifférence et soumission.

Le second est une égalité active qui répond aux impacts et phénomènes en imposant à la vie de l’âme dans la nature le sceau de la connaissance, de la béatitude et du pouvoir divins. (Cf. La Synthèse des Yoga, Le Yoga de la Perfection de Soi, Chapitre 12, La voie de l’égalité).

Pour une telle réalisation, quel chercheur ne serait pas prêt à briser ses liens, à renoncer à ses croyances, ses cadres extérieurs et ses affections (Qui ne laisserait sans remords patrie et foyer pour l’amour de toi ?).

Jusqu’à ce moment du yoga de la libération de l’esprit dans le renoncement à la vie, cette réalisation est considérée comme la plus avancée et la plus puissante du point de vue de la structure du yoga, du point de vue de ce qui est perçu comme le destin – c’est-à-dire la Volonté divine –, et du point de vue de l’évolution spirituelle (Gagnant, tu règnes encor sur Troie, sur le Destin, sur Hélène). 

Pourras-tu toujours gagner de la sorte ? La Mort n’a-t-elle aucune prise sur ta beauté,

Et le Destin aucun fouet pour tes péchés ? Avec quelle splendeur les années ont passé,

Années de ce ciel des dieux ici même, ô ravisseur, depuis que, m’éloignant de l’âtre familial,

Tu me capturas et m’emportas de force vers tes vaisseaux sur l’onde, et vers ma propre joie !

Troie est encerclée de lances, ses enfants et ses gloires succombent ;

Des héros magnanimes sont tombés face contre terre dans la ténèbre ;

Toi et moi sommes toujours là ! les mères se lamentent pour que dure notre plaisir.

Veux-tu donc, ô fils de Priam, me garder pour toujours à Troie ? 270

On dit que j’eus Fatalité pour mère, et que Zeus m’engendra en vue de l’heure présente.

Es-tu toi aussi un dieu, ô héros, déguisé sous cette robe humaine,

Radieux, insouciant de la mort et du péché comme si tu étais sûr de ta félicité ?

Et si aujourd’hui la Fatalité devait mettre la main sur toi, Pâris ? »

Le doute s’affermit dans la conscience de l’aventurier qui se demande si cette plus haute réalisation dans la séparation esprit/matière devait encore se perpétuer en tant que Vérité ultime du yoga (Pourras-tu toujours gagner de la sorte ? La Mort n’a-t-elle aucune prise sur ta beauté).

Du point de vue de la perspective évolutive vraie (Hélène), l’aventurier a bien conscience de l’imperfection et incomplétude de cette réalisation que le yoga dans les hauteurs de l’esprit a considéré comme non transformables (Et le Destin aucun fouet pour tes péchés ?).

Cette vision de l’évolution, jetant un regard en arrière sur la période qui s’achève, voit les glorieuses réalisations obtenues dans l’égalité et les royaumes de l’esprit qui ont conduit l’aventurier jusqu’aux frontières du surmental (Avec quelle splendeur les années ont passé, années de ce ciel des dieux ici même.)

Rappelons que l’origine de la guerre de Troie remonte au jugement de Pâris qui lui-même avait été causé par la colère d’Éris, déesse de la séparation, qui n’avait pas été invitée au mariage de Thétis et Pélée. Ce mariage indiquait le moment où l’aventurier devait s’orienter en conscience vers une purification des profondeurs du vital, c’est-à-dire un progressif dévoilement de la vérité de la matière enfouie sous des millénaires d’évolution. Mais l’aventurier – et l’humanité à sa suite – avait refusé cette direction, préférant un approfondissement de la conquête des plans supérieurs de l’esprit dans la séparation esprit/matière.

Sri Aurobindo reprend l’idée que cette orientation fut imposée par la partie la plus avancée de l’être dans l’égalité et la paix intérieure par le renoncement à la vie, dont l’image est le rapt d’Hélène (ô ravisseur, depuis que, m’éloignant de l’âtre familial, tu me capturas et m’emportas de force vers tes vaisseaux sur l’onde…). Mais il ajoute qu’il ne pouvait en être autrement, à la fois pour l’aventurier et pour l’humanité (et vers ma propre joie !). La mythologie ne dit pas qu’Hélène s’opposa à ce rapt et Sri Aurobindo nous dit même plus loin qu’elle acquiesça en son cœur.

L’aventurier poursuit sa prise de conscience, notant que sous l’assaut du besoin évolutif, nombre de pratiques très anciennes ou même nouvelles ayant conduit à de glorieuses réalisations sont tombées dans l’oubli (Troie est encerclée de lances, ses enfants et ses gloires succombent ; des héros magnanimes sont tombés face contre terre dans la ténèbre).

Mais le principe d’un yoga du renoncement poursuivi à l’écart du monde en vue d’une plus grande liberté domine toujours la quête spirituelle, au détriment de bien d’autres buts du yoga. Et l’aventurier se demande si tel est bien le sens de l’évolution future (Toi et moi sommes toujours là ! les mères se lamentent pour que dure notre plaisir. Veux-tu donc, ô fils de Priam, me garder pour toujours à Troie ?).

Le vers suivant confirme qu’il ne pouvait en être autrement puisque c’était l’aboutissement inéluctable et prévu d’une création surmentale (On dit que j’eus Fatalité pour mère et que Zeus m’engendra en vue de l’heure présente).

Les dernières paroles d’Hélène dans ce passage laissent planer une ambiguïté sur l’engagement d’Hélène envers Pâris, engagement que l’on peut attendre d’un mariage. Avec un questionnement intérieur qui manie l’ironie sur soi-même, l’aventurier se demande si cette égalité obtenue par le renoncement est une réalisation parfaite du surmental, au-delà de la dualité, et donc immortelle, car liée au psychique. Il ne s’agirait plus alors d’une forme de yoga qui a correspondu à une période précise du yoga et de la spiritualité humaine et doit être maintenant dépassée, mais un passage obligé pour l’évolution (Es-tu toi aussi un dieu, ô héros, déguisé sous cette robe humaine, radieux, insouciant de la mort et du péché comme si tu étais sûr de ta félicité ?). Sa conclusion est plutôt qu’il s’agit des derniers moments de ce yoga particulier et qu’une plus grande égalité doit être recherchée (Et si aujourd’hui la Fatalité devait mettre la main sur toi, Pâris ?).

Il regarda calmement le visage dont la Grèce était éprise, le corps au désir duquel

La grande Troie était immolée ; il fixa tranquillement ce sourire de déesse, Adorable et redoutable, sur les lèvres qu’il aimait,

Vit dans la femme la fille de Zeus, et n’en fut pas ébranlé.

« Tentatrice d’Argos, » répondit-il, « piège destiné à prendre le monde,

Tu espères donc t’échapper ! Mais les dieux n’ont pas pu t’emmener, ô Hélène : 280
Comment donc le pourrait ton vouloir, captif du mien, comment le pourrait, même par les armes,

L’infortuné qui t’a perdue, le Spartiate, l’illustre Ménélas ?

Tout cède devant un homme, Zeus lui-même est son complice

Lorsque, semblable à un dieu, il veut sans remords ni désir.

Tu es mienne sur cette terre depuis qu’en te voyant je t’ai revendiquée : et certes tu n’as rien dit,

Mais tes paupières s’abaissèrent, voilant l’acquiescement de ton cœur.

Je saurai donc, dans l’au-delà quel qu’il soit, comment m’emparer de toi, ô Hélène,

Tout comme je l’ai su ici sur terre, — oui, je le saurai au ciel comme à Sparte ;

Je jouirai de toi dans les Champs Élysées comme aujourd’hui en Troade. »  

Connaître la juste direction évolutive est ce à quoi toutes les parties de l’être aspirent. C’est plus qu’une aspiration, un besoin impératif qui a déjà ébranlé bien des formes de yogas (Il regarda calmement le visage dont la Grèce était éprise, le corps au désir duquel la grande Troie était immolée).

Cette conscience « égale » contemple cette vérité de l’évolution qui peut se déployer aussi bien dans l’harmonie que dans la destruction. Elle admet sans en être ébranlé que cette évolution suit un plan issu du surmental. (il fixa tranquillement ce sourire de déesse, Adorable et redoutable, sur les lèvres qu’il aimait, vit dans la femme la fille de Zeus, et n’en fut pas ébranlé).

Le nom Argos est formé à partir de la racine « Arg : être blanc et/ou être agile ». C’est un symbole de pureté, de lumière, de rapidité et d’agilité, autant de qualificatifs qui peuvent décrire l’aventurier de la conscience en quête de la juste direction évolutive vers davantage de liberté. Cette quête de liberté est ce après quoi tous aspirent, libération de l’esprit et libération de la nature telles que les a décrites Sri Aurobindo. (« Tentatrice d’Argos, » répondit-il, « piège destiné à prendre le monde).

L’aventurier parvenu à l’égalité par le renoncement perçoit que la vérité évolutive n’est plus totalement de son côté mais s’accroche désespérément à ses croyances. Même les forces du surmental ne lui ont pas donné d’indications que le yoga devait évoluer dans une direction différente (Tu espères donc t’échapper ! Mais les dieux n’ont pas pu t’emmener, ô Hélène).

Hélène représentant un but et non un yoga ne peut avoir symboliquement de volonté propre. Un but est lié au yoga qui cherche à l’accomplir. (Comment donc le pourrait ton vouloir, captif du mien). Ce n’est pas non plus une autre forme de yoga issue de l’aspiration qui poursuivait ce but avant que ne se déclare ce conflit intérieur, qui peut se réapproprier ce but en essayant d’éliminer certaines pratiques tournées vers les hauteurs et qui refusent la vie symbolisées par les Troyens (comment le pourrait, même par les armes, l’infortuné qui t’a perdue, le Spartiate, l’illustre Ménélas ?).

Cette partie de l’aventurier est convaincue que la volonté débarrassée de tout désir, de toute attente, seulement tournée vers un plus grand détachement, recevant l’appui du plus haut du surmental et identifiée à la Volonté divine, ne peut être mise en échec. Il ne s’agit plus de la volonté personnelle, celle de l’ego, mais de la Volonté issue de l’union avec le divin. C’est la seconde réalisation indiquée par la Bhagavad Gîta par laquelle le chercheur non seulement s’est libéré de tout attachement à l’acte et à ses fruits, mais aussi a renoncé à se considérer comme l’auteur de l’acte. Comme il est devenu un instrument du divin qui agit à travers lui, il ne peut plus y avoir aucun remords puisqu’il fait ce que le divin veut. (Tout cède devant un homme, Zeus lui-même est son complice lorsque, semblable à un dieu, il veut sans remords ni désir).

En conséquence, peu importe le résultat final, que ce yoga conserve sa première place dans le yoga futur ou qu’il soit remplacé.

À ce moment de l’évolution du chercheur et de celui de l’humanité, cette partie affirme que ce yoga de la libération de l’esprit dans la séparation d’avec la vie fut une étape nécessaire et incontournable. Il s’agissait d’acquérir l’égalité et l’union avec le divin par le renoncement au monde (Tu es mienne sur cette terre depuis qu’en te voyant je t’ai revendiquée : et certes tu n’as rien dit, mais tes paupières s’abaissèrent, voilant l’acquiescement de ton cœur).

Quelle que soit l’issue du conflit intérieur et le futur yoga, cette étape restera gravée dans l’inconscient comme une juste étape de l’évolution individuelle et humaine. Les Champs Élysées sont l’un des domaines du royaume d’Hadès et désignent l’endroit où vont les âmes des grands héros après leur mort, ceux qui ont été particulièrement méritants dans la vie. C’est un endroit de la conscience matérielle, – celui de l’inconscient corporel –, symbole des progressions ou réalisations qui ont été menées jusqu’à leur terme.

Le terme Élysées Hλuσιον peut se comprendre avec les lettres Λ+ΣΙ comme une réalisation de la conscience humaine sur la voie de la liberté. Sparte « ce qui surgit », cité d’Hélène et de Ménélas, est le symbole d’une structure dans laquelle peut se manifester le nouveau. La Troade est la province où se situe Troie ou Ilion. (Je saurai donc, dans l’au-delà quel qu’il soit, comment m’emparer de toi, ô Hélène, tout comme je l’ai su ici sur terre, — oui, je le saurai au ciel comme à Sparte ; je jouirai de toi dans les Champs Élysées comme aujourd’hui en Troade).

Elle laissa passer un moment de silence, comme une qui est sous le charme d’une musique extatique 290

Qu’elle est seule avec son amant à entendre dans le ciel,

Puis, en sa beauté irrésistible, elle se releva, divine entre toutes les femmes.

« Oui, » s’écria-t-elle, « ce que font les dieux est bien, et les actions des mortels : 

Ce jeu du monde est une bonne chose, et la joie, et le tourment.

Louée soit l’heure des dieux où j’épousai l’illustre Ménélas !

Loués plus encor les vaisseaux dont la quille fendit les mers pour rejoindre Hélène,

Barattant la vague insensible qui de son fardeau ne connaissait pas la félicité !

Louée soit jusqu’à la fin l’heure où je franchis avec toi les portes de mon époux,

Riant de joie dans mon cœur devant les bras qui me portaient et m’enchaînaient !

Jamais la Mort ne pourra défaire ce que la vie a fait pour nous, Pâris ;300

Quoi qu’il arrive, le temps de notre ivresse ne pourra avoir été invécu.

Hélène se range alors à la vision évolutive de Pâris : si le principe de la quête vers plus de liberté s’est cru un moment enchaîné au yoga qui sépare l’esprit de la matière, il admet que le plan divin est parfait quoiqu’il arrive et que sont toujours les meilleures conditions à chaque instant pour l’évolution de l’individu comme pour celle des groupes plus étendus et pour celle de l’ensemble. (Elle laissa passer un moment de silence, comme une qui est sous le charme d’une musique extatique qu’elle est seule avec son amant à entendre dans le ciel).

Il ne s’agit donc pas de se torturer en prévision du futur mais de jouir de l’instant en une parfaite consécration et obéissance au divin. Tout est parfait à chaque instant, mais c’est une perfection relative qui doit tendre vers la perfection divine. Dans cette vision évolutive, tout prend sa juste place, aussi bien l’action des forces de l’esprit qui soutiennent l’évolution que celles des hommes ; aussi bien l’action qui prend sa source dans la non-dualité que celle issue de la dualité. (Puis, en sa beauté irrésistible, elle se releva, divine entre toutes les femmes. « Oui, » s’écria-t-elle, « ce que font les dieux est bien, et les actions des mortels) 

Cette totale acceptation du jeu divin va même jusqu’à considérer sans être troublé des extrêmes que l’homme évolué considère comme révoltant et inacceptable, à savoir par exemple la torture. Sri Aurobindo nous a dit que la plus grande douleur peut en effet être la préparation à la plus grande extase. (Ce jeu du monde est une bonne chose, et la joie, et la torture [le tourment]).

L’aventurier revient sur son passé et constate que tout a été parfait dans son évolution, aussi bien le moment où naquit en lui l’aspiration à une plus grande liberté que le temps passé à mener jusqu’à son terme la quête de l’union avec le divin en l’esprit par la renonciation au monde (Louée soit l’heure des dieux où j’épousai l’illustre Ménélas ! Loués plus encor les vaisseaux dont la quille fendit les mers pour rejoindre Hélène).

L’aventurier ne connaissait pas le nouveau chemin pour la libération de la Nature, aussi était-il plus facile de s’en remettre à un yoga qui avait fait ses preuves (Barattant les vagues erratiques [la vague insensible] qui de leur fardeau ne connaissaient pas la félicité !).

Bien que le mouvement précédent touche à sa fin, l’aventurier est plein de gratitude pour l’avoir vécu jusqu’au bout, pour avoir réalisé la libération de l’esprit grâce à l’égalité obtenue par la renonciation au monde. (Louée soit jusqu’à la fin l’heure où je franchis avec toi les portes de mon époux, riant de joie dans mon cœur devant les bras qui me portaient et m’enchaînaient !).

Cette réalisation accompagnée d’une ivresse de l’union ne pourra jamais être abolie dans la conscience même si toutes les formes extérieures disparaissent. (Jamais la Mort ne pourra défaire ce que la vie a fait pour nous, Pâris ; quoi qu’il arrive, le temps de notre ivresse ne pourra avoir été invécu). 

Il est bon aussi que les nations se rencontrent dans le choc de la bataille,

Que des héros soient tués, qu’un thème soit créé pour les chants des poètes,

Chants qui feront vibrer les cœurs au nom d’Hélène, et devant la beauté de Pâris.

C’est encore une bonne chose que des empires tombent pour les yeux d’une femme,

Que pour Hélène ait expiré Hector, Memnon ait été abattu,

Le preux Sarpédon soit tombé, Troïlos ait péri dans son adolescence.

Troie en flammes pour Hélène, avec sa gloire, son empire, ses richesses,

C’est là le signe des dieux, le symbole des choses soumises à la mort.

Toi qui es parent des maîtres du ciel et, à l’image de ta noble race, libre de tes mouvements 310

Sur cette antique scène de Troade qui a les dieux pour spectateurs,

Joue ton rôle jusqu’au bout, ô toi merveilleux et splendide acteur :

Combats et tue les Grecs, mes compatriotes ; à ton retour en vainqueur,

Pour prix du jeu, trouve ton délice dans l’Argienne Hélène.

Arrache à mon sein un avant-goût de la joie refusée à ceux que la mort réclame,

Et dans le baiser de mes lèvres, dérobe un spasme aux ivresses du ciel. »

Elle l’étreignit tout entier, et ses bras de désir formaient une ceinture affolante,

Le divin ceste de la terrible Aphrodite. Comme les dieux quand ils ont bu d’un vin qui n’est pas terrestre,

Il s’empourpra sous ses baisers, et se réjouit de sa ruine. 

La partie de la conscience qui cherche une plus grande liberté reconnaît que l’évolution ne peut être figée, que les anciennes spiritualités doivent être détruites pour permettre l’émergence du nouveau et que les pratiques qui leur sont attachées doivent disparaître (Il est bon aussi que les nations se rencontrent dans le choc de la bataille, que des héros soient tués).

Il est nécessaire cependant que les accomplissements passés restent dans la mémoire, tout autant dans celle de l’aventurier que dans celle des peuples, suivant une progression définie. Il est nécessaire que ces réalisations soient chantées par ceux qui ont eu accès aux vérités supérieures, que l’appel d’une plus grande liberté fasse toujours vibrer l’âme, que l’égalité soit toujours vue comme une vérité essentielle et la base de tout accomplissement (qu’un thème soit créé pour les chants des poètes, chants qui feront vibrer les cœurs au nom d’Hélène, et devant la beauté de Pâris).  

C’est une nécessité que de vastes structures spirituelles s’effondrent sous l’appel de l’Idéal, que pour la Vérité de l’évolution aient disparu l’extension de la conscience et l’aspiration, toutes deux tournées vers les hauteurs de l’esprit (Hector et Memnon), l’impulsion du surmental pour la victoire contre les illusions par l’effort personnel (Sarpédon est rival des dieux), ainsi que le mouvement vers les hauteurs pour la libération de l’esprit (Troïlos). Le destin de Troïlos, l’un des plus jeunes fils de Priam, symbole du travail le plus accompli dans cette direction car c’est un parangon de jeune beauté masculine, est lié à celui de Troie. Aussi est-t-il poursuivi et tué en priorité par Achille, le yoga qui réalise le basculement vers la purification des profondeurs.

(C’est encore une bonne chose que des empires tombent pour les yeux d’une femme, que pour Hélène ait expiré Hector, Memnon ait été abattu, le preux Sarpédon soit tombé, Troïlos ait péri dans son adolescence.)

Ces formes du yoga, si bien établies, si organisées, si répandues dans l’humanité, et qui ont permis tant de réalisations, ont été développées dans une certaine période de l’évolution et doivent disparaître quand le temps est venu (Troie en flammes pour Hélène, avec sa gloire, son empire, ses richesses,

c’est là le signe des dieux, le symbole des choses soumises à la mort).

En mentionnant que Pâris est parent (kin en anglais) des maîtres du ciel, Sri Aurobindo soit fait référence à l’origine de la lignée – Zeus unie à Électre –, soit veut simplement indiquer une réalisation de l’aventurier proche du surmental. Il indique aussi la libération de l’esprit pour les héros de la lignée, soulignant que le mouvement doit se poursuivre jusqu’à son terme (Toi qui es parent des maîtres du ciel et, à l’image de ta noble race, libre de tes mouvements sur cette antique scène de Troade qui a les dieux pour spectateurs, joue ton rôle jusqu’au bout, ô toi merveilleux et splendide acteur).

L’aventurier de la conscience doit considérer les évènements comme doit le faire Arjuna, avec détachement et égalité, sans souci du résultat et avec la conscience qu’il n’est pas l’auteur de l’acte, car il s’agit du jeu divin, un jeu où l’ego doit disparaître pour être pleinement joué. Alors, ayant accompli la tâche qui lui a été donnée et mené le combat du guerrier spirituel, il pourra comprendre et jouir de la vérité évolutive. (Combats et tue les Grecs, mes compatriotes ; à ton retour en vainqueur, pour prix du jeu, trouve ton délice dans l’Argienne Hélène).

En revanche, les formes et pratiques spirituelles destinées à disparaître ne peuvent pas profiter de la joie que procure la juste évolution (Arrache à mon sein un avant-goût de la joie refusée à ceux que la mort réclame). Cette évolution, quel que soit le prix à payer, conduit vers l’ivresse divine dont l’aventurier peut avoir un avant-goût s’il suit les injonctions données à Arjuna par le divin intérieur (Et dans le baiser de mes lèvres, dérobe un spasme aux ivresses du ciel).

Dans les derniers vers de ce passage, il est dit que l’aventurier réalise dans une partie de son être un total don de soi, (a total surrender), un amour total pour le divin sous son aspect dynamique, évolutif, qui se manifeste aussi par la destruction. C’est la troisième étape décrite dans la Bhagavad Gîta, ou l’aventurier, après avoir complètement admis qu’il n’est pas l’auteur de l’acte, que c’est la Mère divine qui dirige, organise et réalise à travers lui, devient un outil totalement transparent entre Ses mains. Cette soumission intégrale procure une joie divine qui est sans rapport avec la joie terrestre, un avant-goût de l’Ananda. Ce qui au niveau terrestre ordinaire est d’abord un désir vital sexuel, puis une maîtrise et transformation, est au plus niveau Eros, le principe qui unit l’Existence et la Conscience, l’attraction ou Amour réciproque de l’Esprit pour la Matière (Elle l’étreignit tout entier, et ses bras de désir formaient une ceinture affolante, le divin ceste de la terrible Aphrodite. Comme les dieux quand ils ont bu d’un vin qui n’est pas terrestre, il s’empourpra sous ses baisers, et se réjouit de sa ruine).

Tandis qu’ils conversaient ainsi, à cette heure touchant à leur adieu sur terre, 320 

Une jeune esclave aux pieds lestes se présenta dans la chambre :

« Pâris, ton père et ta mère désirent te voir ; là, dans la salle extérieure

Réservée aux étrangers, Énée et Halamos attendent ton arrivée. »

Alors, avec l’Argienne, il se dirigea vers la spacieuse chambre de Priam
Dans les profondeurs de la demeure de Laomédon, là où Troie regardait vers les hauteurs de l’Ida.

Priam et Hécube, les antiques souverains aux cheveux blancs,

L’y attendaient, assis dans leurs fauteuils d’ivoire, calmes dans leur grandeur ;

Cassandre, enfouie dans ses robes, s’était blottie à leurs pieds pour échapper à ses visions.

La fin de l’ancien Yoga est proche, qui verra une nouvelle direction évolutive de la spiritualité et de l’évolution humaine (Tandis qu’ils conversaient ainsi, à cette heure touchant à leur adieu sur terre). Cette partie de l’aventurier – l’égalité acquise par le renoncement – alliée à une première expérience d’union avec le plus haut de l’Amour divin, sous l’égide de sa lignée, est invité à entrer en dialogue avec les parties de son être liées au développement de l’amour humain et à ce qui reste attaché à la forme du mental spiritualisé. (Pâris, ton père et ta mère désirent te voir ; là, dans la salle extérieure réservée aux étrangers, Énée et Halamos attendent ton arrivée).

Ce dialogue intérieur se produit au plus profond de l’être, là où réside l’aspiration à l’union avec le Divin (Ida) dans la libération de l’esprit (Troie) (Alors, avec l’Argienne, il se dirigea vers la spacieuse chambre de Priam dans les profondeurs de la demeure de Laomédon, là où Troie regardait vers les hauteurs de l’Ida).

Priam a été nommé le « racheté » après la destruction de Troie par Héraclès, symbole de l’aventurier à qui a été donné une seconde chance afin d’inclure la vie dans son yoga. Cependant, Priam s’est uni à Hécube : l’aventurier s’est tourné à nouveau vers un but qui renonce à transformer la nature extérieure vitale et corporelle, s’extrayant de la vie quotidienne, de ses difficultés et de ses conflits.

C’est ce couple qui a déterminé depuis déjà un assez long temps le yoga de la libération de l’esprit par la renonciation à la vie (Priam et Hécube, les antiques souverains aux cheveux blancs, l’y attendaient).

Le yoga correspondant a tout de même permis de construire une solide base de purification du mental (les cheveux blancs), de développement de l’être psychique et d’égalité (assis dans leurs fauteuils d’ivoire, calmes dans leur grandeur). Dans la mythologie grecque, les cheveux blancs sont en effet les symboles d’un mental purifié et les cheveux dorés ceux d’un mental intuitif.

Sri Aurobindo nous a dit par ailleurs que l’intuition avait été obscurcie par le destin.

C’est ce qui est confirmé par le mythe de Cassandre, fille de Priam et d’Hécube, qui figure dans l’Agamemnon d’Eschyle, un dramaturge du 5ème siècle avant J.-C. : Souhaitant s’attirer les faveurs de Cassandre, Apollon promit de lui apprendre l’art de la prophétie. Elle apprit l’art mais refusa les faveurs du dieu qui en retour priva sa prophétie du pouvoir de persuasion.

L’aventurier est déjà un « voyant », mais il refuse d’en reconnaître l’origine, à savoir une émanation de la lumière de Vérité. Il repousse tant qu’il peut ses visions de la destruction de Troie et du carnage, c’est-à-dire de tout ce qui doit être détruit pour opérer le renversement (Cassandre, enfouie dans ses robes, s’était blottie à leurs pieds pour échapper à ses visions).

« O mon père, » dit Pâris, « puisque tes pensées m’ont suivi, ta bénédiction

Ne manquera pas de m’aider aujourd’hui dans ma lutte contre la vaillance d’Achille. 330
Il est sûr aussi que les dieux finiront par obéir au pouvoir de notre courage,

Pallas et Héra, Artémis aux sandales de feu, Zeus et Apollon.

Les radiances immortelles servent toujours l’homme lorsque, fermement, dans un soulèvement de sa volonté,

Il se dresse vers les cieux, semblable à une flamme qui ne vacille pas :

Arès est à l’œuvre dans son cœur, Héphaïstos brûle dans son labeur. »

L’aventurier s’appuie sur les certitudes héritées d’une longue pratique pour continuer à rejeter fermement la purification des profondeurs du vital (« O mon père, » dit Pâris, « puisque tes pensées m’ont suivi, ta bénédiction ne manquera pas de m’aider aujourd’hui dans ma lutte contre la vaillance d’Achille).

Il veut se persuader que grâce à son courage, sa persévérance et son endurance, les forces de l’esprit qui soutiennent le yoga finiront toutes par soutenir la lutte pour conserver l’ancien. Les dieux qui soutiennent le camp achéen tels Pallas-Athéna, la force qui aide au développement de l’être intérieur que l’on a identifié au maître du yoga, et Héra, la force qui veille à ce que l’évolution suive le plan divin. Mais aussi les dieux qui apparaissent encore soutenir le camp troyen tels Artémis, la puissance de purification toujours centrée sur le futur, Zeus, la plus haute lumière-force du surmental, et Apollon, le dieu du Mental de Lumière, la lumière-conscience qui voit le futur. (Il est sûr aussi que les dieux finiront par obéir au pouvoir de notre courage, Pallas et Héra, Artémis aux sandales de feu, Zeus et Apollon).

De par sa longue pratique du yoga, l’aventurier est convaincu que les forces du surmental sont toujours là pour l’aider tant que son feu intérieur brûle sans vaciller, avec une intense aspiration vers l’union avec le divin en l’esprit soutenue par sa volonté. On peut supposer qu’à ce stade, il ne s’agit plus de la volonté de l’ego mais de celle qui est unie à la volonté divine perçue par le psychique et purifiée de toute mélange. Deux forces le soutiennent dans son yoga : celle qui soutient le guerrier spirituel, qui détruit les formes et coupe les liens qui ne sont plus nécessaires à l’évolution, surtout dans le vital affectif, aidant ainsi au détachement (Arès); et le feu de l’aspiration qui construit les formes nécessaires à l’évolution conçues dans le surmental comme par exemple les demeures des dieux, ainsi que les supports des pratiques et les nécessaires protections telles les armes et armures des héros (Héphaïstos).

S’il doit en être autrement, c’est-à-dire si l’aide des puissances spirituelles fait défaut, et s’il ne s’agit pas d’un manque personnel, c’est bien un nécessaire renversement du yoga, dont la cause échappe à l’aventurier, qui doit avoir lieu. Cette cause est donc appelée destin (fate). (Les radiances immortelles servent toujours l’homme lorsque, fermement, dans un soulèvement de sa volonté, il se dresse vers les cieux, semblable à une flamme qui ne vacille pas : Arès est à l’œuvre dans son cœur, Héphaïstos brûle dans son labeur. »)

Priam répondit à son fils : « Tout arrive sur terre, Alexandre,

Selon la volonté préalable des dieux, et cependant nous, les mortels, devons lutter,

Sachant que tout est inutile, cependant nous faisons effort ; car notre nature toujours nous empoigne

Et nous entraîne comme le menu bétail, attroupé et poussé vers l’abattoir ou le pâturage.

C’est ainsi que les dieux très-hauts ont façonné cesinstruments de leur action et de leur bon plaisir ; 340

Ils utilisent l’échec et la douleur, tout autant que la force du vainqueur ;

Ils s’abattent dans le coup qui est porté, résistent dans les sanglots de ceux qui sont frappés.

Si puissants sont leurs aiguillons que je dois moi aussi suivre les chemins ordinaires,

Et, moi qui sais, t’envoyer chercher, poussé par Cassandre.

Parle, ô mon enfant, puisqu’Apollon l’a voulu, parle une fois, puis garde le silence. »

Sri Aurobindo attribue à Priam une capacité de vision et une connaissance qui intègre et dépasse celles de ses nombreux enfants, même si elles sont moins développées chez lui, les enfants étant toujours une extension des potentialités latentes des parents (moi qui sais). Ce qu’il ne peut clairement exprimer, il le fera énoncer par sa fille Cassandre. Priam s’adresse ici à son fils en tant qu’Alexandre et non Pâris, c’est-à-dire à ce yoga qui repousse la nature humaine comme étant non transformable.

Cette partie de la conscience a reconnu tout d’abord qu’il n’y a pas de hasard, que tout fait partie du plan divin, mais que nous devons lutter. Même si nous sommes convaincus que notre personnalité ne peut rien faire d’utile, c’est-à-dire tant que nous ne sommes pas totalement unis à notre être psychique qui détient les clefs de l’acte juste, du sentiment juste et de la pensée juste, il nous faut lutter pour les besoins de l’évolution. Nous devons être des guerriers spirituels, ignorant des causes et des effets, car telle est la volonté divine. Cet état de conscience voit que ces luttes, qui sont essentiellement des résistances au nouveau et veulent maintenir l’ancien, sont inutiles.

(Priam répondit à son fils : « Tout arrive sur terre, Alexandre, selon la volonté préalable des dieux, et cependant nous, les mortels, devons lutter, sachant que tout est inutile, cependant nous faisons effort).

Cette conscience reconnaît ensuite que l’essentiel de ce qui nous constitue, partout où domine encore la conscience de groupe – tout ce qui n’est pas individualisé en nous – est dirigé par des forces de la nature qui nous manient à leur guise, pour ce qui semble du point de vue humain, le bon plaisir des forces de l’esprit, un jeu dont nous ne pouvons percevoir les règles. Tout comme nous asservissons le bétail à nos besoins, de même notre nature nous entraîne à nous développer et finalement nous sacrifier pour satisfaire les desseins insondables des forces de l’esprit et de l’évolution. (Car notre nature toujours nous empoigne et nous entraîne comme le menu bétail, attroupé et poussé vers l’abattoir ou le pâturage). 

Dans ce but, les forces de l’esprit utilisent de manière égale ce qui nous attire et ce qui nous repousse, ce qui nous réjouit ou ce qui nous submerge de douleur, nos victoires et nos défaites, car elles ont un rôle égal dans notre évolution. L’éveil de la conscience se produit même beaucoup plus facilement dans la souffrance que dans le bien-être, car la souffrance est l’outil mis en place par la Nature pour sortir de l’inertie et de l’ignorance. (C’est ainsi que les dieux très-hauts ont façonné cesinstruments de leur action et de leur bon plaisir ; ils utilisent l’échec et la douleur, tout autant que la force du vainqueur.)

Ces forces de l’esprit participent donc aux coups qui nous frappent tout autant qu’elles nous aident dans la détresse entraînée par ces coups (Ils s’abattent dans le coup qui est porté, résistent dans les sanglots de ceux qui sont frappés).

Même un aventurier de la conscience qui est parvenu aux sommets de la libération de l’esprit, aux royaumes de l’impersonnel et de la Connaissance divine en l’Esprit, est obligé de se conformer aux exigences des forces qui gouvernent les plans de sa nature inférieure tant que ceux-ci ne sont pas transformés. Cette Connaissance doit répandre dans la conscience les visions du futur obtenues par le yoga avec l’aide d’une très haute connaissance-lumière, même si elle sait que ces visions n’auront aucune influence sur le déroulement des évènements, ni ne changeront l’état de conscience dominant en cette partie de la conscience. (Si puissants sont leurs aiguillons que je dois moi aussi suivre les chemins ordinaires, et, moi qui sais, t’envoyer chercher, poussé par Cassandre).

L’aventurier ne peut s’empêcher de se raconter à lui-même ces prévisions, puisque ce don de prophétie est une conséquence d’une réalisation, Cassandre étant « celle qui a ouvert sa conscience aux hauteurs de l’esprit humain ». Mais ce qui en parvient à sa conscience est obscurci et déformé par le mental et ses espérances. Il sait au fond de lui-même qu’il ne sert à rien d’insister. (Parle, ô mon enfant, puisqu’Apollon l’a voulu, parle une fois, puis garde le silence).

Mais enfouie dans ses vêtements Cassandre répondit à son père :

« Non, car mon cœur a changé depuis que j’ai imploré de le voir, troublée par Apollon.

Pourquoi devrais-je parler ? Qui, à Troie, me croira ? Qui m’a jamais crue

À Troie ou dans le monde ? Seuls m’approuvent le dénouement et le désastre, mes camarades,

Non les hommes dans leurs pensées, non mes frères ni mes proches. 350

Tous sont heureux d’être trompés par leurs espoirs et se courroucent contre l’avertisseur,

Prophètes pour moitié aveugles d’un espoir entretenu par les dieux chez l’être humain !

Ils en sauraient plus long complètement aveugles, ne voyant rien ou seulement l’obscurité.

J’ai moi aussi espéré jadis, quand Apollon me poursuivait de son amour dans son temple :

Autour de moi brillait déjà le rayon de la vision prophétique,

De cette ivresse j’étais pénétrée, et j’éprouvais la joie du dieu dans sa voyance,

Sans savoir encore que la connaissance est, chez les mortels, liée à l’aveuglement.

Car, ou bien ils se contentent de marcher au milieu des rêves colorés des sens,

Foulant la terre verdoyante et croyant réel le contact des choses,

Ou, s’ils voient, sous le coup de la malédiction des dieux, leur vision aisément se change en un mensonge 360

Et, trébuchants, les égare plus que ceux qui ne voient pas.

Nous sommes donc, ou bien aveugles dans le noir, ou éblouis par la vision.

Sri Aurobindo répète ce qu’il a dit quelques vers plus haut, que Cassandre est « enfouie dans ses vêtements », insistant ainsi sur le fait que l’aventurier se cache à lui-même ses visions du changement à venir autant qu’il le peut.

Mais la conscience visionnaire, d’abord persuadée qu’elle pourrait changer le cours des évènements en persuadant ce qui a le plus d’influence sur ce qui est attaché à l’ancien, a changé de point de vue sous la pression de la force qui veille au développement du Mental de Lumière, Apollon. (Non, car mon cœur a changé depuis que j’ai imploré de le voir, troublée par Apollon.

L’aventurier comprend que les forces opposées au changement ont encore trop d’influence en son être pour comprendre et accepter la vérité évolutive, aussi bien celles qui soutiennent la spiritualité la plus haute dans la libération de l’esprit que celles qui soutiennent le développement selon la Nature (Pourquoi devrais-je parler ? Qui, à Troie, me croira ? Qui m’a jamais crue à Troie ou dans le monde ?).

Le problème qui est ensuite examiné est celui sur lequel Mère a longtemps travaillé, à savoir la possibilité de l’adaptation des formes au mouvement du Devenir sans les nécessaires destructions qui ont été nécessaires jusqu’à présent du fait de la rigidification progressive de ces formes (Seuls m’approuvent le dénouement et le désastre, mes camarades). Le mental ordinaire humain pas plus que les réalisations spirituelles les plus hautes ne peuvent entendre les voix qui avertissent, intérieurement et extérieurement, et changer en conséquence (Non les hommes dans leurs pensées, non mes frères ni mes proches). L’espoir que demain sera meilleur grâce à des changements extérieurs fait rejeter avec irritation ce qui annonce la destruction si rien ne change en profondeur. Cet espoir relève d’un mélange de connaissance et d’ignorance trompeuse. Conserver la tranquillité de s’appuyer sur l’existant et le connu procure un contentement que soutiennent les forces de l’esprit qui veillent à ce que tout mouvement se développe jusqu’à son terme. (Tous sont heureux d’être trompés par leurs espoirs et se courroucent contre l’avertisseur, prophètes pour moitié aveugles d’un espoir entretenu par les dieux chez l’être humain !)

Une connaissance provenant uniquement de l’intérieur, sans aucune interférence du mental, serait plus juste, car le mental procure une fausse lumière (Ils en sauraient plus long complètement aveugles, ne voyant rien ou seulement l’obscurité).

Sri Aurobindo rappelle alors le mythe tel que nous l’a rapporté Eschyle. L’aventurier, dans son ascension des plans de conscience et par la libération de l’esprit, était proche de recevoir la lumière de Vérité se manifestant à travers le surmental (Apollon est un fils de Zeus). Cette lumière donnait la connaissance des trois temps – passé, présent, futur : trikaldrishti –, une connaissance exacte. (J’ai moi aussi espéré jadis, quand Apollon me poursuivait de son amour dans son temple : autour de moi brillait déjà le rayon de la vision prophétique).

Cette proximité de la Connaissance exacte des trois temps, et surtout de celle du futur, procure un frisson de ravissement et une grande joie. Mais l’aventurier ignore encore qu’à moins d’être parvenu à la conscience ou lumière de vérité supramentale, ou même d’avoir complètement développé la conscience surmentale, les éclairs de vérité qui lui parviennent sont encore mélangés à l’ignorance. (De cette ivresse j’étais pénétrée, et j’éprouvais la joie du dieu dans sa voyance, sans savoir encore que la connaissance est, chez les mortels, liée à l’aveuglement).

Car il s’agit d’une longue et progressive ascension qui conduit de l’intellect au surmental, avec un développement de l’intuition et sa purification progressive de tout mélange et toute influence. Au tout premier niveau, la raison accepte uniquement comme vérité ce qui est perçu par les sens. Puis suit un premier élargissement du mental et une première illumination, puis un lent développement de l’Intuition qui doit à travers de nombreuses étapes, se substituer progressivement en totalité à la raison puis s’étendre non seulement vers les hauteurs spirituelles mais aussi dans sa largeur cosmique.  (Cf. Sri Aurobindo, La Vie Divine, L’ascension vers le supramental.) (Car, ou bien ils se contentent de marcher au milieu des rêves colorés des sens, foulant la terre verdoyante et croyant réel le contact des choses, ou, s’ils voient, sous le coup de la malédiction des dieux, leur vision aisément se change en un mensonge.)  

L’aventurier qui n’a pas réalisé le surmental dans toute son extension et ses possibilités peut encore être soumis dans ses visions à une irruption de l’ignorance issue du subconscient et de l’inconscient non transformés dans les autres parties de son être. Ses visions peuvent encore être incomplètes ou entachées d’erreur et de fausseté.

Peu accoutumé aux plus hautes lumières, l’aventurier est comme ébloui et persuadé qu’il a touché à la suprême Vérité. Il perd alors le sens même d’un certain discernement que la raison critique a pu apporter à ses premières expériences intuitives. De plus, le monde extérieur lui renvoie souvent une image gratifiante.

Il y a dans la mythologie plusieurs mythes qui illustrent soit cet éblouissement – tel le récit où l’on voit Sémélé, la mère de Dionysos, consumée par la vision de Zeus –, soit l’illusion d’être parvenu au but tel Ixion.

Mère nous dit aussi que nombreux sont ceux qui se font piéger par des entités du vital et, à l’extrême, par des Asuras qui se manifestent sous des formes flamboyantes entourées de lumières éblouissantes.

Sri Aurobindo insiste donc sur le fait que la raison, avec la critique et le doute comme instruments, ne doit pas être rejetée trop tôt au risque de graves chutes spirituelles. Il vaut mieux humblement suivre le chemin évolutif de l’ensemble que prétendre trop tôt avoir des visions, inspirations ou révélations issues du monde de Vérité, envoyées par le Divin. (Et, trébuchants, les égare plus que ceux qui ne voient pas. Nous sommes donc, ou bien aveugles dans le noir, ou éblouis par la vision.)

Ainsi les dieux ont-ils protégé leur dessein et mis en échec les sages ;

Leur bouclier d’or s’interpose devant le visage de la Vérité.

Mais incitée par l’Être Terrible, celui qui toujours voilé siège en nous,

Combattant les dieux et se servant d’eux, j’ai cru qu’il en allait autrement. J’ai crié à Apollon :

Donne-moi ta vision pure, non pas celle que tu donnes à tes prophètes,

Lumineuse mais trouble ; que cette vision soit nette et sans pitié pour l’erreur,

O dieu dont les traits portent loin, toi que le soleil voile et que la mort protège,

Alors je saurai que tu m’aimes !         

L’homme dans son évolution actuelle ne pourrait pas supporter l’irruption soudaine de la Vérité, car tout autant que l’Amour, elle ferait exploser son mental, son vital et son corps. C’est pourquoi les forces de l’esprit, en sus de supporter l’évolution, ont aussi pour mission de protéger l’humanité d’une évolution prématurée (Ainsi les dieux ont-ils protégé leur dessein et mis en échec les sages ; leur bouclier d’or s’interpose devant le visage de la Vérité).

Les dieux sont des puissances de l’esprit qui supportent et aident l’évolution, même si bien souvent nous ne comprenons leur action qu’à posteriori. S’ils nous empêchent d’accéder à certaines connaissances et certains pouvoirs prématurément, c’est pour notre bien. Mais cela, l’aventurier ne le comprend pas encore totalement et s’impatiente de connaître le futur. C’est là qu’intervient une puissance tapie en nous, l’Être Terrible qui combat les dieux et se sert d’eux. Nous le comprenons comme la « volonté de puissance », la volonté de s’égaler au Divin, non par la complète annihilation de soi-même, mais par la puissance de l’ego. Connaître le futur et l’exprimer, c’est devenir tout puissant sur les autres et tenir en mains les clefs du devenir. Lorsque l’aventurier a atteint un niveau élevé dans les plans de la conscience mentale, cette volonté de puissance peut même se servir des puissances du surmental pour réaliser ses buts ou les combattre lorsqu’elles s’opposent à elle. L’aventurier pourrait croire qu’il s’en est libéré alors qu’il n’en est rien et qu’elle l’attend, tapie dans l’ombre pour le faire chuter. Sri Aurobindo a dit que des trois pouvoirs qui tiennent l’humanité dans leur mains – l’argent, le sexe et le pouvoir – le pouvoir était celui qui était le plus difficile à vaincre. (Mais incitée par l’Être Terrible, celui qui toujours voilé siège en nous, combattant les dieux et se servant d’eux, j’ai cru qu’il en allait autrement.)

L’aventurier réclame d’un pouvoir de lumière-connaissance la vision de la Vérité complète et non déformée par l’action des plans inférieurs non totalement illuminés, mental, vital et corps. Il est parfaitement conscient que le don de prophétie issu des plans du mental illuminé et du mental intuitif apporte une vision-connaissance vraie mais imprécise et incomplète, et donc avec la possibilité d’erreur d’interprétation. Seule la prophétie issue du Mental de Lumière qui reçoit la Connaissance du supramental, peut être exacte.  (J’ai crié à Apollon : donne-moi ta vision pure, non pas celle que tu donnes à tes prophètes, lumineuse mais trouble.)  

Il demande pour son action une capacité de vision que seule peut donner ce mental de Lumière, précise et totale, c’est-à-dire qui voit les résultats de l’action dans tous les détails aussi bien que pour l’ensemble (que cette vision soit nette et sans pitié pour l’erreur).  

Rappelons que le dieu Apollon est une puissance de l’esprit qui dirige les résultats de l’action, ceux du guerrier spirituel, vers la Vérité du futur (O dieu dont les traits portent loin). C’est une puissance du surmental qui illumine depuis la puissance illuminatrice du supramental qui lui parvient (toi que le soleil voile).

La Connaissance totale, l’homme actuel avec son ego ne pourrait la supporter. Aussi l’oubli qu’apporte le processus actuel mort/(re)naissance est-il un bienfait pour l’humanité (et que la mort protège).

L’aventurier, s’il acquiert ce don de vision parfait, saura avec certitude qu’il a acquis un pouvoir du surmental et donc que sa réalisation de ce plan est en bonne voie (Alors je saurai que tu m’aimes !).

Il l’accorda, alarmé, réticent, 370

Sous la contrainte du Destin et de son cœur ; mais je le bafouai, me dégageai de ma promesse,

Et un courage fatal aida mon cœur à se perdre en riant.

Maintenant, toujours me vient en mémoire son visage soudain tranquille et impitoyable,

J’entends toujours la voix divine et implacable : « Puisque tu trompes

Les dieux mêmes, et que tu n’as pas craint de mentir à Apollon,

Tu diras désormais la pure vérité, mais personne ne te croira :

Dédaignée en tes paroles, et encore plus rejetée pour leur cruel accomplissement,

Harcelée par les dieux il te faudra parler, alors même que ton cœur abattu brûlera de se taire.

Car dans ce jeu que tu as osé jouer avec les maîtres du ciel,

C’est toi, jeune fille, qui as perdu ; ta voix et ton sein m’appartiennent. »  380

Depuis lors je connais tout à l’avance ; c’est pourquoi l’angoisse est mon lot.

Depuis lors tous ceux que j’aime doivent périr tués par ma tendresse.

Même de ce que je lui refusai, la force violente me dépossèdera

Quand on m’empoignera au milieu des flammes de ma cité et des clameurs de ses vainqueurs sans merci. »

L’aventurier reçoit ce don de prophétie exacte comme un encouragement qui lui est donné par les forces de l’esprit. Cassandre est réputée être très belle, ce qui illustre une intuition déjà très développée et purifiée.

Mais la plus haute conscience en son être sait que cela lui est accordé avec réticence car c’est prématuré. Le chercheur n’est pas encore parvenu au point où il peut intégrer en lui les dieux sans succomber sous leur poids. Sans doute aussi l’aventurier devait-il être prévenu à l’avance que le renversement illustré par la chute de Troie était inéluctable (Il l’accorda, alarmé, réticent, sous la contrainte du Destin et de son cœur ).

Le dramaturge Eschyle nous dit que pour obtenir ce don, elle avait promis de s’unir au dieu. D’autres auteurs ne mentionnent pas la promesse mais seulement le fait qu’elle ne tomba pas amoureuse du dieu.

Que Cassandre se donne au dieu Apollon signifie pour l’aventurier une parfaite consécration au Mental de Lumière, un mental issu du plan de Vérité qui voit le présent et le futur, les évènements en cours et leurs conséquences, dans l’ensemble comme dans le détail. Or Cassandre est aussi Alexandra « celle qui repousse la matière » ainsi que la nomme l’auteur de tragédies Lycophron, au 4ème siècle avant J.-C. Elle est ainsi rapprochée de son frère Pâris-Alexandre, celui qui rejette la matière, l’incarnation. S’unir au dieu Apollon aurait signifié de renoncer à cette séparation de l’esprit et de la matière, ce que l’aventurier n’est pas encore prêt à faire (mais je le bafouai, me dégageai de ma promesse).

Sri Aurobindo mentionne que c’est un « courage fatal » qui empêcha l’aventurier de se maintenir dans le Mental de Lumière, ce qui peut nous paraître étrange. Nous le comprenons comme un reste de courage associé à l’ego, un courage aveugle qui combat pour le maintien d’une spiritualité qui sépare l’esprit de la matière et le refus de se soumettre au mouvement du devenir, d’agir dans le sens des visions qui lui sont données, tout cela dans une certaine joie inconsciente (Et un courage fatal aida mon cœur à se perdre en riant).

Rappelons qu’à cette étape du chemin, l’aventurier a déjà une certaine familiarité avec les forces du surmental, et même parfois une proximité consciente de l’action d’une force précise. En effet, les dieux se sont manifestés sur le champ de bataille et sont même intervenus, parfois à visage découvert.

Cassandre, qui représente la plus haute capacité de vision, peut donc « voir » le dieu, « entendre » sa voix. L’aventurier perçoit avec exactitude cette force de lumière-conscience du surmental qui peut aider comme devenir impitoyable dans un calme absolu, c’est-à-dire dégagée de toute considération vitale et mentale, lorsque l’aventurier ne suit pas avec exactitude ce qu’il perçoit (Maintenant, toujours me vient en mémoire son visage soudain tranquille et impitoyable, j’entends toujours la voix divine et implacable). Il se remémore le moment où il a failli et les conséquences que cela a entraîné : la capacité de connaître le futur et l’action juste que cela implique mais l’impossibilité de s’y conformer dans le reste de sa nature qui reste soumise à l’ancien, attachée aux certitudes du passé (« Puisque tu trompes les dieux mêmes, et que tu n’as pas craint de mentir à Apollon, tu diras désormais la pure vérité, mais personne ne te croira).

Les parties de l’être très attachées aux formes du passé et qui espèrent accéder à de plus grandes hauteurs spirituelles, ne veulent pas envisager un changement de direction, encore moins la destruction douloureuse de ce qu’elles ont bâti avec tant de mal. Tout ce qui dans l’être est averti de changements douloureux à venir est rejeté par tout ce qui reste attaché à la sécurité, et plus encore honni lorsqu’ils se produisent comme annoncés (Dédaignée en tes paroles, et encore plus rejetée pour leur cruel accomplissement).

Sous la pression des forces du surmental, l’aventurier ne pourra désormais s’empêcher de se formuler ses visions à lui-même – ou les communiquer à l’humanité –, alors même qu’il souhaite seulement entrer dans le silence (Harcelée par les dieux il te faudra parler, alors même que ton cœur abattu brûlera de se taire). Car ce pouvoir de vision octroyé par le surmental est une réalisation, donc définitivement acquise, et non une expérience qui ne dure pas. Ainsi le divin accorde parfois ce qu’on lui demande même si cela est prématuré et si le chercheur doit en supporter les conséquences. (Car dans ce jeu que tu as osé jouer avec les maîtres du ciel, c’est toi, jeune fille, qui as perdu ; ta voix et ton sein m’appartiennent. »)

Dans les deux vers qui suivent, il est difficile de comprendre pourquoi la connaissance du futur peut être responsable d’une quelconque destruction par amour. Nous faisons l’hypothèse suivante : du fait de l’obligation de parler et de communiquer le futur à toutes les parties de l’être, cette connaissance communique également son angoisse. Et l’angoisse attire à elle les évènements qu’elle craint. (Depuis lors je connais tout à l’avance ; c’est pourquoi l’angoisse est mon lot. Depuis lors tous ceux que j’aime doivent périr tués par ma tendresse.)

Si l’aventurier a refusé dans un premier temps d’admettre totalement la lumière de vérité qui lui était octroyée, voulant sans doute continuer à croire à son pouvoir de changer le cours des évènements, il sera contraint de la faire sienne sous l’effet de l’évolution avant qu’elle ne lui soit retirée quand commencera le yoga des cellules. En effet, Cassandre deviendra l’esclave d’Agamemnon après la chute de Troie avant d’être tuée par Clytemnestre à leur retour à Mycènes.

La capacité de prévoir le futur, encore active un cours moment lors du début de la purification en vue de l’amélioration de l’homme mental, ne pourra plus être active dans le yoga du corps (Même de ce que je lui refusai, la force violente me dépossèdera quand on m’empoignera au milieu des flammes de ma cité et des clameurs de ses vainqueurs sans merci).

À Cassandre, la voix de son frère répondit avec douceur :

« Sœur à moi, qu’afflige et possède le redoutable Apollon,

Tous ceux dont l’œil parvient à percer ce rideau, plongent leur regard dans l’indistinct ;

Ils ont entrevu une chose, et en imaginent une autre, car, trompés par leur nature,

C’est dans leur cœur qu’ils voient les formes de ce qui est affreux ou joyeux,

Tout comme nos yeux, dans l’obscurité, sont trompés par des ombres incertaines. 390

Telle est la vision de ceux qui déchirent le voile tramé par les dieux terrifiants.

Notre cœur s’affaire sans cesse à tisser pensées et images :

C’est en fonction de ce qu’il est qu’il voit ce qu’ici-bas nous nommons vérité.

Ainsi ta nature tendre et aimante,

Que tourmentent cette guerre et ses propres craintes pour ceux qui te sont chers,

Voit la calamité partout ; quand l’issue paraît conforme à la vision,

Puisqu’aussi bien dans toute guerre les bien-aimés et ceux qu’on chérit doivent tomber,

Alors le cœur se désole : C’est arrivé, et tout ce dont je me lamente arrivera.

Tout le lumineux lui échappe, il n’appréhende que la souffrance.

Regarde, chérie, le côté lumineux, et si tu dois prophétiser,

Dis-nous plutôt le grand Péléide abattu par ma javeline au cours de l’assaut. » 400

Vient alors la réponse d’une affection un peu condescendante, comme celle d’un grand frère qui verrait sa petite sœur illuminée se tourmenter pour des visions auxquelles il n’accorde aucun crédit. C’est une réponse de l’intelligence discernante, de l’égalité réalisée par le renoncement, qui a déjà eu l’expérience des voyances aux niveaux inférieurs du mental et du vital, sans comprendre que les visions sont maintenant issues d’un autre niveau, d’une pénétration dans le surmental de la lumière de Vérité. (A Cassandre, la voix de son frère répondit avec douceur : « Sœur à moi, qu’afflige et possède le redoutable Apollon).

L’aventurier sait par expérience que ces visions obtenues dans les plans situés sous le surmental sont floues et inexactes, car soumises aux ingérences du mental et du vital. Elles sont modifiées par les désirs, les peurs, les espérances, et toutes les projections imagées de l’ego, un peu comme notre imagination peut transformer dans la nuit les contours ombrés des objets réels en fées ou en monstres. (Tous ceux dont l’œil parvient à percer ce rideau, plongent leur regard dans l’indistinct ; ils ont entrevu une chose, et en imaginent une autre, car, trompés par leur nature, c’est dans leur cœur qu’ils voient les formes de ce qui est affreux ou joyeux, tout comme nos yeux, dans l’obscurité, sont trompés par des ombres incertaines.)

Si la perception du futur nous est voilée, c’est en fait pour notre protection. Très peu d’hommes pourraient garder leur équilibre et leur égalité d’âme avec cette connaissance. Bien que nous sachions en partie cela, nous ne cessons de vouloir connaître l’avenir et de nous y projeter, aiguillonnés par nos désirs et nos pensées, afin de nous prémunir contre l’incertitude et l’obligation d’adaptation au mouvement du devenir que notre nature animale hait. Car nous sommes issus de l’inertie de l’inconscience bienfaisante du minéral, des processus d’enroulements cellulaires, tout autant que des répétitions sécurisantes du vital et des dogmes et opinions immuables du mental, toutes choses que notre nature ne cesse de vouloir maintenir. Finalement, le monde que nous considérons comme vrai est celui perçu à travers le filtre de nos désirs, de nos attractions et répulsions, de notre imaginaire et de nos pensées.

Cette partie de la conscience représentée par Pâris, plus influente que les autres,  est donc convaincue que la vision de la Vérité évolutive est impossible.   (Telle est la vision de ceux qui déchirent le voile tramé par les dieux terrifiants. Notre cœur s’affaire sans cesse à tisser pensées et images : c’est en fonction de ce qu’il est qu’il voit ce qu’ici-bas nous nommons vérité.)

Cette intelligence, bien que déjà installée en partie dans le mental illuminé, ne peut percevoir la Vérité des visions de cette autre partie de l’être qui perçoit le futur et a développé une grande compassion. Sa réponse est donc de privilégier l’optimisme qui a été jusque-là une exigence du yoga. Car le pessimisme et ce qui prévoit toujours le pire, même de façon subconsciente, est source de découragement et fait le jeu des forces qui s’opposent à l’évolution. Cet optimisme ne nie pas la réalité de la douleur créée par la destruction des formes du passé mais considère le pessimisme comme une extension infondée du présent au futur (Ainsi ta nature tendre et aimante, que tourmentent cette guerre et ses propres craintes pour ceux qui te sont chers, voit la calamité partout )

Dans tout conflit intérieur, des croyances et des formes auxquelles nous sommes attachés doivent disparaître, mais cette partie de la conscience affirme que cela n’implique pas l’issue finale. Elle assure que dans tout combat spirituel, quand des pratiques et leurs résultats auxquels le chercheur est attaché doivent disparaître, ce qui est inéluctable, cela ne devrait en aucun cas induire le futur. (quand l’issue paraît conforme à la vision, puisqu’aussi bien dans toute guerre les bien-aimés et ceux qu’on chérit doivent tomber, alors le cœur se désole : c’est arrivé, et tout ce dont je me lamente arrivera.) 

Avec cette vision limitée, aveuglé par la souffrance de la perte, l’homme ne peut voir la vérité qui se cache derrière elle. Aussi cette partie de l’aventurier qui a conquis la liberté de l’esprit tente-t-elle de se persuader que ses visions sont erronées et veut se convaincre de la pertinence de cet ancien yoga qui finira par s’affirmer comme la vérité évolutive contre ce qui veut plonger dans les profondeurs de l’être, du vital subconscient, pour le purifier et lui apporter la lumière. Cette partie appelle à se concentrer sur les victoires dans le yoga tourné vers les hauteurs. (Tout le lumineux lui échappe, il n’appréhende que la souffrance. Regarde, chérie, le côté lumineux, et si tu dois prophétiser, dis-nous plutôt le grand Péléide abattu par ma javeline au cours de l’assaut. »)

Mais d’une voix d’affliction la sœur répondit au frère :

« Oui, il tombera, et son meurtrier aussi périra, et Troie avec son meurtrier. »

Se réjouissant dans sa fougue, Pâris répliqua alors à Cassandre :

« Que cette seule parole se réalise ; le reste, les dieux sauront l’écarter.

Regarde une fois de plus, ô Cassandre, et réconforte le cœur de ta mère :

Vois, ô voyante, mon retour sain et sauf avec les dépouilles d’Achille. »

Et d’une voix d’affliction la sœur répondit au frère :

« Tu reviendras pour ton heure alors que Troie se dressera encore sous le soleil. »

Comprenant le présage avec son esprit exultant, Pâris dit alors :

« Entends-tu, mon père, et toi, ma mère ? Elle qui prophétisait habituellement le malheur 410

Perçoit maintenant cette aube mettant fin à notre nuit : aube pourtant douloureuse,

Puisque le cœur d’Achille doit être percé à travers un cœur que nous aimons.

Destin, payé par ce malheur, finis par t’écarter de Troie !

Bénis-moi, mon père, et toi, ô Hécube, mère à la longue patience,

Pardonne encore la mort au combat de tes enfants pour Hélène et Pâris. »

À ce moment du chemin, les visions ne peuvent être communiquées en clair à la conscience, seulement par énigmes, comme le faisait les Pythies à Delphes. Elles devaient ensuite être interprétées par les prêtres. Mais le sentiment sous-jacent pouvait être perçu, comme ici la tristesse (Mais d’une voix d’affliction la sœur répondit au frère). Mais l’exaltation qui provient de la libération de l’esprit par le renoncement et le dépouillement empêche de la percevoir (Se réjouissant dans sa fougue). De même, cette exaltation empêche d’interpréter correctement la vision (Comprenant le présage avec son esprit exultant).  

Pâris suppose que ce n’est pas lui qui tuera Achille puisque Cassandre lui annonce qu’il reviendra sain et sauf de cette confrontation à venir. Il est persuadé qu’Achille mort, nul ne pourra le vaincre et que les forces divines empêcheront alors la destruction de Troie. Mais c’est un troyen, donc « un cœur aimé » qui tuera Achille et sera tué à son tour.

Dans cette partie de lui-même, l’aventurier refuse de faire confiance à ses visions alarmistes mais les interprète dans le sens qui répond à son attente. Il veut croire qu’ayant mis fin à la force principale qui essaye de tirer l’ensemble de l’être vers une purification des profondeurs, l’ancien yoga de l’union en l’esprit qui renonce à la vie pourra se maintenir, supporté par les forces de l’esprit. (« Oui, il tombera, et son meurtrier aussi périra, et Troie avec son meurtrier. » (…) « Que cette seule parole se réalise ; le reste, les dieux sauront l’écarter. (…) « Tu reviendras pour ton heure alors que Troie se dressera encore sous le soleil. »)

L’aventurier, dans cette partie de son être la plus spiritualisée, se persuade que le conflit intérieur est près de s’achever en faveur de l’existant, sans bouleversement majeur, même si une dernière forme à laquelle il est attaché doit être abandonnée. (Elle qui prophétisait habituellement le malheur perçoit maintenant cette aube mettant fin à notre nuit : aube pourtant douloureuse puisque le cœur d’Achille doit être percé à travers un cœur que nous aimons.)

Il ordonne en son esprit que, satisfait par ce dernier sacrifice, le destin arrête de s’acharner sur les anciennes formes du yoga (Destin, payé par ce malheur, finis par t’écarter de Troie !).

Rappelons qu’Hécube, femme de Priam, est le symbole du but d’un yoga qui se distancie du processus d’incarnation, qui vise seulement l’union avec le divin en l’esprit. Ce but est difficile à atteindre et un chercheur met un très long temps pour y parvenir (Hécube, mère à la longue patience). L’aventurier a quelque regret que nombre de pratiques parmi les plus avancées aient dû disparaître dans ce conflit intérieur, car ce qui en lui se bat pour que perdure le chemin vers une plus grande liberté par le renoncement à la vie s’en sent responsable (Pardonne encore la mort au combat de tes enfants pour Hélène et Pâris).

Avec une tendre compassion, sa mère l’attira contre elle et murmura :

« Tout t’a été pardonné dès l’enfance, pour tes boucles hyacinthe

Et tes regards ensoleillés, ô miracle de charme, ô Pâris.

Pâris, mon fils, même si Troie devait tomber, ta mère te pardonne

Et bénit les dieux qui dans leur radiance t’ont pour un temps prêté à moi. 420

À eux le destin et le résultat, à nous la joie que nous avons de nos enfants :

Les chagrins mêmes qu’ils nous causent sont précieux, aussi longtemps qu’ils nous aiment.

Combats et tue Achille, le cruel meurtrier de tes frères ;

Vengeur d’Hector, reviens, mon fils, dans les bras de ta mère. »

Mais ce but d’un yoga qui soutient la conception d’une spiritualité séparée de la vie (Hécube) ne peut contredire l’une de ses expressions, même si ce yoga devait prendre fin (Pâris, mon fils, même si Troie devait tomber, ta mère te pardonne et bénit les dieux qui dans leur radiance t’ont pour un temps prêté à moi).

Les boucles de cheveux hyacinthe sont une image souvent utilisée par les poètes pour décrire des cheveux bouclés qui ressemblent aux pétales de la Jacinthe dont la couleur la plus commune est un bleu profond. Sri Aurobindo fait référence le plus probablement à cette couleur et non au jaune-rougeâtre ou brun-orangé qui est la couleur jacinthe du minéral, ou même à la couleur safran qui est celle de la robe des renonçants (sannyasins). Le bleu est la couleur des plans spirituels, le bleu profond de la jacinthe pouvant être celui du mental illuminé ou du mental intuitif, le « regard ensoleillé » nous faisant pencher davantage vers le mental illuminé qui est le plan des Troyens. Cette haute réalisation dans l’ascension des plans de conscience justifie à elle seule les anciens yogas, même si l’un de ses artisans devait disparaître. (Tout t’a été pardonné dès l’enfance, pour tes boucles hyacinthe et tes regards ensoleillés, ô miracle de charme, ô Pâris.)

Conformément à l’injonction de la Bhagavad Gita, l’aventurier a renoncé aux fruits de l’œuvre ainsi qu’à vouloir en être l’auteur, conservant seulement la joie que procure le travail fait pour le divin seul (À eux [les dieux] le destin et le résultat, à nous la joie que nous avons de nos enfants). Et même si le yoga n’est pas suivi de façon impeccable et qu’il y a des chutes, celles-ci sont précieuses tant que se maintient l’aspiration et la volonté de parvenir au but (Les chagrins mêmes qu’ils nous causent sont précieux, aussi longtemps qu’ils nous aiment).

Cette partie de l’être représentée par Hécube maintient jusqu’au bout sa volonté de séparer l’esprit de la matière et de s’opposer à tout yoga qui voudrait travailler à purifier les profondeurs du subconscient. (Combats et tue Achille, le cruel (terrible) meurtrier de tes frères ; vengeur d’Hector, reviens, mon fils, dans les bras de ta mère.)

L’Iliade nous dit qu’Achille fut tué par Pâris aidé d’Apollon. C’est Ulysse (Odysseus) qui poursuivra le travail de purification des profondeurs, ayant repris les armes d’Achille.

Sur quoi, avec son calme auguste, Priam le monarque dit à Pâris :

« Puisses-tu revenir avec cette victoire, et ainsi réjouir le cœur de ta mère. »

Lors, au vénérable père de Pâris s’adressa Hélène l’Argienne

Brillante, immortelle et triste comme une étoile qui approche de l’aube

Et voit maintenant ses pâles compagnes s’effacer de sa vision :

« À moi aussi pardonnez, et, vous mes parents, aimez même Hélène, 430

Cause de toute ruine et de toute mort ; mais je suis issue des dieux en vue de cet effondrement,

Née comme une torche à embraser les empires, et affligée de cette beauté.

Sans avoir connu l’embrassement d’un père, les caresses d’une mère,

Je fus engendrée par les dieux lointains, et comme une étrangère ici je fus élevée par la terre,

Non par affection, mais sous la peur que commandent les foudres.

La monstrueuse naissance de cette étrangère est double : des Furies et des immortels ;

Le toucher des unes ou des autres fait souffrir l’humanité, qui ne supporte pas le contact.

J’ai été les deux, un monstre de fatalité et un prodige de beauté. »

Priam, qui eut un très grand nombre d’enfants, représente les plus hauts et les plus vastes développements dans les domaines de la libération de l’esprit, de la joie intérieure et de l’égalité, obtenus par un yoga qui sépare l’esprit de la matière. Parmi ces développements, l’égalité et la paix intérieure ont atteint un très haut degré d’achèvement (Sur quoi, avec son calme auguste, Priam le monarque dit à Pâris).

L’aventurier fait alors le point sur les causes de cette guerre intérieure qui amena tant de bouleversements dans le yoga. Il sait que la conquête de la liberté n’est pas une aspiration passagère, qu’elle est un fondement de l’évolution éternelle. Hélène est originaire d’Argolide, Argos signifiant brillant, rayonnant, pur. Mais cette évolution passe par une phase de profonde remise en question et de destructions des formes anciennes d’une spiritualité comparable à de très pâles lumières en face de ce qui doit se manifester, aussi Sri Aurobindo nous dit qu’elle est « triste comme une étoile qui approche de l’aube et voit maintenant ses pâles compagnes s’effacer de sa vision ». Sans doute l’aventurier ne peut éviter une phase très humaine d’une sorte de nostalgie lors de la disparition de formes qui ont soutenu durant des millénaires les chercheurs en quête du divin.

L’aventurier se convainc qu’il n’y a pas eu faute dans son yoga, qu’il n’est pas responsable de ce conflit intérieur, même si cette nouvelle orientation de l’évolution n’a pas suivi le chemin qui était logiquement prévu par l’endroit de son être où elle s’est manifestée en premier et a grandi (l’endroit de la naissance et du mariage d’Hélène lorsqu’elle accepta de suivre Pâris en Troade). (« À moi aussi pardonnez, et, vous mes parents, aimez même Hélène, cause de toute ruine et de toute mort.)

Il sait que ce sont les forces de l’esprit qui règnent sur l’évolution, qui en sont la cause, et qu’il a suivi la Vérité évolutive qui peut détruire même les structures les plus vastes et les mieux établies, sans pouvoir faire quoi que ce soit pour s’y opposer. Hélène est la plus belle des femmes, symbole du but le plus Vrai. Son nom s’écrit comme le mot ἑλένη signifiant « torche », ce pourquoi Sri Aurobindo compare Hélène à une torche (mais je suis issue des dieux en vue de cet effondrement, née comme une torche à embraser les empires, et affligée de cette beauté.)

Hélène est la fille de Zeus et Léda, femme de Tyndare et reine de Sparte (symbole d’une structure ou peut surgir le nouveau). Bien sûr, Zeus fut absent de sa jeunesse, car sa paternité représente seulement une nouvelle impulsion du surmental. Même si cette impulsion dans sa maturation et ses premiers effets accompagna toujours l’aventurier, celui-ci n’était pas conscient de sa présence et de son action (Sans avoir connu l’embrassement d’un père (…) je fus engendrée par les dieux lointains)).

Quant à sa mère, Léda, elle est le symbole d’un yoga dans l’unité esprit/matière. À ce moment de son évolution, c’est encore la séparation qui domine dans la conscience de l’aventurier ainsi que la quête d’un plus haut développement mental symbolisé par Clytemnestre, demi-sœur d’Hélène. C’est sans doute la raison pour laquelle Sri Aurobindo dit qu’Hélène ne peut recevoir « les caresses d’une mère ».

Lorsque cette nouvelle impulsion se manifesta dans l’aventurier (et dans l’humanité), ce dernier était encore loin de pouvoir intégrer en lui les forces du surmental sans succomber sous leur poids, aussi ces forces lui semblent-elles lointaines. Cette impulsion prélude déjà d’un nécessaire renversement du yoga vers les profondeurs de la matière, aussi c’est la vie, la matière et non l’esprit qui prit soin d’elle à ses débuts (et comme une étrangère ici je fus élevée par la terre).

Ceci nous évoque Mère qui était totalement matérialiste dans sa jeunesse.

Cette fragile impulsion, qui n’était pas la bienvenue dans la conscience attachée à la séparation, était sans cesse menacée de succomber sous le poids des choses établies. Elle s’est développée non pas dans une paix confiante mais dans la crainte de la disparition, obligée de suivre le mouvement imposé par les plus hautes forces du surmental, le tonnerre étant un attribut de Zeus. (Non par affection, mais sous la peur que commandent les foudres ou plutôt Non par affection mais par peur, contrainte par les tonnerres.)

Cette nouvelle orientation du yoga et de l’évolution humaine vers une plus grande liberté, issue d’une impulsion du surmental, a pour origine l’action combinée de deux catégories de forces différentes.

Celles du surmental qui tirent l’humanité vers le haut aussi vite que cela est possible sans rien laisser en arrière.

Celle des Furies ou Érinyes. Leur signification – les forces qui remettent dans le droit chemin – a été vue dans le Tome 1. Rappelons que ce sont des forces issues de « l’essence » de la puissance de l’Esprit, sa partie vivifiante et créatrice, qui remettent l’homme sur le chemin juste de l’évolution lorsqu’il s’en détourne. Elles sont nées en effet des gouttes de sang provenant de la castration d’Ouranos par son fils Cronos. Cette déviance est soit le fait de « parjures » qui concernent ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est fixée en cette vie, soit le fait de « crimes familiaux » qui soit coupent le chercheur de sa source soit arrêtent des processus évolutifs nouveaux ou s’y opposent. Dans le cas présent, c’est cette opposition au Nouveau qui doit être annihilée par ces forces. (La monstrueuse naissance de cette étrangère est double : des Furies et des immortels.)

Les hommes ordinaires ne peuvent supporter l’action de ces forces qui toutes deux les font souffrir. Pour les premières, les forces de l’esprit, par un appel vers les hauteurs, vers une plus grande connaissance et perfection que leur nature issue de l’ignorance et de l’inertie ne peut supporter très longtemps. C’est la raison pour laquelle l’humanité « crucifie » les envoyés divins ou avatars. Pour les secondes, les forces divines qui surveillent l’évolution d’une création, qui font leur travail divin de remise dans le droit chemin, impassibles devant les destructions et souffrances que cela peut générer. (Le toucher des unes ou des autres fait souffrir l’humanité, qui ne supporte pas le contact.)

Hélène, est le symbole de cette nouvelle orientation qui apparaît à la fin d’une période évolutive. Elle apporte en même temps la destruction des formes anciennes qui ne sont plus bonnes pour l’évolution et une nouvelle vérité évolutive (J’ai été les deux, un monstre de fatalité et un prodige de beauté).

Lentement Priam le monarque répondit à l’Argienne Hélène :

« Les dieux t’ont faite ce que tu es ; tu ne pouvais être différente : 440

Tes actions furent les leurs ; tu ne pouvais les en empêcher.

Qui donc ici va condamner, ou à qui faut-il pardonner ? Mon peuple ne devrait-il pas s’en prendre à moi,

Murmurant : Priam a perdu ce que ses ancêtres avaient rassemblé ;

Maudit du ciel est ce roi, et maudits ceux qui naissent ses sujets ?

Les dieux très-hauts agissent masqués ; l’auteur de l’acte est caché par son œuvre.

Chacun de nous reçoit son châtiment, fruit d’une semence qu’il a oubliée ;

Chacun de nous maudit son voisin et se protège le cœur d’illusions :

Aussi, comme des enfants, nous nous accusons et haïssons mutuellement, et la colère nous prend.

Jouis, mon enfant, de la joie du rayonnement que te vaut ta beauté.

Moi qui loge sur cette terre comme un étranger lié par le corps, 450

Portant ma tristesse tout comme je porte la pourpre impériale,

Je loue pourtant les dieux pour mes jours qui t’ont vue alors que je touche à ma fin.

À juste titre Troie peut périr après avoir contemplé ta beauté, ô Hélène. »

Il devint silencieux, se détourna des mots.

Dans ce dialogue intérieur, la partie de la conscience qui gouverne encore les formes passées de la spiritualité  répond à la nouvelle orientation en la dédouanant de toute responsabilité, car rien ne peut s’opposer à l’action des forces supérieures de l’esprit. Même si l’aventurier a déjà réalisé en lui une certaine transparence consciente à leur action, les formes spirituelles du passé offrent toujours une très grande résistance au Nouveau qui cherche à se manifester. C’est en fait une bataille au niveau des forces de l’esprit. La résistance est d’autant plus forte que les réalisations avancées ont solidifié les croyances. Les forces de l’esprit manient plus facilement à leur guise l’humanité ordinaire. (« Les dieux t’ont faite ce que tu es ; tu ne pouvais être différente : tes actions furent les leurs ; tu ne pouvais les en empêcher.)

Cette partie de la conscience qui gère l’héritage des méthodes spirituelles – buts et pratiques – voit que depuis nombre de points de vue venant de formes particulières du yoga ou états de conscience, elle peut être considérée comme celle qui est la cause des disparitions et abandons successifs de pratiques et donc aussi de résultats. (Mon peuple ne devrait-il pas s’en prendre à moi, murmurant : Priam a perdu ce que ses ancêtres avaient rassemblé ; maudit du ciel est ce roi, et maudits ceux qui naissent ses sujets ?)

Nous ne pouvons comprendre l’action des forces de l’esprit car la Nature masque le dessein de l’Esprit : nous agissons sans avoir conscience des buts ultimes décidés par les puissances de l’Esprit (Les dieux très-hauts agissent masqués ; l’auteur de l’acte est caché par son œuvre.) D’autre part, une sagesse divine nous a plongé dans l’oubli à notre naissance, mais nous devons supporter les conséquences de nos actes des vies passées ou même de certains désirs et actes de la vie présente oubliés. (Chacun de nous reçoit son châtiment, fruit d’une semence qu’il a oubliée.)  

Pour fuir une responsabilité que nous ignorons, nous rejetons la faute sur les autres et sur les circonstances, nous protégeant ainsi de la culpabilité et de la honte, mais cela n’est qu’illusion. Rejeter la faute sur autrui nous permet de saintes colères et des haines justifiées, comme des enfants incapables de prendre la responsabilité de leur vie, d’assumer qu’ils l’ont choisie et qu’ils en sont les créateurs. (Chacun de nous maudit son voisin et se protège le cœur d’illusions : aussi, comme des enfants, nous nous accusons et haïssons mutuellement, et la colère nous prend.)

Aussi cette partie de la conscience reconnaît la suprématie de la Vérité évolutive, quelles que soient les formes par lesquelles elle se manifeste, car cette conscience sait la reconnaître derrière les apparences. (Jouis, mon enfant, de la joie du rayonnement que te vaut ta beauté.)

L’aventurier qui a réalisé la libération en l’esprit et vit dans les vastitudes de l’esprit ressent le corps et la nature inférieure non transformée comme une prison étouffante, enserrée en d’étroites limites (Moi qui loge sur cette terre comme un étranger lié par le corps).

Sa tristesse peut être liée à la disparation des formes anciennes pour lesquelles il a beaucoup œuvré. Elle peut aussi être due au fait que plus la conscience est développée, avec une maîtrise impériale sur soi-même, plus la sensibilité croît, avec une compassion douloureuse pour la souffrance de l’humanité non éveillée (Portant ma tristesse tout comme je porte la pourpre impériale).

La couleur pourpre peut être celle de forces très hautes. (Sri Aurobindo nous dit, à propos de la couleur pourpre : « Les deux [le pourpre et le cramoisi] sont des lumières vitales, mais vues d’en haut, elles représentent les forces originelles dont les forces vitales sont les dérivées ».)

Malgré cela, cette plus haute conscience de l’aventurier, dans ces ultimes heures du basculement, reconnaît enfin avec gratitude la pression évolutive vers une plus grande liberté comme la Vérité pour laquelle les anciennes vérités et les anciennes formes spirituelles doivent disparaître. (Je loue pourtant les dieux pour mes jours qui t’ont vue alors que je touche à ma fin. À juste titre Troie peut périr après avoir contemplé ta beauté, ô Hélène.)

Cette reconnaissance que l’humanité doit évoluer vers une plus grande liberté est l’ultime testament de ce qui est parvenu à la plus haute et plus vaste conscience à l’aide des anciennes formes et pratiques spirituelles. (Il devint silencieux, se détourna des mots).

Sur ce, Pâris et Hélène

Partirent, lestes et joyeux ; leur emboitant le pas, la mère,

Naguère mère de Troïlos, naguère mère d’Hector,

Se tint à la porte, sa mort dans les yeux, et, retenue par sa tendresse,

Comme un prisonnier suivant du regard un rai de soleil fugace,

Elle scruta les corridors, cherchant Pâris, longtemps après qu’il fut sorti de sa vision.

Le puissant yoga qui œuvra pour la poursuite de la quête du divin dans la séparation esprit/matière représenté par Hector, ainsi que le dernier yoga apparu pour la libération de l’esprit symbolisé par Troïlos, ont cessé.

Si la partie de la conscience œuvrant en vue d’une parfaite égalité par le renoncement, dans la séparation esprit/matière, n’a pas encore pris conscience de l’inéluctabilité du renversement (Pâris), il n’en est pas de même du but (Hécube) qui a donné naissance à tant de nouvelles et ultimes pratiques et réalisations dans la conquête de l’esprit symbolisées par les enfants de Priam et d’Hécube. Hécube représente ce qui veut réaliser la perfection divine hors de l’incarnation, dans les paradis de l’esprit et non sur cette terre. Ce but ou cet idéal sait sa fin très proche (sa mort dans les yeux). Même sachant cela, il ne peut s’empêcher de rester attaché à la plus belle conquête de ce yoga, l’égalité obtenue par un grand renoncement.

Alors, dans la chambre silencieuse, Cassandre saisie par Apollon 460

Se leva chancelante et, tordant ses bras neigeux en signe d’affliction,

Cria vers les cieux dans sa douleur ; car le dieu impétueux torturait son sein :

« Malheureuse que je suis, par la machination et le don amer d’Apollon !

Trois fois malheureuse, d’être née à Troie et dans la lignée de Teucer !

Ainsi, ô dieux, traitez-vous ceux qui vous ont servis et qui ont peiné,

Ceux qui, en votre nom, ont porté le néfaste fardeau de la grandeur.

Bienheureux celui qui manie l’hoyau ou se penche sur le sillon

Sans songer au bien de l’humanité, ni aspirer à la connaissance.

Malheur à moi pour ma sagesse, qui ne sera appréciée ni écoutée par personne

Malheur à toi, ô Roi, pour ta force d’âme qui ne pourra pas délivrer ! 470

Mieux vaut l’œil qui est scellé, plus fortuné l’esprit faible.

L’aventurier de la conscience ne peut empêcher le surgissement de visions issues de la lumière de Vérité qui le font souffrir, car le mental tourné vers la séparation, vers la logique, ne veut pas en tenir compte bien qu’elles soient purifiées de toute interférence (tordant ses bras neigeux en signe d’affliction).

Il se persuade qu’il a été le jouet de la force du surmental porteuse de la lumière de Vérité, ayant reçu un don qui ne peut être suivi d’effets, oubliant qu’il en a été l’origine par manque de consécration. (Malheureuse que je suis, par la machination et le don amer d’Apollon.) Il regrette que ce don de vision ait été obtenu par le yoga de la libération de l’esprit qui prône le renoncement, aussi bien dans l’organisation de ses pratiques que dans son but. Nous comprenons que Sri Aurobindo retient ici la tradition selon laquelle Teucer est le père de Tros, et donc l’ancêtre de la lignée, et qu’il ne doit pas être confondu avec Teucer fils de Télamon (Trois fois malheureuse, d’être née à Troie et dans la lignée de Teucer !)

Il semble que cette partie de la conscience de l’aventurier soit sujette à un certain découragement considérant l’énorme effort de la discipline spirituelle   entreprise pour réaliser la libération de l’esprit. Dans un même ordre d’idée, Sri Aurobindo a pu dire que s’il avait su d’avance la difficulté de son yoga qui allait bien au-delà de la libération de l’esprit, il n’était pas très sûr qu’il l’eut entrepris. (Ainsi, ô dieux, traitez-vous ceux qui vous ont servis et qui ont peiné, ceux qui, en votre nom, ont porté le néfaste fardeau de la grandeur.)

L’aventurier peut regretter pour un moment le labeur des hommes ordinaires qui ne cherchent ni la Connaissance ni le bien supérieur de l’humanité par la libération de son esclavage. Pour Sri Aurobindo, les trois Yogas fondamentaux – le yoga des œuvres divines, le yoga de la dévotion et le yoga de la connaissance – sont ultimement des yogas de la Connaissance. De plus, il s’est refusé dès le départ à une libération individuelle qui laisserait le reste de l’humanité inchangée. (Bienheureux celui qui manie l’hoyau ou se penche sur le sillon sans songer au bien de l’humanité, ni aspirer à la connaissance.)

L’aventurier reconnaît que la capacité intuitive exacte obtenue par cette libération individuelle en l’esprit ne peut être ni reconnue ni suivie par aucune autre partie de son être, de même que les avatars sont rarement reconnus dans le monde extérieur et souvent pourchassés. Les accomplissements représentés par le roi Priam ne peuvent conduire à la libération de la Nature et de ses lois. Les illuminations et les pouvoirs d’en haut sont incapables de transformer les parties inférieures de l’être, de libérer le vital et le corps. (Malheur à moi pour ma sagesse, qui ne sera appréciée ni écoutée par personne ! Malheur à toi, ô Roi, pour ta force d’âme qui ne pourra pas délivrer !)

Aussi se dit-il qu’il vaut mieux être exempt de visions, être dépourvu des connaissances d’en haut, c’est-à-dire avoir renoncé à être un esprit brillant, avoir renoncé aux dons de l’esprit et aux consolations spirituelles, pour suivre un chemin d’ignorance sans aucun pouvoir. (Mieux vaut l’œil qui est scellé, plus fortuné l’esprit faible).

Vainement, ô mortels, vos espoirs se débattent contre la Nécessité d’airain.

La vertu sera gisante et dans les affres, car les dieux ont besoin de son tourment ;

Le péché sera châtié, bien que ses forfaits aient été imposés par les dieux dans leur colère.

Pour finir, aucun n’aura d’importance, le couard périra, et aussi le héros.

Troie succombera dans le péché, et ses vertus ne la protègeront pas ;

Argos grandira par ses crimes jusqu’à ce que les dieux la détruisent à jamais.

Voici qu’en moi ton amour fructifie, ô Loxias, redoutable Apollon.

Malheureuse que je suis, par la flamme qui approche la demeure de mes pères !

Malheureuse que je suis, par Ajax dont la main s’empare de mes tresses ! 480

Malheur, trois fois malheur, à celui qui me violera, et celui qui me chérira !

Malheur aux nefs qui bondiront trop vite vers l’autre rive de l’Égée azurée !

Malheur à ton splendide abattoir de l’Enfer, ô argienne Mycènes !

Malheur à la mauvaise épouse et à la maison maudite d’Atrée ! »

Ainsi, en un chant du cygne, faisait-elle retentir la fatalité sur les peuples,

Par-delà le palais de Priam et par-delà la nation en armes

Qui, résolue, marchait à la guerre avec l’orgueil des siècles qu’elle avait vaincus,

Siècles qu’abattit un seul jour de la colère céleste.

À l’image des pensées, la chambre lumineuse s’assombrit peu à peu

Comme une vision de l’Hadès ; dans sa chaise d’ivoire le Roi Priam était assis, semblable à une ombre 490

Trônant parmi les spectres de rois disparus et d’empires oubliés.

Les espoirs humains sont tournés vers une conservation ou une amélioration de l’ancien. Ils sont vains en regard des impératifs évolutifs mis en mouvement par les forces de l’esprit. (Vainement, ô mortels, vos espoirs se débattent contre la Nécessité d’airain.)

Le bien comme le mal, le péché comme la vertu, les forces de fusion comme celles de separation, jouent un rôle égal dans l’évolution car « tous deux nourrissent l’enfant divin » selon le vers Védique « L’Aurore et la Nuit, deux sœurs de formes différentes mais d’un même esprit, allaitent le même Enfant divin. »[3] Il faut comprendre que l’Aurore indique des éléments en développement dans l’humanité actuelle qui préparent le règne de la Lumière de Vérité.

Mais celui qui se pense vertueux doit être mis en face de son ombre, car se penser vertueux est un très grand obstacle sur le chemin, car cela nourrit l’ego. (La vertu sera gisante et dans les affres, car les dieux ont besoin de son tourment). De même, ce qui s’écarte du mouvement juste, doit y être ramené de force, bien que ces écarts proviennent de l’ignorance fondamentale dont nous sommes issus. Ils sont nécessaires pour l’évolution de la conscience vers le juste et c’est pour cette raison que les forces de l’esprit les ont imposés. Le péché sera châtié, bien que ses forfaits aient été imposés par les dieux dans leur colère.

Ces écarts que nous appelons péchés jouent en fait un rôle indispensable à l’évolution de la conscience. Quand nous pouvons nous élever au-delà du bien et du mal et comprendre en profondeur le processus évolutif, alors les notions de bien et de mal, de même que celles de couardise et de courage, s’effacent devant cette nécessité évolutive qui les traite sur un pied d’égalité en vue du développement de la conscience. (Pour finir, aucun n’aura d’importance, le couard périra, et aussi le héros.)

Par ce don de vision, l’aventurier voit que la structure de l’ancien yoga disparaîtra du fait d’une erreur due à l’ignorance, erreur d’avoir séparé l’esprit de la matière. Toutes ses réalisations et pouvoirs gagnés dans les hauteurs de l’esprit ne pourront s’y opposer, ni sa sainteté ni sa sagesse. (Troie succombera dans le péché et ses vertus ne la protègeront pas.)

L’aventurier « voit » même au-delà de la chute de Troie, au-delà du grand renversement du yoga.

Le nom Argos signifie « lumineux, brillant ». Il s’agit d’une brillance mentale, celle du mental supérieur qui discerne. L’Argolide fait partie de l’alliance Achéenne qui s’oppose aux Troyens.

D’un point de vue historique, Argos fut définitivement éclipsée par Sparte à partir du VIe siècle av. J.-C. puis soumise par les Romains en -146 en même temps que le reste de la ligue achéenne. Les cycles du mental et la domination romaine, par le christianisme qui réinstaura la séparation esprit-matière, éteindront la lumière naissante apportée par la Grèce.

Dans la mythologie, l’Argolide fut tout d’abord associée à Persée et aux travaux d’Héraclès ordonnés par son oncle l’argien Eurysthée, c’est-à-dire à la victoire sur la peur et à la purification/libération des désirs et de l’ego. Puis cette province fut liée au destin des Atrides marqué par différents crimes, Mycènes, dont Agamemnon est le roi, étant très proche d’Argos.

Cette lumière mentale, disparaîtra à jamais lorsqu’elle sera remplacée par la lumière Apollinienne, une lumière issue du monde de vérité. (Argos grandira par ses crimes jusqu’à ce que les dieux la détruisent à jamais.)

Déjà, l’aventurier peut constater que la précision de sa voyance augmente avec le temps passé dans ce yoga de la libération de l’esprit. L’épithète « Loxias » accolé à Apollon rappelle que les oracles donnés par ce dieu, en particulier à Delphes, sont « équivoques », car transmis par la Pythie en de courtes sentences incompréhensibles. Bien que des prêtres en fassent l’interprétation, celle-ci reste toujours un peu mystérieuse et incertaine, et donc à l’origine de possibles erreurs.

Les premières « voyances » de l’aventurier qui s’aventure dans les hauts plans du mental sont toujours imprécises. Mais lorsqu’il se hisse vers le Mental de lumière, il constate que ses voyances deviennent de plus en plus exactes. (Voici qu’en moi ton amour fructifie, ô Loxias, redoutable Apollon.)

Dans les vers qui suivent, Cassandre évoque la succession des évènements à venir tels que les a rapportés le Pseudo-Apollodore. En premier lieu, ce fut le meurtre des Troyens endormis. Puis lorsqu’Ajax le Locrien vit Cassandre en train d’étreindre la statue de bois d’Athéna, il la viola. Lorsqu’ils eurent tué les Troyens mâles, les Grecs mirent le feu à la ville et se partagèrent les dépouilles. Comme part de choix, Agamemnon reçut Cassandre dont il fit sa concubine.

L’aventurier voit donc venir avec tristesse la destruction des anciennes formes de la quête spirituelle par un feu purificateur. (Malheureuse que je suis, par la flamme qui approche la demeure de mes pères !)

Puis la conscience de la personnalité extérieure, représentée par Ajax le Locrien qui fait partie du contingent des achéens, aussi appelé « le petit Ajax », soit « la conscience moindre », interprète les visions à son avantage en les forçant à dire ce qu’il veut ou espère, ce qui est illustré par le viol de Cassandre. Faisant cela, l’aventurier va contre sa perception intérieure, ce qui symboliquement provoquera la fureur d’Athéna. Lors du retour des achéens, poursuivi par la colère de la déesse, le petit Ajax finira par être englouti dans la mer par l’action de Poséidon : la conscience moindre descend dans le subconscient. (Malheureuse que je suis, par Ajax dont la main s’empare de mes tresses ! Malheur, trois fois malheur, à celui qui me violera…)

Rappelons que ce « petit Ajax », fils d’Oilée, symbole de la « petite conscience », la conscience principalement intellectuelle, ne doit pas être confondu avec le « grand Ajax », fils de Télamon, cousin d’Achille, et donc impliqué dans la purification des profondeurs du subconscient.

Cassandre sera assassiné en même temps qu’Agamemnon, symbole d’un « très puissant mental aspirant », lors de leur arrivée à Mycènes (…et celui qui me chérira !). Les visions du futur disparaîtront lorsque cessera la volonté de vouloir améliorer l’homme mental actuel et lorsque commencera le yoga dans le corps. Car, dès ce moment-là, le chemin n’est plus tracé ni perceptible à l’avance. (Cf. Sri Aurobindo, Le labeur d’un dieu.)

Le mythe se poursuit ainsi : comme la colère d’Athéna n’était pas apaisée, le petit Ajax n’ayant pas été sacrifié, Agamemnon et Ménélas se querellèrent. Ménélas était d’avis de partir immédiatement, Agamemnon de rester pour sacrifier à Athéna. Ménélas fut pris dans une tempête et perdit un très grand nombre de ses vaisseaux. Nombre de navires de la flotte d’Agamemnon sombrèrent aussi peu de temps après lors d’une une tempête réclamée à Zeus par Athéna, car le petit Ajax était à bord de l’un d’eux.

Cette partie de l’histoire explique qu’après le grand renversement du yoga, la conscience mentale ainsi que tout ce qui lui est attaché doit cesser définitivement d’intervenir dans le yoga. L’aventurier a tergiversé trop longtemps pour prendre lui-même cette décision, aussi ce sont les puissances du surmental qui l’y obligent, avec beaucoup plus de suppressions de capacités annexes. (Malheur aux nefs qui bondiront trop vite vers l’autre rive de l’Égée azurée !)

Les deux vers suivants font référence à la série de meurtres et d’incestes qui marquent la lignée de Pélops, le dernier étant celui d’Égisthe tué par Oreste pour venger le meurtre de son père Agamemnon. La « mauvaise épouse » est Clytemnestre, la femme d’Agamemnon qui fut la maîtresse d’Égisthe durant toute la guerre puis assista Égisthe dans le meurtre de son mari. (Malheur à ton splendide abattoir de l’Enfer, ô argienne Mycènes ! Malheur à la mauvaise épouse et à la maison maudite d’Atrée !) Nous ne pouvons expliquer ici les histoires liées à cette lignée maudite ; le lecteur devra se référer au site web greekmyths-interpretation.com.

Le chant du cygne est une métaphore déjà connue en Grèce ancienne qui fait référence aux cygnes supposés chanter un chant magnifique juste avant de mourir. Cette vision émanée de la lumière de vérité s’impose comme une fatalité inexorable sur la partie de la conscience qui, par ignorance, refuse l’évolution et continue à défendre les structures et pratiques élaborées depuis des siècles, ainsi que les réalisations et pouvoirs associés. Il ne faudra qu’un court moment pour y mettre fin. Ainsi, il faut souvent un temps très long de préparation pour parvenir avec le yoga à un résultat tangible, lequel est balayé en quelques instants lorsqu’il n’est plus nécessaire à l’évolution.  (Ainsi, en un chant du cygne, faisait-elle retentir la fatalité sur les peuples, par-delà le palais de Priam et par-delà la nation en armes qui, résolue, marchait à la guerre avec l’orgueil des siècles qu’elle avait vaincus, siècles qu’abattit un seul jour de la colère céleste.) 

Cette vision qui fut très claire pendant un moment pour la conscience illuminée, s’estompe, car elle est en revanche très floue pour la pensée, tout comme le sont les « ombres » du royaume d’Hadès, symboles de ce qui s’est réfugié dans notre inconscient. (À l’image des pensées, la chambre lumineuse s’assombrit peu à peu comme une vision de l’Hadès )

Ce qui représente l’accomplissement des anciens yogas jusqu’à ce jour du basculement final est alors comparé aux « ombres » du monde souterrain, comme un yoga qui a fait son temps et rejoindra dans l’inconscient tous ceux qui le précédèrent dans l’évolution humaine, avec leurs immenses réalisations, et qui ont disparu de la mémoire de l’humanité. (Dans sa chaise d’ivoire le Roi Priam était assis, semblable à une ombre trônant parmi les spectres de rois disparus et d’empires oubliés.) 

Cependant, en sa vaillance insouciante et joyeuse, le Priamide se hâtait

En direction du vaste mégaron à piliers où Déiphobos en armure

Attendait son apparition avec les chefs guerriers des Troyens.

Or, comme il longeait les salles des femmes, les chambres qui abritaient

Les filles et les épouses du Roi Priam, et les épouses de ses fils avec leurs compagnes de jeux,

Niches de joie peuplées de murmures et de rires à l’accent mélodieux,

Mises en effervescence comme des arbres pleins d’oiseaux par un matin de lumière indécise

Où dans un jardin pour rois, passe un marcheur au cœur baigné de soleil,

Polyxène, qui l’attendait sur le pas de sa porte, s’avança brusquement, 500

Lui prit la main et, le dévisageant, parla à son frère.

Même la force rayonnante de Pâris ne lui fut alors d’aucune aide ;

Déserté par la joie, il détourna son visage de ses beaux yeux douloureux.

« Ainsi elle est arrivée, l’heure que je redoutais, et tu pars, ô Pâris,

Armé de la puissance du Destin, pour frapper l’être de mon cœur dans le combat.

Car, victime de l’Hadès, il est condamné, ainsi que toi et moi.

C’est à quoi va ta préférence : que ton père et ta mère brûlent avec Troie

Dans leur palais, n’a pu t’émouvoir, ni ton pays te persuader,

Pas plus que tu ne te soucies du bonheur de ta sœur, percé de tes flèches.

Se souviendra-t-elle de tout, ma sœur Hélène, lorsqu’à Argos 510

Elle vivra des jours tranquilles avec son mari, l’illustre Ménélas,

Tenant son enfant sur ses genoux ? Nous cependant, privés de joie, nous serons gisants dans l’Hadès. »

La partie de la conscience représentée par Pâris reste convaincue de l’issue favorable du conflit intérieur et veut partager la joie de sa mauvaise interprétation de sa vision avec les mouvements de yoga partageant le même but, le maintien de l’ancien. (Cependant, en sa vaillance insouciante et joyeuse, le Priamide se hâtait en direction du vaste mégaron à piliers où Déiphobos en armure attendait son apparition avec les chefs guerriers des Troyens.)

Les femmes et les filles représentent dans la mythologie les réalisations ainsi que les buts auxquelles travaillent les pratiques de yoga, les deux ensembles œuvrant à la progression d’états de conscience. Lorsque le chercheur portant une lumière de vérité est prêt à entreprendre une nouvelle pratique, il vient à sa conscience de nombreuses applications parmi lesquelles il doit choisir (Niches de joie…Mises en effervescence… Où dans un jardin pour rois, passe un marcheur au cœur baigné de soleil).

Polyxène est la plus jeune fille de Priam et d’Hécube. Elle n’est pas mentionnée par Homère mais apparaît dans la céramique dès le milieu du 6e siècle avant J.-C. Selon les oracles, le sort de Troie était lié à celui de son frère Troïlos qui, lui, est mentionné par Homère.

Sri Aurobindo suit une version intégrant des éléments d’auteurs anciens et aussi plus tardifs. Achille tua Troïlos au début de la guerre alors qu’il était parti chercher de l’eau hors des murailles de Troie avec sa sœur Polyxène.  À cette occasion, Achille et Polyxène tombèrent amoureux l’un de l’autre. Dans l’une des versions, il est dit qu’Achille appréciait sa lucidité et sa perspicacité.

Le nom Polyxène signifie « de nombreuses choses étranges, différentes » ou « étranger sous de nombreux aspects ».

Avec la lettre Xi qui dans sa forme majuscule (Ξ) exprime une identité haut/bas, et avec la lettre minuscule (ξ) une descente de l’esprit dans la matière, on peut comprendre que cette héroïne qui est très belle, donc très vraie, représente une irruption de nouvelles capacités ou pouvoirs issus de l’esprit. Ce n’est pas un pouvoir de vision qui caractérise Cassandre, mais plutôt la manifestation de facultés étranges, inattendues, résultant de l’ascension des plans de conscience, et très nouvellement apparue, ; car c’est la plus jeune fille de Priam.

Ce serait la raison de l’attirance réciproque entre Achille et Polyxène, un premier possible rapprochement du yoga de la libération de l’esprit avec celui de la purification des profondeurs du subconscient. Une version dit qu’ils se seraient secrètement mariés.

Cette partie de la conscience qui fait partie du yoga séparant l’esprit de la matière mais qui vise des buts différents sous de nombreux aspects comprend que l’ultime possibilité de rapprochement va disparaître, symboliquement la mort d’Achille. (Même la force rayonnante de Pâris ne lui fut alors d’aucune aide ; déserté par la joie, il détourna son visage de ses beaux yeux douloureux. « Ainsi elle est arrivée, l’heure que je redoutais, et tu pars, ô Pâris, armé de la puissance du Destin, pour frapper l’être de mon cœur dans le combat.)

En fait, Polyxène comprend que Pâris et Achille vont mourir, et elle de même. Cette perspicacité comprend que ce sera bientôt la fin de la purification du vital subconscient symbolisé par Achille, de l’égalité obtenue par le renoncement représenté par Pâris et aussi sa fin propre. Avec la fin du conflit intérieur, tout cela va descendre dans l’inconscient (Car, une victime de pour l’Hadès, il est condamné, ainsi que toi et moi).

Ces facultés nouvelles ne peuvent être en accord avec ce qui veut arrêter le mouvement de purification du subconscient, quelles qu’en soient les conséquences. Mais elles acceptent à contre cœur que ce soit la fin des pratiques, réalisations et structures les plus abouties dans le yoga de la libération de l’esprit, et que vienne  la « douleur » de ce qui dans ce yoga espérait marcher de concert avec la purification. (C’est à quoi va ta préférence : que ton père et ta mère brûlent avec Troie dans leur palais, n’a pu t’émouvoir, ni ton pays te persuader, pas plus que tu ne te soucies du bonheur de ta sœur, percé de tes flèches.)

Ces nouvelles facultés se sentent très proche de cet idéal d’une plus grande liberté, Polyxène appelant Hélène sa sœur alors qu’elle n’est que sa belle-sœur. Elle se demande si l’aventurier conservera la mémoire de cette terrible lutte intérieure et de tout ce qui renvoyé dans l’inconscient lorsque la paix sera revenue en lui. (Se souviendra-t-elle de tout, ma sœur Hélène, lorsqu’à Argos elle vivra des jours tranquilles avec son mari, l’illustre Ménélas, tenant son enfant sur ses genoux ? Nous cependant, privés de joie, nous serons gisants dans l’Hadès.)

Sans doute, lors des grands tournants de l’évolution, ceux du chercheur comme ceux de l’humanité, des facultés particulières se manifestent un court moment comme une annonce des possibilités qui émergeront et se stabiliseront dans le futur. Mais en attendant ces temps lointains, elles redescendent dans l’inconscient en attendant leur heure.

Pâris répliqua : « O ma sœur Polyxène, ne fais pas porter sur moi tout le blâme :

Nous sommes piégés par les dieux ; car c’est la blanche Aphrodite, faisant de nous deux ce qu’elle veut,

Qui, impitoyable, impose ceci. Nos cœurs sont réduits à l’impuissance

Et quand elle les entraîne, ils doivent aimer par force, pour la mort ou l’allégresse :

Elle pèse ces dernières sur des plateaux inégaux, puis les distribue à l’un ou à l’autre.

Heureux qui peut descendre dans l’Hadès sans fond en tenant son bien-aimé. »

L’égalité obtenue par le renoncement à la vie, représentée par Pâris, énonce que c’est l’amour se manifestant par une force d’attraction réciproque et irrésistible qui impose le mouvement de l’évolution. L’aventurier est seulement un jouet entre ses mains.  Dans le yoga, cette attraction se produit entre une pratique et un but vers lequel tend l’aventurier. Pour Hélène et Pâris, entre un but d’une évolution vers une plus grande liberté et la pratique de l’égalité dans la séparation qui recherche l’accomplissent final de la libération de l’esprit. Pour Polyxène et Achille, entre la possibilité de nouveaux pouvoirs et facultés issus de l’esprit et l’achèvement de la libération vitale.

L’aventurier doit subir cette force quel que soit le résultat final, un accomplissement ou une fin prématurée. En effet, la plupart des pratiques n’atteignent jamais le but espéré, le parfait développement de l’état de conscience pour lequel elles travaillent. Rares sont celles qui y parviennent et, devenant une réalisation, descendent dans l’inconscient où symboliquement elles vont dans les Champs-Élysées. Les plateaux inégaux de la balance d’Aphrodite indiquent sans doute que les résultats ne sont pas proportionnels à l’effort, à la difficulté de la pratique et au temps passé, sans que le chercheur ne comprenne pourquoi.

Mais dans son angoisse la fille de Priam répondit à son frère :

« Les immortels, heureux au ciel, en usent méchamment avec mes jours ; 520

Oui, j’accuse et je maudis les dieux, qui ne tiennent pas compte de notre douleur.

Pour commencer, ils ont forcé mon cœur à aimer un ennemi,

Quelqu’un dont les terribles mains ont été souillées du sang de mes frères.

Maintenant, voilà qu’ils ont pris les deux êtres que j’aime plus que le ciel,

Le frère et le mari, et les poussent au combat pour qu’ils s’entretuent.

Mais non, mets-toi en route, car tu n’y peux rien, ni moi, ni Hélène.

Puisque, pour contenter Zeus et sa fille, je dois donner ma mort en spectacle,

Puisqu’à présent, pour leur complaire, mon cœur doit être livré comme une victime sanglante,

Qu’il en soit ainsi ! Que, m’étant parée, je resplendisse pour l’autel ! »

Ouvrant de grands yeux aveugles et absents, elle se détourna et entra dans sa chambre ; 530

Il resta un moment immobile, puis, lentement, gagna le mégaron ;

Terni était l’éclat de ses yeux, et assombrie sa radieuse beauté

L’aventurier a du mal à accepter que ces nouvelles capacités incarnées par Polyxène, à peine apparues, soient condamnées à disparaître pour obéir à la vérité évolutive représentée par les dieux.

(Les immortels, heureux au ciel, en usent méchamment avec mes jours ; oui, j’accuse et je maudis les dieux, qui ne tiennent pas compte de notre douleur.)

Il ne comprend pas qu’elles sont destinées à faire le lien entre l’ancien et le nouveau yoga, même si celui-ci détruit des pratiques auxquelles il était attaché, soit qu’elles aient atteint leur but, soit qu’elles ne soient plus nécessaires dans la nouvelle phase évolutive. Peut-être cette attraction est-elle aussi nécessaire pour annoncer des possibilités nouvelles dans le futur, (Pour commencer, ils ont forcé mon cœur à aimer un ennemi, quelqu’un dont les terribles mains ont été souillées du sang de mes frères.)

En particulier, il doit renoncer à ce à quoi il est attaché par-dessus tout, le yoga qui lui a permis d’atteindre ce que Polyxène représente – le renoncement représenté par son frère Pâris –, et la purification du vital profond représenté par son mari Achille. Le vital inférieur, toujours rebelle à la lumière, doit être purifié et transformé. En fait, ces deux yogas sont incompatibles car comment effectuer la purification du vital profond si l’on ne participe pas à la vie sous tous ses aspects, raison pour laquelle Achille sera tué en son point faible, le talon, qui met au contact de la matière. (Maintenant, voilà qu’ils ont pris les deux êtres que j’aime plus que le ciel, le frère et le mari, et les poussent au combat pour qu’ils s’entretuent.)

Dans les vers qui suivent, Sri Aurobindo semble confirmer que Polyxène représente une capacité du plan du mental intuitif qui donne une capacité de connaissance du futur, bien que cette capacité ne soit pas liée à la vision comme pour sa sœur Cassandre mais davantage à une connaissance intuitive « qui agit toujours et directement d’une identité cachée ».

Pour la mort de cette héroïne, il suit la très ancienne version d’Arctinos de Milet dont nous avons un résumé par Proclus, celle d’une immolation de Polyxène par Néoptolème, le fils d’Achille, sur le tombeau de ce dernier. Néoptolème, « les nouveaux combats », prendra la suite de la purification du vital profond pour aborder le yoga du corps.

Sa mort, liée à celle d’Achille, nous fait comprendre que lors du grand basculement du yoga, une fois la libération vitale accomplie, ces capacités ne pourront perdurer. Et ni le travail de l’égalité dans la séparation, ni ces nouvelles capacités issues de l’esprit, ni le but évolutif d’une plus grande liberté ne peuvent s’opposer à cette disparition. (Mais non, mets-toi en route, car tu n’y peux rien, ni moi, ni Hélène. Puisque, pour contenter Zeus et sa fille, je dois donner ma mort en spectacle, puisqu’à présent, pour leur complaire, mon cœur doit être livré comme une victime sanglante, qu’il en soit ainsi ! Que, m’étant parée, je resplendisse pour l’autel !)

Sans attendre le dernier moment du renversement, la possibilité de développer ces nouvelles capacités se retire à l’arrière-plan de la conscience. (Ouvrant de grands yeux aveugles et absents, elle se détourna et entra dans sa chambre )

Le pouvoir de vision représenté par Cassandre n’a pu convaincre ni déstabiliser l’aventurier, car il est temporairement rendu inefficace par un pouvoir du surmental veillant au développement du Mental de lumière (Apollon). Mais ces nouvelles capacités issues de l’Esprit, plus proches de l’identité avec la Vérité, ébranlent ses certitudes (Il resta un moment immobile, puis, lentement, gagna le mégaron ; terni était l’éclat de ses yeux, et assombrie sa radieuse beauté.)

Pendant ce temps, Penthésilée s’armait dans le palais de Priam.

Près d’elle, muets et imposants, se tenaient ses capitaines, sombres nuées guerrières

Venues du lointain Orient, Surabdas, l’implacable Surénas,

Pharatos bâti comme une montagne, Somaranès, Valaros, Tauron,

Sumalos que rien ne pouvait abattre, Arithon, Sambos et Artavoruxès.

Les princes de Troie la Phrygienne s’étaient aussi rassemblés là pour délibérer,

Et Euros, fils de Polydamas, les accompagnait, de tous les garçons troyens

Le plus tendrement aimé par la vierge glorieuse.

Rappelons que les Amazones sont mentionnées dans l’Iliade sous le terme d’Antianeirai celles qui sont « non attachées », soit l’accomplissement de la libération de l’esprit par le détachement et la maîtrise, mais dans la séparation esprit/matière. Les Amazones vivent à l’embouchure du Thermodon « le feu de l’union ».

Le nom de leur reine, Penthésilée, signifie « qui est libre de la tristesse, de l’affliction causée par le deuil », deuil qui est séparation. Cela correspond à la réalisation de l’union en l’esprit qui se manifeste par l’ivresse divine. Cela correspond à la fin de toutes les souffrances mentales et vitales, psychologiques. Mère nous dit qu’elle avait même acquis la capacité de s’abstraire de toute souffrance corporelle, mais que cette capacité lui avait été « retirée » ou « interdite » lorsqu’elle aborda le yoga du corps.

Les capitaines qui accompagnent Penthésilée symbolisent les pratiques les plus avancées du yoga de l’ascension qui accompagnent la réalisation de l’union en l’esprit. (Pendant ce temps, Penthésilée s’armait dans le palais de Priam. Près d’elle, muets et imposants silencieux et puissants, se tenaient ses capitaines, sombres nuées guerrières distants nuages de guerre venus du lointain Orient).

Les noms donnés par Sri Aurobindo dans les vers suivants ne figurent pas dans la mythologie. Nous donnons donc leur interprétation avec beaucoup de réserves.

Les deux noms Surabdas et Surénas semblent faire référence à la Phénicie Φοινίκη dont l’ancien nom est Συρ, qui donna son nom à la Syrie. Le nom Phénicie issu de φοῖνιξ pourpre, indiquerait un pouvoir vital.

Surabdas serait alors le symbole de « l’incarnation de l’unité liée au pouvoir vital » et Surénas « l’évolution selon la loi de la nature du pouvoir vital ».

Ces deux noms feraient donc références aux pouvoirs du vital développés dans les anciennes spiritualités.

Pharatos, bâti comme une montagne, représenterait sur la base de nos lettres symboles « ce qui brille en l’esprit de façon juste ».

Somaranès (σωμαρανεσ) serait « l’évolution du corps selon la juste loi de la nature », et Valaros « le mouvement juste vers la transparence ».

Tauron, construit avec le mot ταῦρος, taureau, représenterait « la puissance de réalisation du mental lumineux ».

Sumalos,  que rien ne pouvait abattre, sur la crête, représenterait la libération de l’esprit tout en haut, Arithon, « un être intérieur puissant » et Sambos, proche de Sambas, le joueur de flûte, serait le symbole de l’harmonie.

Artavoruxès pourrait représenter « un mouvement rapide vers les hauteurs de l’esprit ».

Il y a donc dans cette partie de la conscience de l’aventurier, à ce moment, une concentration de pratiques et réalisations avancées en vue de poursuivre la libération de l’esprit (Les princes de Troie la Phrygienne s’étaient aussi rassemblés là pour délibérer).

La réalisation la plus avancée est particulièrement attachée à une plus grande ouverture obtenue par la maîtrise imposée d’en haut (Et Euros, fils de Polydamas, les accompagnait, de tous les garçons troyens le plus tendrement aimé par la vierge glorieuse).

Elle s’interrompit dans ses préparatifs pour caresser ses boucles et le gronder :

« Euros, perdu pour la décence, cours-tu la ville comme un enfant errant

Dans ta hâte de te mêler aux hommes en armure, aux chars qui avancent sans heurts ?

Voudrais-tu, du faîte des toits, observer cette tache dansante qu’est une bataille ?

Tu ferais mieux de lancer la fléchette ou de te rendre à la palestre avec tes semblables ;

Tu rapprocherais ainsi le moment de participer à cette grandeur, plus qu’en t’abîmant la vue

Et te consumant à distance face aux lointains qui voilent les exploits des puissants. »

Rappelons que Penthésilée, « celle qui est libre de l’affliction causée par un deuil », soit la conscience d’immortalité, est la fille d’Otrere, symbole du juste mouvement d’ascension dans l’esprit, et d’Arès, la force qui sépare, et ici en particulier l’esprit de la matière.

Cette réalisation commence par tester avec quelque ironie ce nouveau yoga d’élargissement de la conscience résultant d’une plus grande maîtrise (Euros est fils de Polydamas). Elle met en cause son impatience et sa précipitation, doute de son pouvoir, car il vient d’être développé dans le yoga qui aspire à se fondre dans l’impersonnel. Elle ne propose même pas un retrait qui permettrait une observation par la conscience témoin, mais conseille à ce nouveau yoga de faire ses preuves.

Mais lui adressant un sourire que l’inquiétude rendait séduisante, Euros répondit :

« Je ne suis pas venu au palais de Priam, quittant la demeure de mes ancêtres,

Pour voir ces lointains reculés, mais en quête de javelot et cuirasse. 550

Ne m’as-tu pas promis depuis longtemps que dans ton char je combattrais Achille ? »

Incertain, il la regarda avec insistance, semblable dans sa beauté à un lionceau en train de jouer ;

Chez les héros qui l’entendirent des rires un moment s’élevèrent,

Émus pourtant de sympathie : car ils se rappelèrent les jours de leur enfance,

Pensèrent à Troie encore puissante, et à l’aurore teintée de rose de leur vie,

Lorsqu’ils soupiraient après le choc du combat et le poids de l’armure.

L’aventurier se demande à cet instant si ce début d’universalisation du mental, auquel il refuse le seul rôle de témoin, va être reconnu par le yoga le plus avancé dans l’ascension comme un élément nécessaire au maintien des anciennes pratiques. Il rappelle à sa mémoire que cette reconnaissance a déjà été faite, comme une aide à venir dans la lutte contre le yoga de la descente dans le subconscient (Ne m’as-tu pas promis depuis longtemps que dans ton char je combattrais Achille ?).

Euros est alors comparé dans sa beauté à un lionceau et quelques vers plus loin, Penthésilée à une lionne qui veille fièrement sur lui. Le lion, chez Sri Aurobindo, représente la force vitale et le courage. Peut-être cette comparaison et les rires des héros signifient-t-ils que l’aventurier ne s’attendait pas à ce que ce début d’universalisation du mental – de la conscience cosmique sur le plan du mental illuminé – puisse lui fournir un appui dans son conflit intérieur en faveur de ce qui veut maintenir l’ancien. (Incertain, il la regarda avec insistance, semblable dans sa beauté à un lionceau en train de jouer ; chez les héros qui l’entendirent des rires un moment s’élevèrent…)

Le guerrier spirituel se souvient alors de son impatience à obtenir des résultats lorsqu’il commençait de nouvelles pratiques alors qu’aucun doute ne l’assaillait encore sur le bien-fondé de sa voie de la libération en l’esprit qui séparait l’esprit de la matière. (Émus pourtant de sympathie : car ils se rappelèrent les jours de leur enfance, pensèrent à Troie encore puissante, et à l’aurore teintée de rose de leur vie, lorsqu’ils soupiraient après le choc du combat et le poids de l’armure.)

Se réjouissant, avec la fierté de la lionne qui surveille son petit dans le désert, —

Elle est accroupie, ses pattes devant elle, et prend plaisir à ses gambades,

Alors qu’insouciant il s’ébat sur la proie, — la vierge répondit :

« Dans ma nation, de plus jeunes que toi sont montés sur le destrier et le char de guerre. 560

Euros, arme-toi ; à l’abri de mon bouclier tu contempleras le Phthien ;

Attrapant mes traits au bord de mon char et me les passant pour leur jet pendant la bataille,

Peut-être auras-tu en main la javeline qui abattra le Phthien Achille.

Qu’en dis-tu, Halamos ? Une telle prouesse ne serait-elle pas un début parfait,

Digne du fils de Polydamas et de la maison guerrière d’Anténor ?’

Du point de vue de la réalisation très avancée représentée par Penthésilée, il doit être donné à cet élargissement toutes ses chances de s’immiscer dans le conflit intérieur, tout en le surveillant avec bienveillance puisqu’il est quelque peu ignorant des risques qu’il encourt. Cette grande maîtrise a déjà incorporé dans son yoga de nouvelles pratiques pour qu’elles fassent leurs preuves (Dans ma nation, de plus jeunes que toi sont montés sur le destrier et le char de guerre).

Elle accepte donc que cette universalisation du mental en développement la soutienne et lui apporte assistance dans le conflit intérieur. Si minime que soit sa participation dans ce qui consacrerait la fin du yoga qui descend dans les profondeurs du subconscient vital, elle serait un parfait début dans l’accomplissement de plus grandes maîtrises dans le domaine mental (Qu’en dis-tu, Halamos ? Une telle prouesse ne serait-elle pas un début parfait, digne du fils de Polydamas et de la maison guerrière d’Anténor ?)

Halamos tressaillit, et frappant d’une main sa poitrine douloureuse,

Répliqua sombrement, faisant planer la menace du Destin sur la vierge au noble cœur :

« Vierge puissante par les armes, pourquoi railles-tu ton ami, fût-ce involontairement ?

Pour mieux dire, car le monde finira par le savoir, et ma mort le révèlera,

  Nous qui sommes de la famille d’Anténor, combattons assassinés par l’imprécation d’un père. 570

Ne prends pas le garçon sur ton char, Penthésilée, de peur que les Furies

Ne visent à travers le bouclier et celle qui le manie pour mettre à exécution la malédiction de l’aïeul.

Ni ta vaillance, ni sa beauté délicate, ne les feront s’écarter ou regretter. »

Vivement la force d’âme indomptable de la vierge répliqua à Halamos :

« Les malédictions s’envolent des lèvres quand l’âme d’un homme est irritée,

Tout comme les bénédictions ont tôt fait d’affluer autour de la tête chérie.

Pourtant je n’ai jamais vu une imprécation aiguiser la pointe d’un javelot ;

Jamais le pouvoir d’une bénédiction n’a fait reculer la Mort devant celui qui est condamné.

Le Destin, les dieux, les Furies, ne sont autres que la bravoure, l’adresse et le hasard.

Donne-moi le garçon ; façonné par l’assaut reviendra un héros. » 580

« Fais comme tu l’entends, » répondit Halamos,  » le Destin le protégera ou le détruira. »

Ce qui dans l’aventurier reste un « attachement du mental supérieur à la forme de l’ancien yoga », représenté par Halamos, craint la disparition de cette émergence du mental universalisé, symbolisée par son neveu Euros. Cette partie de la conscience ne comprend pas pourquoi elle est en contredite par la plus avancée des réalisations dans la libération de l’esprit (Vierge puissante par les armes, pourquoi railles-tu ton ami, fût-ce involontairement ?).

La partie du mental supérieur spiritualisé qui est très attachée à l’ancien est certaine que la totalité de la conscience finira par comprendre que la décision de ce mental supérieur de se retirer du conflit intérieur sera la cause de la fin de cet attachement. (Pour mieux dire, car le monde finira par le savoir, et ma mort le révèlera, nous qui sommes de la famille d’Anténor, combattons assassinés par l’imprécation d’un père.) La même fin est prévisible pour ce début d’universalisation du mental s’il prend part au conflit intérieur, ce que l’aventurier tente d’éviter.

Nous avons rappelé peu plus haut la signification des Furies ou Érinyes, ces forces qui remettent le chercheur dans le droit chemin. D’ordinaire, elles interviennent à la suite de crimes familiaux, mais peuvent aussi être garante de l’accomplissement des malédictions, comme par exemple celle d’Œdipe envers ses fils, ou celles de la lignée des Atrides. (Ne prends pas le garçon sur ton char, Penthésilée, de peur que les Furies

Ne visent à travers le bouclier et celle qui le manie pour mettre à exécution la malédiction de l’aïeul.)

Ces forces nées du sang d’Ouranos sont supérieures aux dieux et exécutent implacablement les ordres divins. Elles ne peuvent en aucun cas être déviées de leur but, et sont insensibles à la disparition des réalisations, fussent-elles puissantes et participant de la vérité évolutive (Ni ta vaillance, ni sa beauté délicate, ne les feront s’écarter ou regretter).

Dans l’aventurier, la réalisation de « la libération de la souffrance » par la maîtrise, sur le plan du mental intuitif dont l’un des aspects est le discernement intuitif, ne peut accepter l’inéluctabilité des conséquences des formations mentales et vitales faites dans les plans inférieurs, qu’elles soient positives ou négatives – les malédictions ou les bénédictions proférées par des mortels. Par « formations », il faut entendre la concentration d’énergies mentales et/ou vitales dirigées sur un point particulier.

Autrement dit, l’aventurier pense qu’il est capable de se protéger des influences de ces formations, qu’elles proviennent de l’extérieur ou aient été générées par lui. (Les malédictions s’envolent des lèvres quand l’âme d’un homme est irritée, tout comme les bénédictions ont tôt fait d’affluer autour de la tête chérie.)

Pour cette partie de la conscience, ces formations ne sont en rien inéluctables pour le guerrier spirituel (Pourtant je n’ai jamais vu une imprécation aiguiser la pointe d’un javelot ; jamais le pouvoir d’une bénédiction n’a fait reculer la Mort devant celui qui est condamné.)

La vaillance, l’habileté dans les œuvres, et un déroulement des évènements dont nous ne percevons pas les causes et que nous appelons hasard, sont ce que l’ignorant appelle forces du destin, de l’esprit et du karma compris comme les conséquences des mauvaises actions. Cette partie de la conscience affirme que nous sommes les maîtres de notre destinée, les créateurs de notre vie à chaque instant selon la conception du Vedanta. (Le Destin, les dieux, les Furies, ne sont autres que la bravoure, l’adresse et le hasard.)

Comme dernier argument, elle affirme que l’implication dans la vie et les combats du yoga transforment les balbutiements en maîtrise (Donne-moi le garçon ; façonné par l’assaut reviendra un héros).

Dans son dialogue intérieur, l’aventurier cède sur ce point et accepte l’implication de l’universalisation du mental qui émerge juste dans le combat intérieur, acceptant toutes les conséquences (Fais comme tu l’entends, » répondit Halamos,  » le Destin le protégera ou le détruira).

Alors, de sa voix semblable à la sonnerie des trompettes célestes éveillant les héros

Et où soufflent les lèvres des Valkyries aux cheveux d’or, Penthésilée

Cria à l’adolescent ravi, exultant et dont les yeux riaient :

« Va, trouve le javelot, ceins l’épée, revêts la cuirasse, enfant des Grands.

Quand tu te tiendras en armes sur la plaine du Xanthe, champ de bataille de tes ancêtres,

Veille en ce jour à te battre comme le compagnon d’armes de Penthésilée.

Sans t’émouvoir, héros en herbe, regarde Achille droit dans les yeux. »

Leste comme un chien de chasse qu’on lâche, il courut vers la Salle de l’Armure

Où se trouvaient les boucliers des Grands, et les armes du manoir de Teucer ; 590

Là, il arracha des mains des esclaves domestiques les jambières, la cuirasse et le casque

Qu’avait portés Troïlos, l’adolescent merveilleux qui, avant que sa valeur ne fût mûre,

Vainquit les Grecs, poussa son char jusqu’aux navires et combattit Achille.

Il en vêtit son jeune corps et, exultant, revint en courant,

Porteur de javelines et d’une épée, et tout heureux du cliquetis de son armure.

Dans ce passage, nous avons ajouté le deuxième vers qui figure dans la version publiée par l’Ashram mais ne figurait pas dans la version de Raymond Thépot. Il y a donc jusqu’à la fin un décalage d’un vers dans la numérotation par rapport à la traduction française de ce dernier.

Les Valkyries sont des divinités mineures de la mythologie nordique, ayant la forme de jeunes femmes aux cheveux blonds dotées d’ailes. Elles avaient pouvoir de vie et de mort sur les guerriers lors des batailles. Leur mission était de choisir les plus valeureux d’entre eux afin de les conduire au Valhalla dans le palais d’Odin afin qu’ils soient plus tard les héros qui combattront aux côtés du dieu lors du Ragnarök, la fin du monde prophétique. Elles devaient sans doute éveiller les héros au son de leurs trompettes pour ce combat ultime. On dit qu’elles pouvaient voir l’avenir et le destin des hommes.

Elles sont, sous certains aspects seulement, semblables aux femmes guerrières des sagas nordiques, les Skjaldmös, qui ont été rapprochées des Amazones.

Cette différence de version tient sans doute au fait que les Amazones ressemblent plus aux Skjaldmös qu’aux Valkyries et que Sri Aurobindo a hésité pour introduire cette comparaison. L’idée est celle d’un éveil du mental universalisé (le jeune Euros) afin qu’il participe au combat ultime, semblable à celui du Ragnarök (Alors, de sa voix semblable à la sonnerie des trompettes célestes éveillant les héros et où soufflent les lèvres des Valkyries aux cheveux d’or). Les cheveux d’or des Valkyries indiquent une connexion totalement purifiée aux plus hauts plans de l’Esprit.

La plus haute réalisation en l’esprit – Penthésilée – intime l’ordre à cet éveil du mental universalisé de se munir de pratiques pour le combat spirituel, combat très intime ou contre des éléments plus éloignés, ainsi que de celles qui peuvent le protéger des attaques (Va, trouve le javelot, ceins l’épée, revêts la cuirasse, enfant des Grands).

Le Xanthe ou Scamandre est le courant de conscience énergie de la conscience humaine soumise à l’alternance des forces dans le mental qui soutient le mouvement de progression de l’être intérieur dans son aspiration à s’unir toujours davantage au divin. (Quand tu te tiendras en armes sur la plaine du Xanthe, champ de bataille de tes ancêtres, veille en ce jour à te battre comme le compagnon d’armes de Penthésilée.) Le yoga qui travaille à l’élargissement de la conscience dans les hauteurs de l’esprit vaut celui qui cherche la purification du subconscient (Sans t’émouvoir, héros en herbe, regarde Achille droit dans les yeux).

Il y a une certaine impatience et peut-être une trop grande précipitation de ce vaste mental à s’engager dans le conflit intérieur (Leste comme un chien de chasse qu’on lâche, il courut vers la Salle de l’Armure où se trouvaient les boucliers des Grands, et les armes du manoir de Teucer ; là, il arracha des mains des esclaves domestiques les jambières, la cuirasse et le casque…).  

Cet équipement avait été celui de Troïlos, un très bel adolescent comme Euros, l’un des plus jeunes fils de Priam, symbole d’un début de nouvelle pratique en vue d’une libération de l’esprit encore plus grande selon les lettres symboliques de son nom (ΤΡ+Λ). Lié au destin de Troie, il fut tué en priorité par Achille, le yoga qui réalise le basculement vers la purification des profondeurs. (…qu’avait portés Troïlos, l’adolescent merveilleux qui, avant que sa valeur ne fût mûre, vainquit les Grecs, poussa son char jusqu’aux navires et combattit Achille.)

Entretemps Déiphobos, l’homme en tête de la mêlée, sur la demande d’Énée,

Ouvrit les portes de leur débat guerrier à la vaillance de la vierge :

« J’espère bien que notre courage, usant tous nos adversaires,

Hissera le triomphe à son antique siège sur les tours de Pergame ;

Les nuées de Zeus viennent et passent ; son éternelle clarté solaire leur survit. 600

Mais nous sommes peu à combattre, et des nations en armure nous assiègent.

Déferlant aujourd’hui sur Troie, un ennemi innombrable, bien commandé,

Repoussé à grand peine au cours de chocs successifs, revient grossi

D’une foule de Myrmidons ; ils combattent avec un espoir qui, après avoir été ruiné,

Est restauré par les cieux secourables, et cette fois sous les ordres d’un homme

qui est un vainqueur et un massacreur,

Un des fils des dieux, un que les dieux ont armé pour la lutte.

Nous, sans autre aide que l’inflexible Arès et le mystique Apollon,

Tels de simples mortels luttant avec le courage obstiné des mortels,

Hais et méprisés, seuls dans le monde, rejetés par les nations,

Nous combattons en ayant contre nous les dieux, l’humanité, Achille et le grand nombre, 610

Pour préserver notre pays de la mort en cette heure amère de ses destinées. 

Déiphobos est celui « qui a détruit par le feu (purificateur) la peur qui cause la fuite » et ce qui est sans peur est donc en première ligne du combat (Entretemps Déiphobos, l’homme en tête de la mêlée…).

Sous la pression de la conscience évolutive en quête d’une croissance de l’amour, ce qui est sans peur dans ce mouvement de libération de l’esprit invite dans le débat intérieur la plus avancée des réalisations au sujet de la stratégie à suivre. (sur la demande d’Énée, ouvrit les portes de leur débat guerrier à la vaillance de la vierge)

Ce qui est sans peur ouvre le dialogue en disant son espoir que la longue résistance des formes de l’ancien yoga qui visent l’union avec le divin en l’esprit lassera ses adversaires. Pergame, la citadelle de Troie, sa plus haute structure, signifie « très marié », c’est-à-dire « très uni avec le divin en l’esprit ». (J’espère bien que notre courage, usant tous nos adversaires, hissera le triomphe à son antique siège sur les tours de Pergame )

L’aventurier sur le chemin doit endurer de nombreuses « nuits » ou périodes d’obscurité (doutes, angoisses, etc.) mais aucune ne peut mettre fin à la lumière venue du surmental qui revient toujours (Les nuées de Zeus viennent et passent ; son éternelle clarté solaire leur survit).

Toutefois, l’aventurier est conscient du déséquilibre des forces en présence. Les formes et pratiques qui veulent renverser l’ancien yoga sont nombreuses, bien organisées et protégées, renforcées maintenant par les pratiques qui visent à purifier le subconscient (Mais nous sommes peu à combattre, et des nations en armure nous assiègent. Déferlant aujourd’hui sur Troie, un ennemi innombrable, bien commandé, repoussé à grand peine au cours de chocs successifs, revient grossi d’une foule de Myrmidons.)

Ces pratiques et qualités associées à un yoga des profondeurs ont pour un temps été mises de côté, symboliquement durant la grève d’Achille. Un différend avait éclaté entre ce héros et Agamemnon car ce dernier lui avait ravi sa prise de guerre, Briséis. Achille s’était donc retiré du combat avec ses Myrmidons. Cette histoire illustre la toute-puissance du mental qui s’affirme pendant presque toute la durée du conflit intérieur. Jusqu’à ce qu’Agamemnon, très proche de la défaite, fasse profil bas devant Achille et lui rende Briséis (ils combattent avec un espoir qui, après avoir été ruiné, est restauré par les cieux secourables…).

Achille avait donné son armure à Patrocle. Lorsque celui-ci fut tué par Hector, il fut dépouillé de son armure. Thétis, la déesse des profondeurs marines, mère d’Achille, avait donc demandé au dieu Héphaïstos de lui fabriquer une nouvelle armure qui comprenait le fameux bouclier décrit dans l’Iliade.

Le nouveau yoga des profondeurs qui accomplit la libération du vital est un yoga qui a été doté de puissantes protections par les forces du surmental et qui fait pâlir les anciens yogas. (…et cette fois sous les ordres d’un homme qui est un vainqueur et un massacreur, un des fils des dieux, un que les dieux ont armé pour la lutte.)

L’ancien yoga prend acte que seules le soutiennent certaines forces du surmental : celle qui maintient le juste mouvement jusqu’à sa fin prévue avant de le détruire et celle du Mental de lumière se manifestant à travers le surmental et qui supporte les structures qu’elle a créés (Nous, sans autre aide que l’inflexible Arès et le mystique Apollon). Rappelons qu’Apollon avait contribué à la construction des remparts de Troie.

À ce moment du renversement, l’aventurier est conscient de s’accrocher à l’ancien yoga avec l’entêtement des hommes ordinaires qui n’ont pas acquis la souplesse de l’adaptation au mouvement du devenir qui est une caractéristique des plans de conscience supérieurs (Tels de simples mortels luttant avec le courage obstiné des mortels). Il est conscient que cet ancien yoga qui sépare l’esprit de la matière est désormais rejeté, à la fois par les anciennes organisations spirituelles, les forces de l’esprit, le yoga des profondeurs et les nombreuses pratiques spirituelles, et se bat pour sa survie. (Haïs et méprisés, seuls dans le monde, rejetés par les nations, nous combattons en ayant contre nous les dieux, l’humanité, Achille et le grand nombre, pour préserver notre pays de la mort en cette heure amère de ses destinées.)

C’est pourquoi le conflit entre prudence et hardiesse a divisé nos opinions

Sur la bataille contre les Argiens, soit qu’on la livre loin de la ville, sur la plaine maritime,

Soit en deçà du Xanthe, le fleuve impétueux ami de Troie.

Cette dernière solution a l’approbation de mon frère, et elle est conseillée par le fils d’Anténor,

Prudents maîtres de guerre qui préparent, par la défense, leur agression.

Quant à moi, je trouve une sagesse plus prévoyante à la témérité ;

Je n’opte pas pour une lente destruction derrière de vaines défenses,

Mais de même que Zeus, avec sa foudre pour javelot et sur le char de la tempête,

Disperse et chasse à travers les cieux la lourde masse des nuages, 620

De même je veux pourchasser les Grecs à travers les plaines jusqu’à leur antre au bord de l’Océan,

Et d’emblée sauter, pendant la bataille, à la gorge de mon adversaire.

Frapper l’ennemi sans attendre n’est que prudence pour les armées inférieures en nombre. »

Alors Penthésilée au front jamais courbé répondit au Dardanide :

« Je combattrai mon ennemi là où je le trouverai, que ce soit au bord du Xanthe,

Ou bien devant le fossé des navires, dont les bastingages leur servent d’abri,

Ou encor si, par le Scamandre, ils se risquent à marcher plus en profondeur sur Troie. »

D’un air sévère, le Troyen l’approuva : « Ainsi doivent-ils combattre, ceux qui veulent triompher,

Se portant à l’ennemi avant que de lui-même il ne cherche l’affrontement. » 

L’aventurier se demande alors quelle est la meilleure stratégie pour sauver l’ancien yoga, constatant en lui des impulsions opposées, certaines issues du mental encourageant l’attente et d’autres issues de l’énergie vitale stimulant l’attaque (C’est pourquoi le conflit entre prudence et hardiesse a divisé nos opinions).

La bataille ultime intérieure doit se concentrer sur l’une ou l’autre des possibilités suivantes : soit être livrée sur le terrain ordinaire de l’évolution du chercheur dans la dualité, sans considération des structures et des formes qui ont fait la force de l’ancien yoga (Sur la bataille contre les Argiens, soit qu’on la livre loin de la ville, sur la plaine maritime) ; soit sur le terrain de l’ancien yoga et de ses plus hautes réalisations dans le domaine de la descente des influences supramentales (Soit en deçà du Xanthe, le fleuve impétueux ami de Troie).

Rappelons que le Xanthe est le courant de conscience énergie où les opposés se fondent, les sources glacées et chaudes du fleuve s’y mélangent. Il conduit au-delà de l’espace et du temps, comme expliqué dans le premier Tome : « La tête la première, ne pouvant pas souffrir l’Espace et ses limites, le Temps et sa lenteur ». Du point de vue du surmental, celui des dieux, c’est un mouvement venu du supramental (jaune doré), mais du point de vue de l’intellect humain, c’est un mouvement résultant de l’alternance du mental appelant au franchissement des limites vers l’infini et l’éternel, et donc une aspiration à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie unique, ultime but du yoga exclusif de la connaissance.

Livrer le combat sur ce terrain est le choix aussi bien de « l’égalité obtenue par le renoncement » (Pâris) que celui de « l’attachement du mental supérieur spiritualisé aux formes de l’ancien yoga » (Halamos). (Cette dernière solution a l’approbation de mon frère, et elle est conseillée par le fils d’Anténor.)

C’est en défendant les plus hautes réalisations acquises que l’ancien yoga pourra se maintenir et non en redescendant à des niveaux inférieurs (Prudents maîtres de guerre qui préparent, par la défense, leur agression).

Mais ce qui dans le chercheur est représenté par Déiphobos, « celui qui a détruit par le feu (purificateur) la peur qui cause la fuite », pousse à l’action. Cette partie de la conscience ne peut accepter une passivité dont elle est persuadée qu’elle mène à la défaite, les défenses sur le terrain de l’esprit étant illusoires. (Quant à moi, je trouve une sagesse plus prévoyante à la témérité ; Je n’opte pas pour une lente destruction derrière de vaines défenses.)

Cette partie se compare à la plus haute force du surmental, Zeus, qui par des éclairs de sa puissance et de la lumière (de Vérité) purifie le mental de tout ce qui l’obscurcit. Ces éclairs agissent sur la totalité car la foudre et le tonnerre ont été donnés à Zeus par les Cyclopes. Cette partie de la conscience identifie les forces qui aspirent à autre chose et se tournent vers la purification du subconscient comme des perturbateurs de la libération de l’esprit. (Mais de même que Zeus, avec sa foudre pour javelot et sur le char de la tempête, disperse et chasse à travers les cieux la lourde masse des nuages…)

Convaincue de sa puissance et de sa supériorité, elle préfère positionner le conflit intérieur sur un terrain neutre sans prendre appui sur des réalisations spirituelles établies, et ôter aux parties qui veulent le changement toute possibilité de s’exprimer, la gorge étant le centre de l’expression mentale. (De même je veux pourchasser les Grecs à travers les plaines jusqu’à leur antre au bord de l’Océan et d’emblée sauter, pendant la bataille, à la gorge de mon adversaire.)

Puis suit un rapprochement avec une sentence de la sagesse populaire « La meilleure défense, c’est l’attaque », qui est cependant en contradiction avec une maxime de Sun Tzu figurant dans « L’art de la guerre » : « L’invincibilité se trouve dans la défense, la possibilité de victoire dans l’attaque ». (Frapper l’ennemi sans attendre n’est que prudence pour les armées inférieures en nombre.)

La plus haute conquête dans le yoga de l’esprit ne tranche pas entre les deux possibilités, assurant que le conflit se déroulera là où se positionnera l’autre partie de la conscience. Soit sur le terrain du courant de conscience énergie qui emmène vers la libération totale de l’esprit, soit sur celui des protections établies par le yoga qui veut le changement, soit sur le terrain de l’alternance dans le jeu des forces cosmiques  (Alors Penthésilée au front jamais courbé répondit au Dardanide : je combattrai mon ennemi là où je le trouverai, que ce soit au bord du Xanthe, ou bien devant le fossé des navires, dont les bastingages leur servent d’abri, ou encor si, par le Scamandre, ils se risquent à marcher plus en profondeur sur Troie.)

Ce qui est sans peur approuve la stratégie de l’attaque comme offrant la meilleure chance de victoire. Imposer à toute la conscience la supériorité des réalisations passées est le seul moyen de l’emporter et de conserver les anciennes formes (D’un air sévère, le Troyen l’approuva : « Ainsi doivent-ils combattre, ceux qui veulent triompher, se portant à l’ennemi avant que de lui-même il ne cherche l’affrontement.)

Mais Pâris, le radieux Priamide, dit avec son rire insouciant : 630

« La joie de la bataille, la joie de la tempête et la joie du pari

Sont mariées dans ton sang, ô vierge, fille d’Arès.

Voudrais-tu nous voir combattre comme les impérissables, nous qui sommes humains ?

Allons, que les dieux fassent de nous ce qu’ils désirent, qu’Arès et sa fille dirigent !

Toujours le sang en sait plus long, et connaît ce qui est caché au penseur.

Jeter comme enjeu, sur les ailes d’un moment, sa vie, ses richesses et sa renommée :  

Les dieux n’ont jamais accordé aux mortels une joie plus véhémente ! »

Penthésilée, la vierge puissante par les armes, répondit avec vigueur :

« Pâris et Halamos, traits du dieu de la guerre, ne craignez rien pour Troie.

Je ne le dis pas pour me vanter, dieux à la pensée inflexible qui nous observez 640

Mais dans la vision de ma force, et de l’âme qui siège en moi :

Moi vivante et guerroyante, les combattants myrmidons, forçant les courants,

Ne laveront pas dans le Scamandre, comme ils avaient, fanfaronnant, accoutumé de le faire,

Les roues de leurs chars victorieux, rouges du sang des vaincus.

Quand, abattue par quelque dieu guerrier, je serai étendue dans les champs de Troade,

Vous pourrez alors, si vous le voulez, reprendre le combat derrière le rapide Xanthe aux hautes rives. »

Une partie de la conscience, celle de l’égalité qui ne se soucie pas des résultats et peut regarder la victoire comme l’échec d’un œil égal, avec détachement et le rire de l’âme, n’est pas dupe. Elle discerne une impureté due à des mélanges dans la réalisation qui a été obtenue dans la séparation esprit/matière par le renoncement à la vie (Penthésilée est fille du dieu Arès). Cette impureté résulte du mélange de l’essence de cette réalisation avec le plaisir que procure le conflit mental, avec l’excitation vitale des tempêtes émotionnelles issues du subconscient, ainsi qu’avec la joie que procure le pari sur un avenir incertain. (Mais Pâris, le radieux Priamide, dit avec son rire insouciant : la joie de la bataille, la joie de la tempête et la joie du pari sont mariées dans ton sang, ô vierge, fille d’Arès.)

Cette partie sait qu’elle ne peut encore faire jeu égal avec les forces du surmental et se soumet à leurs décisions. En particulier, elle accepte que la force du surmental qui maintient, dans la séparation esprit/matière, le mouvement évolutif jusqu’à sa fin prévue, associée à la plus haute réalisation qu’elle a permis, décident de la stratégie. (Voudrais-tu nous voir combattre comme les impérissables, nous qui sommes humains ? Allons, que les dieux fassent de nous ce qu’ils désirent, qu’Arès et sa fille dirigent !)

Elle voit que toujours les ressorts profonds de l’action sont cachés à la pensée et que l’instinct vital est plus sûr que la pensée.

Elle fait alors une comparaison avec ce qui se passe dans la vie, quand une intense ivresse surpassant tout autre plaisir est causée par une montée foudroyante de dopamine et d’adrénaline lorsque l’homme joue sa vie, ses richesses et sa réputation en l’espace d’un instant. De même, sans pouvoir s’y opposer, elle voit que dans la très grande incertitude intérieure sur le chemin à suivre, la plus haute réalisation est prête à se sacrifier sur un coup de dés. (Toujours le sang en sait plus long, et connaît ce qui est caché au penseur. Jeter comme enjeu, sur les ailes d’un moment, sa vie, ses richesses et sa renommée :  les dieux n’ont jamais accordé aux mortels une joie plus véhémente !)

C’est donc cette réalisation la plus avancée qui prend la décision de l’action. Elle affirme que ce n’est pas une décision de l’ego mais de l’âme : elle dit être parvenue à une grande humilité tout en étant conscience de la force et de la puissance de volonté obtenue dans la montée des plans de conscience jusqu’au mental intuitif, ainsi que de l’union consciente avec son être psychique. (Pâris et Halamos, traits du dieu de la guerre, ne craignez rien pour Troie. Je ne le dis pas pour me vanter, dieux à la pensée inflexible qui nous observez, mais dans la vision de ma force, et de l’âme qui siège en moi)

Cette plus haute réalisation de la libération de l’esprit qui a permis la libération de l’affliction due à la séparation, affirme que tant qu’elle se maintiendra, les yogas qui veulent purifier les profondeurs du subconscient dans tous les détails, en forçant les courants de l’évolution, ne pourront s’opposer au yoga de l’esprit comme ils l’ont fait dans le passé. (Moi vivante et guerroyante, les combattants myrmidons, forçant les courants, ne laveront pas dans le Scamandre, comme ils avaient, fanfaronnant, accoutumé de le faire, les roues de leurs chars victorieux, rouges du sang des vaincus.)

Lorsque cette réalisation ne pourra plus être efficace face aux yogas qui descendent dans les profondeurs du subconscient, c’est à dire lorsque la libération de la souffrance ne sera plus un argument suffisant, alors l’aventurier pourra reprendre le combat sur le terrain du renoncement et d’un élargissement de l’esprit au-delà du temps et de l’espace. (Quand, abattue par quelque dieu guerrier, je serai étendue dans les champs de Troade, vous pourrez alors, si vous le voulez, reprendre le combat derrière le rapide Xanthe aux hautes rives.)  

Halamos lui répondit : « Jamais, de mon plein gré, je ne livrerais bataille de cette manière,

Lançant Troie comme une mise dans la partie de dés indécise d’Arès.

Mais qu’il en soit ainsi, puisque vous le voulez ; pourtant, écoutez mon avis.

Massés dans le combat, dirigeons la pluie de nos javelots contre une seule puissance, 650

La tête du grand Péléide, qui donne encore la victoire aux Argiens.                   

Les Grecs seront aisés à détruire, une fois qu’Achille abattu sera gisant sur le sol de Troade,

Mais si lé Péléide vit, c’est le feu qui tôt ou tard en finira avec Troie.

Joignez donc la vitesse d’Oreste à la force opiniâtre d’Énée,

Les flèches fatales de Pâris aux projectiles de Penthésilée.

Les autres, pendant ce temps, puissant écran de nos plus braves, de nos plus forts,

Contiendront par les armes Pylos et l’Argolide, la Crète et les Locriens.

Toi, Déiphobos, affronte l’intraitable Diomède à la vêture de bronze ;

Moi, avec la lance de Polydamas, je me risquerai à tenir en échec et décourager Ajax,

Bien que ses pieds soient impatients de la poursuite et avides de vitesse ; 660

Formant un noyau en retrait, qu’un capitaine fort et expérimenté                     

Garde les gués du Xanthe avec nos plus jeunes conscrits,

Renforce le front fléchissant, et se manifeste comme force fraîche aux soldats fatigués.

Dès lors, si les dieux acharnés l’emportent, nous ne périrons pas chassés par les plaines comme du bétail,

Mais résolument, sans hâte, nous nous replierons sur Troie. »

Dans ce dialogue intérieur, la partie du mental supérieur spiritualisé, qui a développé davantage de réceptivité en vue de la libération de l’esprit, ne peut bien sûr être d’accord avec une action qui ne repose pas sur la raison. Mais elle n’a plus grand poids dans les décisions intérieures. (Halamos lui répondit : « Jamais, de mon plein gré, je ne livrerais bataille de cette manière, lançant Troie comme une mise dans la partie de dés indécise d’Arès. Mais qu’il en soit ainsi, puisque vous le voulez.)

Cependant, en ce qui concerne la planification et l’organisation, elle a gardé toute son importance car tel est le rôle dévolu à la raison. Elle ne doit pas être utilisée pour faire des projets mais comme un outil pour exécuter ce qui a été perçu par l’intuition (pourtant, écoutez mon avis).

Elle propose que l’aventurier concentre toutes ses forces contre le yoga de purification des profondeurs du subconscient, car si ce mouvement est arrêté, il sera alors facile de remettre à leur place les autres yogas qui ont permis des réalisations beaucoup moins avancées que celles obtenues par l’ascension en l’esprit.  (Massés dans le combat, dirigeons la pluie de nos javelots contre une seule puissance, la tête du grand Péléide, qui donne encore la victoire aux Argiens. Les Grecs seront aisés à détruire, une fois qu’Achille abattu sera gisant sur le sol de Troade.)

En effet, ce mental supérieur spiritualisé sait que le yoga des hauteurs n’a aucune chance de tenir face au yoga de la purification des profondeurs vitales subconscientes soutenu par le feu intérieur. (Mais si lé Péléide vit, c’est le feu qui tôt ou tard en finira avec Troie.)

Ce mental supérieur développe sa stratégie, tout d’abord en mentionnant la nécessité d’une union de quatre forces représentées par quatre héros.

En premier, Sri Aurobindo mentionne un héros du camp opposé achéen, Oreste, ce qui peut sembler a priori assez étonnant.

Oreste est le plus jeune fils d’Agamemnon et Clytemnestre, et donc le dernier développement de l’aspiration. Une caractéristique majeure du chercheur doit être la vitesse avec laquelle il parcourt le chemin, sans jamais s’arrêter plus longtemps que nécessaire dès qu’il a sentiment qu’un mouvement, quel qu’il soit, touche à sa fin, que ce soit une relation, un engagement particulier, une recherche, ou tout autre évènement de sa vie et de sa quête. Étant le plus récent développement de l’aspiration, Oreste incarne cette rapidité d’évolution. Son nom, d’autre part, indique avec les lettres structurantes (Ρ+ΣΤ) un juste mouvement du plus haut de l’aspiration, de la rectitude.

En nommant un héros du camp achéen, ce mental veut dynamiser la vitesse de progression du yoga des hauteurs, vitesse qui caractérise ce héros et semble faire défaut dans le camp troyen, soumis à un certain immobilisme du fait des réalisations passées figées par le temps.

Énée est le fils d’Anchise et d’Aphrodite et appartient à la lignée troyenne. Il représente le mouvement puissant et obstiné de l’évolution vers l’Amour.

Les deux derniers héros mentionnés sont les plus à même de causer d’importantes pertes dans le camp adverse : les actions de l’égalité auxquelles rien ne peut résister (Pâris), et la puissance encore plus vaste et absolue des actions issues de la non-dualité en l’esprit, la conscience d’immortalité. (le terme anglais pour les projectiles de Penthésilée est « missiles »).  (Joignez donc la vitesse d’Oreste à la force opiniâtre d’Énée, les flèches fatales de Pâris aux projectiles de Penthésilée.)

Ces quatre héros seront protégés par un écran formé par les autres troyens chargés de contenir les attaques des troupes du camp achéen, qui représentent des yogas moins évolués ou des qualités moins développées.

Il s’agit tout d’abord des troupes  celles venus de Pylos, tout ce qui a franchi la porte symbolique d’entrée sur le chemin, dont le roi est Nestor, symbole de l’évolution de la rectitude ou de l’évolution de la conscience vers les hauteurs.

Celles venues d’Argolide, dont le nom signifie rapide et brillant-pur, symbole des chercheurs qui avancent rapidement sur le chemin de la purification.

Celles venues de Crète, représentant l’ouverture et l’élargissement juste du mental.

Et enfin, celles de Locride, province du « petit Ajax », du mental intellectuel et du mental supérieur bien développés. (Les autres, pendant ce temps, puissant écran de nos plus braves, de nos plus forts, contiendront par les armes Pylos et l’Argolide, la Crète et les Locriens.)

En particulier, c’est « ce qui est sans crainte », Déiphobos, qui devra affronter « ce qui se soucie du divin », Diomède, roi d’Argos, symbole de ce qui dans le chercheur est le plus avancé sur le chemin de la purification et le mieux protégé. (Toi, Déiphobos, affronte l’intraitable Diomède à la vêture de bronze)

Halamos, « le mental supérieur spiritualisé attaché à la forme de l’ancien yoga », appliquera à ce mental le contrôle d’une grande maîtrise pour décourager l’intellect, bien que celui-ci ne cède jamais et soit affamé de progrès rapides et utilitaires. (Moi, avec la lance de Polydamas, je me risquerai à tenir en échec et décourager Ajax, bien que ses pieds soient impatients de la poursuite et avides de vitesse.)

Enfin, dans cette organisation des forces qui veulent poursuivre la conquête de l’esprit dans la séparation esprit-matière et dans les anciennes formes, les yogas nouveaux qui aident au cheminement vers la non-dualité, dirigés par un yoga dont l’efficacité est acquise dans ce domaine, constitueront une force de protection et de soutien en cas d’usure des autres forces combattantes.  (Formant un noyau en retrait, qu’un capitaine fort et expérimenté garde les gués du Xanthe avec nos plus jeunes conscrits, renforce le front fléchissant, et se manifeste comme force fraîche aux soldats fatigués.)

Avec une telle organisation, l’aventurier est convaincu que même si les forces de l’esprit ne soutiennent pas cet ancien yoga, il restera une possibilité de victoire par un repli dans la dignité. (Dès lors, si les dieux acharnés l’emportent, nous ne périrons pas chassés par les plaines comme du bétail, mais résolument, sans hâte, nous nous replierons sur Troie.)

Le Priamide répondit : « Sage est ton avis, rameau d’Anténor.

Les Achéens du sud ne sont que menue paille, seule la hardiesse hellène,

Seule la ruée sauvage des Locriens sauvent leurs légions.

Disposons-nous ainsi sur ce champ de bataille : toi, Halamos, couvre le Xanthe,

Nous secourant au besoin, là où l’ennemi serrera de près les combattants iliaques. 670

Pâris, mon frère, toi et la masse de nos troupes, vous aiderez les Éoens.
Moi-même et le seul javelot d’Énée suffirons pour les Argiens. »

« Je combattrais plus volontiers, » s’écria Halamos, « en première ligne contre les Locriens !

Mais là aussi, qu’il en soit comme vous voulez ; car c’est la même gloire et le même service,

Que l’on combatte sur le front, ou qu’on veille à l’arrière sur le destin de son pays. »

C’est ainsi qu’en pensée ils agencèrent la bataille.

Parmi les Achéens du Sud, « ceux qui se concentrent », figurent Ajax le Grand « la haute conscience » et Agamemnon « un puissant mental aspirant », alors que parmi les Locriens figure le petit Ajax, symbole de « la petite conscience », celle de l’intellect et du mental supérieur. Les Hellènes représentent ceux qui se consacrent à l’ascension des plans de conscience, Hellen étant l’ancêtre de la lignée.

Le début de ce passage voudrait donc dire que les plus hautes réalisations en l’esprit ont plus à craindre de l’opposition de ce qui est le moins développé que de celle des yogas et capacités plus évolués, ce qui est compréhensible. C’est toujours le moins développé qui freine ce qui tire le mouvement évolutif vers l’avant. (Le Priamide répondit : « Sage est ton avis, rameau d’Anténor. / Les Achéens du sud ne sont que menue paille, seule la hardiesse hellène, seule la ruée sauvage des Locriens sauvent leurs légions.)

L’aventurier organise alors sa défense de l’ancien yoga.

« Le mental supérieur spiritualisé fortement attaché à la forme de l’ancien yoga », représenté par Halamos, devra protéger le mouvement vers la non-dualité en l’esprit, et appuyer éventuellement ce qui de l’ancien yoga pourrait flancher. (Toi, Halamos, couvre le Xanthe, / Nous secourant au besoin, là où l’ennemi serrera de près les combattants iliaques.)

Pâris-Alexandre, « le travail de l’égalité obtenue par le renoncement », constituera l’essentiel de l’attaque, aidant ce qui cherche à se manifester (les Eoens). Aucune province ni ville n’est indiquée dans l’Iliade correspondant à cette tribu. Nous supposons donc que Sri Aurobindo a créé un nom en rapport avec la déesse de l’aube, Éos, symbole de l’éternel nouveau. (Pâris, mon frère, toi et la masse de nos troupes, vous aiderez les Eoens.)

Déiphobos et Énée, symboles de « ce qui est libéré de la peur » et « ce qui travaille en vue de l’évolution de l’amour », suffiront pour l’attaque contre les Argiens, « ce qui brille, ce qui est pur » et « ce qui avance rapidement dans le yoga ». (Moi-même et le seul javelot d’Énée suffirons pour les Argiens.)

Toutefois, le mental supérieur spiritualisé aurait préféré être opposé au mental intellectuel, se sachant supérieur, mais il n’insiste pas devant le choix de ce qui est sans peur. (« Je combattrais plus volontiers, » s’écria Halamos, « en première ligne contre les Locriens ! Mais là aussi, qu’il en soit comme vous voulez).

Ce mental spiritualisé est indifférent au fait d’être reconnu ou non (à la gloire). Il a accepté que le yoga qui veut conquérir ou annihiler ce qui s’oppose à lui a la même valeur que celui qui, éloigné du combat, œuvre silencieusement pour le futur en protégeant ce qui existe (car c’est la même gloire et le même service, que l’on combatte sur le front, ou qu’on veille à l’arrière sur le destin de son pays.)

C’est ainsi que l’aventurier, positionné dans le yoga de la libération de l’esprit, organise les derniers moments du conflit de façon mentale (C’est ainsi qu’en pensée ils agencèrent la bataille).

Entretemps, Euros, rayonnant,

Était revenu, et l’éclat de son armure égayait la pièce :

Ses murs conscients étaient réjouis par cette vision d’adolescence et de valeur guerrière ;

Les dieux domestiques soupiraient et souriaient devant son courage et sa beauté,

Eux qui en avaient tant vus, pressés de se battre, passer sur leurs parquets 680

Pour ne plus revenir, des charmants et des forts, des cheveux bouclés et des grisonnants,

Tous suivant un même sentier comme les masques conscients d’un unique cortège sinueux,

Qui, traversant une vive lumière, cheminent vers les ténèbres devant eux.

Il est fait mention au début de ce passage des « murs conscients » d’une pièce du palais de Priam. Ces murs représentent les structures et fondements du yoga de la libération de l’esprit le plus avancé qui ont été élaborés par des sages parvenus à un très haut niveau de conscience. Rappelons que les dieux Apollon, émanation de la lumière de Vérité, et Poséidon, le maître du subconscient, avaient construit les murs de la citadelle. Autrement dit, l’aventurier pratiquant un yoga élaboré dans la plus haute conscience se réjouit d’évolutions à venir dus à un début de conscience cosmique sur le plan du mental illuminé ou intuitif. (Entretemps, Euros, rayonnant, était revenu, et l’éclat de son armure égayait la pièce : ses murs conscients étaient réjouis par cette vision d’adolescence et de valeur guerrière).

Les forces de l’esprit qui veillent sur les formes du yoga œuvrant pour le perfectionnement intérieur, pouvaient témoigner avoir vu disparaître bien d’autres pratiques de yoga, peu développées ou bien établies, justes ou puissantes, impatientes de contrecarrer une impulsion nouvelle. (Les dieux domestiques soupiraient et souriaient devant son courage et sa beauté, eux qui en avaient tant vus, pressés de se battre, passer sur leurs parquets pour ne plus revenir, des charmants et des forts, des cheveux bouclés et des grisonnants). Toutes ces pratiques suivaient une même logique, à l’instar d’un cortège d’acteurs masqués sur une scène de théâtre, brillant pendant un moment avant de disparaître. (Tous suivant un même sentier comme les masques conscients d’un unique cortège sinueux, qui, traversant une vive lumière, cheminent vers les ténèbres devant eux.)

Alors, souriant fièrement à ses capitaines, Penthésilée,

Sa sauvage et guerrière nature attendrie à cause de ce cœur de mère

Que la femme ne perd jamais, se saisit d’Euros et s’écria :

« Quand Troie a de tels enfants, qui peut craindre pour son destin ?

En vérité, Euros, un vif désir m’a prise de t’affronter au combat

De préférence au Locrien Ajax, ou au Phthien Achille.

Y gagnant un renom éternel, je ferais de toi mon captif, 690

Moi qui me sens avide et réjouie comme une lionne dévorant du regard sa prise.

Que dis-je, jamais je ne pourrai te laisser derrière moi, mon charmant petit Troyen,

Mais, quand finira cette guerre, je t’enlèverai vers les montagnes de mon pays

Et, à la façon d’un brigand emmenant un captif heureux malgré lui,

Je t’offrirai comme un don parfait à mes soeurs Ditis et Anna.

Euros, là-bas, sur ma terre, tu pourras voir des montagnes comme jamais encor tu n’en as contemplé,

De leurs sommets escarpés assiégeant le ciel du fils de Cronos,

Recouvertes de blancheur virginale et glaçant ses pieds par leur vastitude.

Tu feras ta joie de nos pics boisés et de nos vallées riches en fruits,

De lacs élyséens amples et songeurs, et de fleuves enchanteurs. 700

Tu avanceras sans heurt tout le jour au milieu de terres boisées mystiques

Où le silence n’est interrompu que par le cri des oiseaux et l’éclaboussement des eaux.

Là tu pourras voir, ô Euros, quelle fut l’enfance de Penthésilée.

Tu te reposeras dans la maison de mon père et parcourras les verts jardins

Où je jouais à la balle avec mes sœurs, Ditis et Anna. »

L’aventurier ayant réalisé la libération de l’esprit considère que l’universalisation du mental qui se dessine est en quelque sorte une conséquence de cette libération et s’en réjouit. Il imagine qu’une telle universalisation pourrait établir la supériorité des anciens yogas. (Penthésilée, sa sauvage et guerrière nature attendrie à cause de ce cœur de mère que la femme ne perd jamais, se saisit d’Euros et s’écria : « Quand Troie a de tels enfants, qui peut craindre pour son destin ?)

Pour un temps cependant, l’aventurier a pensé comparer en priorité le yoga des hauteurs avec celui de la largeur, imaginant mettre le second sous la dépendance du premier, laissant de côté celui des profondeurs. (En vérité, Euros, un vif désir m’a prise de t’affronter au combat de préférence au Locrien Ajax, ou au Phthien Achille. Y gagnant un renom éternel, je ferais de toi mon captif). Il considère que la libération de l’esprit ne peut être dépassée par aucune autre libération ou réalisation (Moi qui me sens avide et réjouie comme une lionne dévorant du regard sa prise.) Sans confronter les deux réalisations, il veut tout de même maintenir la suprématie de la conquête des hauteurs de l’esprit, gardant l’universalisation de la conscience comme un captif sous le contrôle de l’esprit le plus haut. (Que dis-je, jamais je ne pourrai te laisser derrière moi, mon charmant petit Troyen.)

Une fois le conflit intérieur terminé, il veut toutefois pouvoir partager les royaumes gagnés par cette plus haute réalisation dans la libération de l’esprit.

Ditis et Anna sont deux autres réalisations liées à la libération en l’esprit. Ditis est peut-être à rapprocher de Dis Pater, le dieu des richesses matérielles ou souterraines chez les romains, illustrant peut-être des pouvoirs sur la matière. Anna est un symbole d’abondance dans la mythologie védique. En utilisant le symbolisme des lettres, Ditis serait une réalisation en rapport avec l’union en l’esprit et Anna avec une puissante évolution selon la Nature. (Mais, quand finira cette guerre, je t’enlèverai vers les montagnes de mon pays et, à la façon d’un brigand emmenant un captif heureux malgré lui, je t’offrirai comme un don parfait à mes sœurs Ditis et Anna.)

Dans ces royaumes de l’esprit existent des liens très purs et difficiles d’accès avec le plus haut de la conscience surmentale (Zeus est le fils de Cronos). (Euros, là-bas, sur ma terre, tu pourras voir des montagnes comme jamais encor tu n’en as contemplé, de leurs sommets escarpés assiégeant le ciel du fils de Cronos, recouvertes de blancheur virginale…). L’accès à ces royaumes nécessitent cependant l’isolement et la solitude traduits ici par la froideur, solitude qui accompagne cet accès aux plus bas niveaux du surmental dans ce yoga de l’ascension (…et glaçant ses pieds par leur vastitude).

Un élargissement sera bienvenu sous de multiples aspects. Aussi bien pour les plus hautes réalisations, pour les pouvoirs acquis dans la nature extérieure, pour les accomplissements dans l’unité semblables à des rêves et pour les courants de conscience/énergie de ces hauts royaumes de l’esprit pleins de magie. (Tu feras ta joie de nos pics boisés et de nos vallées riches en fruits, de lacs élyséens amples et songeurs, et de fleuves enchanteurs.) Dans cette très haute réalisation où est obtenue l’union avec le divin en l’esprit, il n’y a plus les obstacles résultant de l’inconscience dans la dualité (Tu avanceras sans heurt tout le jour au milieu de terres boisées mystiques…). Le silence mental et la paix vitale n’y sont interrompus que par « l’appel » des pensées auxquelles l’aventurier ne s’accroche plus et l’écume des émotions qui ne le perturbent plus (Où le silence n’est interrompu que par le cri des oiseaux et l’éclaboussement des eaux).

Cet élargissement de la conscience pourra reconnaître le chemin parcouru vers l’union en l’esprit qui a mis fin à la tristesse de la séparation et a permis les deux autres réalisations symbolisées par Ditis et Anna. (Là tu pourras voir, ô Euros, quelle fut l’enfance de Penthésilée. Tu te reposeras dans la maison de mon père et parcourras les verts jardins où je jouais à la balle avec mes sœurs, Ditis et Anna.)

Rêveuse elle se tut, mais si par hasard le toucher d’un dieu l’avait rendue presciente,

Lui intimant de penser, pour la dernière fois maintenant, aux lieux qu’avait hantés son enfance,

Et de contempler en son âme, avec un amour qui fait ses adieux, le souvenir de ses sœurs

Et de la terre ravissante et lointaine où elle avait joué au long de ses printemps,

Ce toucher d’un dieu fut bref ; car aussitôt elle changea, ne rêva plus que de triomphe, 710

Et n’aspira plus dans son cœur qu’à l’assaut contre Achille.

C’est ainsi qu’ils quittèrent le palais condamné et altier de Priam,

Où l’air paraissait encor sangloter de la plainte de Cassandre ;

Revêtus de leur armure étincelante, rayonnants de beauté et de courage,

Fils des demi-dieux passagers, en route vers leur ultime bataille,

Ils descendirent la colline ancestrale des habitants de Pergame, se dirigeant vers la grande porte.

Retentissante d’une marche sans fin, Troie tout entière, armée pour le combat,

S’écoulait à leur rencontre, en un flot inépuisable, de ses rues et de ses palais. 

L’aventurier cesse alors de se projeter dans l’avenir (Rêveuse elle se tut ou plutôt elle cessa de rêver : Musing she ceased). Si même ce moment où il se remémore le chemin parcouru pour parvenir à la libération en l’esprit fut l’effet d’une puissance du surmental, il fut très bref. Cette puissance lui aurait donné la connaissance de la fin proche de ce yoga vers les hauteurs de l’esprit et l’aurait contraint de revisiter le passé, comme on le dit des derniers instants des mourants qui se remémorent les meilleurs moments de leur vie passée avec reconnaissance et joie intérieure. Il s’est donc remémoré une dernière fois les paysages symboliques qui entourèrent cette croissance vers la libération de l’esprit ainsi que des deux réalisations qui accompagnent la fin de la douleur de la séparation.

(mais si par hasard le toucher d’un dieu l’avait rendue presciente, lui intimant de penser, pour la dernière fois maintenant, aux lieux qu’avait hantés son enfance, et de contempler en son âme, avec un amour qui fait ses adieux, le souvenir de ses sœurs et de la terre ravissante et lointaine où elle avait joué au long de ses printemps, ce toucher d’un dieu fut bref.)

Cette partie de la conscience de l’aventurier est vite ramenée à son conflit intérieur et à la volonté de faire perdurer l’ancien yoga, en arrêtant le yoga qui se tourne vers les profondeurs. (car aussitôt elle changea, ne rêva plus que de triomphe, et n’aspira plus dans son cœur qu’à l’assaut contre Achille.)

Ici se termine l’exposé du conflit intérieur vu du côté Troyen, de la partie de la conscience la plus évoluée vers la dissolution en l’Esprit. C’est le point de vue de la coalition achéenne qui sera examinée dans les chants suivants. Une sensation de désastre imminent perdure cependant à l’arrière de la conscience. (C’est ainsi qu’ils quittèrent le palais condamné et altier de Priam, où l’air paraissait encor sangloter de la plainte de Cassandre ).

Ces pratiques et réalisations avancées sont vraies, débarrassées de toute peur et dotées de lumineuses protections (Revêtus de leur armure étincelante, rayonnants de beauté et de courage).

Les ultimes développements des yogas ayant atteint la libération de l’esprit et l’union avec le divin en l’esprit, mais qui sont destinés à disparaître, redescendent des hauteurs spirituelles où s’est tenue cette évaluation intérieure. Il s’agit de demi-dieux car la libération de l’esprit n’est que la moitié du chemin et doit être suivie de la libération de la nature. Rappelons que le nom Pergame, la citadelle de Troie, signifie « très marié », soit une puissante réalisation d’union en l’esprit que l’on atteint après le franchissement d’un dernier seuil représenté ici par la grande porte de la citadelle. (Fils des demi-dieux passagers, en route vers leur ultime bataille, ils descendirent la colline ancestrale des habitants de Pergame se dirigeant vers la grande porte.)

La totalité de la conscience tournée vers le haut avec ses qualités, ses maîtrises et ses pratiques se mobilise pour le combat ultime (Retentissante d’une marche sans fin, Troie tout entière, armée pour le combat, s’écoulait à leur rencontre, en un flot inépuisable, de ses rues et de ses palais.)

Alors, à la voix sonore de Déiphobos, qui dominait le vacarme,

S’ouvrirent tout grands, avec une lenteur sinistre et réticente, les portails 720

Qui se refermeront sur un soir rouge de sang, et par la porte béante,

La vierge Penthésilée poussa en avant, d’un cri, ses coursiers,

Annonçant à voix haute : « O mes coursiers d’Orient, nous nous dirigeons tout droit vers Achille ! »

Derrière elle, tout joyeux dans le char, Euros de tous côtés patrouillait du regard

Dans son effroi de voir son aïeul Anténor se dresser dans le passage,

Et ayant peine à croire à son destin, qui lui faisait franchir les portes sans incident.

Après elle avançaient lourdement, avec un bruit de tonnerre, les rangs de ses combattants orientaux.

Pâris avec ses armées leur succéda, resplendissant, de l’or sur son armure

Et de l’or sur son heaume ; un grand arc pendait mollement à son épaule,

Un javelot pesait contre son bras, lorsque sur son char il franchit la porte. 730

C’est la victoire sur la peur qui, parmi d’autres réalisations, a permis le franchissement vers la libération de l’esprit, et donc le franchissement de ce haut seuil. Symboliquement c’est donc Déiphobos qui peut ordonner l’ouverture des portes de la citadelle. (Alors, à la voix sonore de Déiphobos, qui dominait le vacarme, s’ouvrirent tout grands, avec une lenteur sinistre et réticente, les portails qui se refermeront sur un soir rouge de sang)

Ce qui a vaincu la douleur de la séparation, accompagné des forces acquises dans les réalisations les plus avancées, s’élance afin de mettre fin au yoga des profondeurs qui veut travailler dans le subconscient ; (et par la porte béante, la vierge Penthésilée poussa en avant, d’un cri, ses coursiers, annonçant à voix haute : « O mes coursiers d’Orient, nous nous dirigeons tout droit vers Achille ! »)

Cette réalisation est soutenue par l’élargissement récente de la conscience par l’universalisation du mental. Mais cet élargissement est sur ses gardes car il craint encore une limitation par le mental supérieur spiritualisé. (Derrière elle, tout joyeux dans le char, Euros de tous côtés patrouillait du regard dans son effroi de voir son aïeul Anténor se dresser dans le passage, et ayant peine à croire à son destin, qui lui faisait franchir les portes sans incident.)

Penthésilée est accompagnée par ses troupes de combattants orientaux, c’est-à-dire par les pratiques et les capacités des yogas les plus avancées (Après elle avançaient lourdement, avec un bruit de tonnerre, les rangs de ses combattants orientaux).

L’or qui est mentionné sur l’armure et le heaume de Pâris indique sans doute de très puissantes protections à la fois sur le plan vital et mental, gagnées par le yoga de l’égalité. (Pâris avec ses armées leur succéda, resplendissant, de l’or sur son armure et de l’or sur son heaume.) Ce yoga a développé une puissante concentration dénuée de tension vers le but, ainsi qu’une capacité d’action à distance. (un grand arc puissant pendait mollement relâché à son épaule, un javelot pesait contre son bras, lorsque sur son char il franchit la porte.) 

Puis vinrent, conduisant en tête de leurs troupes, Déiphobos

Et Énée, le vaillant héros. Derrière eux, Dos, Politès,

Hélénos, fils de Priam, Thrasymachos, le grisonnant Arétès ;

Adamas, fils du Vent du nord, arriva en trombe comme son père ;

Puis Oros, blanchi sous le harnois, et Eumachos, allié à Énée,

Qui était frère de Créüse, et l’homme de Troade

Le plus riche, ne le cédant qu’à Anténor et à Priam, monarque d’Ilion.

Halamos passa sur son char, et Arinthéos, emmenant ses conscrits lyciens.

Quels furent les derniers à quitter Troie en hâte, de toutes ces légions d’hommes

Promises à l’épée, car jamais plus, de l’antique cité, 740

Les gens de pied, ni les chars grondants, ne se dirigeraient en grande pompe vers le Xanthe ?

Aetor l’ancien et Tryas, le conquérant familier à l’Oxus.

Sont alors indiqués les principaux leaders côté Troyen de cette ultime confrontation.

    • Déiphobos : « ce qui vainc la peur ».
    • Énée : « une grande évolution » dans le yoga d’identification avec tous en vue de la réalisation de l’amour ».
    • Dos : « le travail vers l’union » en l’esprit.
    • Politès : « qui vise de nombreuses réalisations en l’esprit ».
    • Hélénos : « l’évolution vers l’individuation » et la libération dans le yoga qui sépare l’esprit de la matière (car c’est un fils de Priam et d’Hécube).
    • Thrasymachos : « qui combat hardiment ».
    • Arétès : « qui s’élève par ses propres capacités et qualités ».
    • Adamas : « une très puissante maîtrise ». C’est un fils de Borée, le vent du Nord, une force spirituelle qui entraîne vers les ascèses difficiles et exigeantes. Borée était doté d’ailes, figurant la capacité de s’élever rapidement dans le mental. (Adamas, fils du Vent du nord, arriva en trombe comme son père )
    • Oros : « qui est comme une montagne », symbole à la fois de stabilité et d’aspiration. (Oros, blanchi sous le harnois.)
    • Eumachos : « guerrier spirituel qui se bat de façon juste et noble ». C’est le yoga qui a le plus permis l’acquisition de pouvoirs après le mental spiritualisé et le yoga qui dirige la libération de l’esprit (Eumachos, allié à Énée, qui était frère de Créüse, et l’homme de Troade le plus riche, ne le cédant qu’à Anténor et à Priam, monarque d’Ilion.) Il s’agit le plus probablement dans ce vers de la Creüse homonyme, dont le nom signifie « souveraine », « maîtresse », symbole de maîtrise, qui est une fille de Priam et d’Hécube selon Apollodore. Eumachos serait donc aussi un fils de Priam et d’Hécube bien qu’Apollodore ne mentionne parmi ceux-ci qu’un Archémachos. Dans l’Énéide de Virgile, Creüse est la première épouse d’Énée et la mère d’Ascagne.
    • Halamos : « l’ardeur du mental supérieur spiritualisé »
    • Arinthéos : peut-être « une juste évolution intérieure selon la nature ». Il vient de Lycie, le pays de la lumière ou des voyants. (Arinthéos, emmenant ses conscrits lyciens.)
    • Aétor : ce nom provient peut-être de l’adjectif αητος qui signifie « impétueux ». En tant que frère d’Anténor, nous l’associons aussi au mental supérieur spiritualisé. Ce nom pourrait aussi s’écrire αἰτωρ, et pourrait indiquer ce qui recherche « la cause ». Ce mental supérieur peut admettre les points de vue opposés sans pouvoir toutefois les inclure dans une unique perception.
    • Tryas : dans le Volume 2, nous avons mentionné qu’il n’y a pas de Tryas connu dans la mythologie grecque. Son nom pourrait signifier « le juste développement le plus haut (sur le plan de l’esprit) ». Ce qui serait compatible avec ce qu’en dit Sri Aurobindo, à savoir une très grande réceptivité intuitive  qui permet la descente de l’esprit dans l’être. L’Oxus, appelé de nos jours Amou Daria, est un fleuve qui se jette dans la mer d’Aral, située au-delà de la Mer Caspienne, et donc bien au-delà de la Mer Noire. Il symboliserait ce haut courant de lumière-conscience qui coule facilement dans l’aventurier.

De plus, ce nom peut être rapproché de celui du fondateur de la lignée, Tros, symbole du juste mouvement vers les hauteurs de l’esprit. Sri Aurobindo en effet l’appelle un peu plus loin le Teucrien, le situant dans la descendance de Teucer qui selon certains auteurs, est le père de Tros. Peut-être identifie-t-il les deux personnages ?

Il est logique que les plus grandes résistances à la réorientation du yoga – les derniers à quitter Troie – soient les plus puissantes réalisations dans les hauteurs de l’esprit.

(Quels furent les derniers à quitter Troie en hâte, de toutes ces légions d’hommes promises à l’épée, car jamais plus, de l’antique cité,       les gens de pied, ni les chars grondants, ne se dirigeraient en grande pompe vers le Xanthe ? Aetor l’ancien et Tryas, le conquérant familier à l’Oxus.)

Le dernier dialogue de ce chant est celui de ces deux hommes Aétor et Tryas.

Aux portails ils se rencontrèrent, et de leurs yeux de vieillards

Se regardèrent stupéfaits, admirant sur le grand âge le harnais de la bataille.

À l’issue de la grande porte, que coiffait une tour, ils firent halte et conversèrent.

« Vingt années ont passé, ô Tryas, chef des Troyens,

Depuis qu’on ne voit plus ton char dans le combat, et que l’âge a porté atteinte

À la vaillance de ton bras. Pourquoi donc reprends-tu aujourd’hui, avec ton corps infirme

Et tes yeux flétris, le chemin encombré de la bataille ? »

Alors, le Teucrien au frère d’Anténor : « Toi aussi, ô Aétor, 750

Tu es resté assis, vieux et las, dans ta demeure, et tu avais renoncé au combat.
Et maintenant je te rencontre aux portes de Troie, faisant route sur ton char vers la mêlée. »

AEtor répliqua : « Eh quoi ! de ces deux choses, laquelle est préférable : périr misérablement

Écrasé sous les pierres de ma maison qui s’écroule, ou traîné dans le sang de mes proches

Et abattu, victime offerte en sacrifice, sur le foyer sacré de mes pères,

Ou bien cesser de vivre au combat, au milieu de la clameur guerrière et de l’hymne des chars,

En sachant que Troie, bien que condamnée dans ses lendemains, se dresse encore fièrement ?

C’est ainsi qu’ont voulu mourir les jeunes hommes, et les anciens comme toi, qui ne vieillissent pas

Vieux sont tes membres, mais ton cœur est encore jeune, et s’enflamme pour le tumulte de la guerre. »

Tryas répondit : « Mieux vaut, pour un homme ou une nation, périr noblement au combat, 760

Que de finir indignement dans la maladie ou la sujétion.

Je suis donc venu ici offrir l’épaule où s’appuya Laomédon,

Ces bras qui ont combattu au bord de l’Oxus et vaincu les héros renommés de l’Orient

Lors des guerres de Priam, et un cœur qui est fidèle à Troie.

Je veux les offrir au dieu de la mort sur son splendide autel des batailles

Comme un tribut d’Ilion : et si elle doit tomber, je ne verrai pas sa fin. »

Aétor répondit à Tryas : « Alors, périssons ensemble,

Unis dans l’amour de notre race, nous qui étions, dans la vie, divisés par nos opinions.

Tout s’embrasse dans la mort ; elle met un terme au conflit et à la haine. »

Silencieux, ils franchirent ensemble, pour la dernière fois, les portails d’Ilion, 770

Tryas et Aétor représentent les plus anciens yogas qui furent à l’origine du mouvement d’ascension vers les hauteurs de l’esprit. Il nous faut les distinguer si l’on veut comprendre ce dernier dialogue. En effet, s’ils avaient tous deux en vue la libération de l’esprit, il est dit qu’ils différaient dans la conception du yoga pour y parvenir. (Unis dans l’amour de notre race, nous qui étions, dans la vie, divisés par nos opinions.)

Tryas est le symbole du juste mouvement vers les hauteurs de l’esprit qui est à l’origine de la lignée. Sri Aurobindo l’appelle un peu plus loin le Teucrien, en faisant de lui le fils ou un descendant de Teucer (Teukros), symbole du « Juste mouvement de séparation ou d’individuation pour conquérir la liberté de l’esprit ». Nous avons déjà mentionné que Teucer est le père de Tros, et donc l’ancêtre de la lignée, et qu’il ne doit pas être confondu avec Teucer fils de Télamon. Si l’on ajoute le fait que Tryas joue le rôle d’un grand-père pour Laomédon (Je suis donc venu ici offrir l’épaule où s’appuya Laomédon), on peut imaginer que Sri Aurobindo a changé le nom de Tros en Tryas.

Tryas serait donc le père d’Ilos, le fondateur de Troie, du yoga qui œuvre pour la libération en l’esprit par la maîtrise. Cette origine du mouvement se produit avant les parjures de Laomédon, avant que ne s’installe la séparation esprit/matière, avant que ne soit payée la dette due au travail du subconscient et à celui de la lumière de Vérité (Poséidon et Apollon).

Comme tous ces personnages appartiennent à la lignée de Dardanos, fils de Zeus et d’Électre, Tryas représente un yoga qui se développe sur le plan du mental illuminé.

Depuis deux cycles évolutifs de l’aventurier, depuis le moment où Paris a ramené Hélène à Troie, le mental, aussi illuminé soit-il, n’intervient plus dans les orientations du yoga, ayant perdu l’influence qu’il avait auparavant. (Vingt années ont passé, ô Tryas, chef des Troyens, depuis qu’on ne voit plus ton char dans le combat). Il est en effet un moment où l’aventurier ne se préoccupe plus avec son mental des évènements extérieurs, uniquement préoccupé de suivre la volonté divine. (et que l’âge a porté atteinte à la vaillance de ton bras.) Ni par sa forme qui avait vieilli, ni par sa capacité de « vision » qui s’était grandement affaiblie, ce mental ne pouvait plus intervenir dans l’action depuis un très long temps (avec ton corps infirme et tes yeux flétris). L’aventurier se pose alors la question de le réactiver pour participer à l’ultime combat intérieur. (Pourquoi donc reprends-tu aujourd’hui, le chemin encombré de la bataille ?)

En tant que frère d’Anténor, Aétor représente un yoga appartenant à un plan en dessous du mental illuminé, soit le mental supérieur. Contrairement au mental illuminé, il ne peut inclure les points de vue opposés. Il s’est développé dans un cadre plus vieux encore que celui de Tryas. (périr misérablement écrasé sous les pierres de ma maison qui s’écroule.). Il a une certaine capacité à connaître le futur mais ne peut considérer les choses que dans leur succession. (En sachant que Troie, bien que condamnée dans ses lendemains, se dresse encore fièrement ?)

Ce mental reconnait que le yoga dans le mental illuminé a réalisé l’une des trois conditions pour accéder au monde supramental selon Mère, la « plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du devenir » qui, symboliquement, procure l’éternelle jeunesse. (C’est ainsi qu’ont voulu mourir les jeunes hommes, et les anciens comme toi, qui ne vieillissent pas.) Les deux autres conditions sont la « capacité d’élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans, y compris le matériel », et « l’égalité parfaite abolissant toute possibilité de réaction d’ego ». (Agenda de Mère, Tome 3, 12 Janvier 1962). La puissance d’action, c’est-à-dire l’influence de l’aspiration vers les hauteurs de l’esprit dans le yoga de l’aventurier, a grandement diminué mais l’aspiration en elle-même se maintient. (Vieux sont tes membres, mais ton cœur est encore jeune, et s’enflamme pour le tumulte de la guerre.)

Pour cette aspiration (Tryas), la fin de toute pratique, ou plus généralement de tout yoga particulier, est évidente : mieux vaut disparaître en luttant pour se maintenir plutôt que d’être asservi à une autre forme de yoga ou déformé. (Mieux vaut, pour un homme ou une nation, périr noblement au combat, que de finir indignement dans la maladie ou la sujétion.)

Ce yoga rappelle son ancienneté avec l’image du grand-père (Je suis donc venu ici offrir l’épaule où s’appuya Laomédon). Nous avons vu plus haut que l’Oxus, appelé de nos jours Amou Daria, est un des fleuves le plus à l’Est de l’empire grec. Il symbolise un courant de lumière-conscience qui coule facilement, œuvrant dans l’aventurier par identification, depuis le haut de l’esprit.

Le combat sur ses rives dépeint les victoires remportées lors des combats relativement récents du yoga menés par Priam. (Ces bras qui ont combattu au bord de l’Oxus et vaincu les héros renommés de l’Orient lors des guerres de Priam). Ce mouvement juste vers les hauteurs de l’esprit (Tryas) a toujours soutenu les formes et pratiques élaborées depuis l’origine en vue de cette réalisation, la libération de l’esprit (… et un cœur qui est fidèle à Troie). Et si elles doivent disparaître, cette partie de la conscience préfère ne pas en être témoin (et si elle doit tomber, je ne verrai pas sa fin).

Bien qu’appartenant au mouvement d’ascension des plans de conscience, les deux façons de considérer l’évolution du yoga représentées par Aétor et Tryas appartiennent à deux plans de conscience différents. Le premier est encore lié au mental séparateur, intellectuel, alors que le second est lié au mental illuminé et en partie au mental intuitif. (Unis dans l’amour de notre race, nous qui étions, dans la vie, divisés par nos opinions.) L’aventurier accepte que des yogas particuliers liés à ces deux plans disparaissent (Alors, périssons ensemble, tout s’embrasse dans la mort ; elle met un terme au conflit et à la haine.)

Est alors indiqué la disparition imminente de ces deux formes de yoga tournées vers la libération de l’esprit par l’ascension des plans de conscience dans la séparation esprit/matière. (Silencieux, ils franchirent ensemble, pour la dernière fois, les portails d’Ilion.)

L’aventurier contemple une dernière fois en silence les réalisations grandioses des anciens yogas :

Prenant comme les autres la direction de la mer, vers le combat et les piques argiennes.

Une seule fois, tout en conduisant, ils se retournèrent pour contempler en silence

Troie dressant son faste marmoréen dans la joie dorée du matin.

Ainsi, au long du matin mûrissant, l’armée, traversant le Scamandre,

Faisant monter jusqu’aux cieux poussière et clameur guerrière, marcha sur les Argiens.

Loin en avant, la plaine de Troie s’étendait, vaste, jusqu’à l’Océan sonore.

 

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[1] Sri Aurobindo. Synthèse des Yoga. Vol 2 p.49

[2] Homère, Iliade XX 300

[3] “Dawn and Night, two sisters of different forms but of one mind, suckle the same divine Child.”  Cité par Sri Aurobindo dans « Le secret du Véda »