Éléments pour comprendre le poème ILION de Sri Aurobindo, Livre III

Claude de Warren

Mars 2024

Texte original anglais « Ilion » : Ilion, Sri Aurobindo Ashram Trust 2007

Texte Ilion traduit en français par Raymond Thépot : Ilion, ou La Chute de Troie, 2e édition, © Raymond Thépot, 1996

 

Livre Trois

 

Le Livre de l’Assemblée

 

Que doit faire alors le maître-homme, l’ouvrier divin, le canal ouvert de la Volonté universelle, lorsqu’il découvre que l’Esprit universel est tourné vers quelque immense catastrophe, représente sous ses yeux le Temps destructeur levé et grandi pour détruire les nations et que lui-même est placé là, en première ligne, combattant doté d’armes physiques, ou bien chef et guide, ou encore inspirateur des hommes, ce qu’il ne peut manquer d’être, du fait de sa nature et du pouvoir en lui, swa bhâvadjéna swéna karmanâ ? S’abstenir, s’asseoir en silence, protester par la non-intervention ? Mais l’abstention n’y fera rien, n’empêchera pas la Volonté destructrice de s’accomplir ; bien plutôt, par le manque ainsi engendré, elle augmentera la confusion. Même sans toi, proclame le Divin, Ma volonté de détruire s’accomplirait, rte pi tvam. Si Arjuna devait s’abstenir, ou que la bataille de Kouroukshétra dût même ne pas être livrée, cette évasion ne ferait que prolonger et aggraver la confusion, le désordre, la ruine qui s’approchent et que rien ne peut éviter. Car ces choses ne sont pas un accident, elles sont une inéluctable semence qui a été semée, une récolte qui doit être récoltée. Qui sème le vent, récolte la tempête. Et au fond, sa nature ne permettra pas à Arjuna de s’abstenir réellement, prakrtis tvam niyoksyati. Cela, l’Instructeur le lui dit pour finir : « Tu penses dans ton égoïsme : je ne combattrai point ; mais ta résolution est vaine. La Nature t’attellera à ton travail. Lié par ton action qui est issue de la loi de ton être, ce que, dans ton égarement, tu désires ne pas faire, cela tu le feras, quand ce serait par la force ». Donner alors une autre tournure, recourir à une sorte de force d’âme, de méthode et de puissance spirituelles et non à des armes physiques ? Mais ce n’est qu’une autre forme de la même action ; la destruction aura lieu néanmoins, et la tournure donnée sera ce que veut non pas l’ego individuel, mais l’Esprit universel. La force de destruction peut même se nourrir de cette nouvelle puissance, en tirer un plus formidable élan, et Kâli se dresser en emplissant le monde d’un plus terrible rire. « Il ne peut y avoir de paix réelle tant que le cœur de l’homme ne mérite pas la paix : la loi de Vichnou [le dieu d’amour] ne peut prévaloir tant que n’est pas payée la dette à Rudra [le dieu de la destruction]. Se détourner alors et prêcher à une humanité qui n’est pas encore évoluée la loi d’amour et d’unité ? Il doit y avoir des instructeurs de cette loi d’amour et d’unité, car c’est de cette façon que doit venir le salut final. Mais la réalité intérieure et ultime ne peut l’emporter sur la réalité extérieure et immédiate tant que l’Esprit du Temps dans l’homme n’est pas prêt. Le Christ et le Bouddha sont venus et repartis, mais c’est toujours Rudra qui tient le monde dans le creux de sa main. En pendant ce temps-là, dans son féroce labeur de progrès, l’humanité que tourmentent et oppressent les pouvoirs profiteurs de la force égoïste, aidés de leurs serviteurs, appelle à grands cris l’épée du Héros de la bataille et la parole du prophète.

Sri Aurobindo, Essai sur la Guîtâ, La vision de l’Esprit universel, Le Temps comme Destructeur

Dans le Livre I, Le Livre du Héraut, Sri Aurobindo expose la question qu’il se propose d’examiner dans Ilion, à savoir ce qui peut être conservé des formes extérieures des anciens yogas dans le nouveau yoga qui concerne la totalité de l’être, intégrant l’esprit et la matière, depuis les hauteurs de l’esprit jusqu’aux moindres cellules de notre corps.

Rappelons que par « anciens yogas » on entend ceux qui sont basés sur une séparation de l’esprit et de la matière et recherchent, par le renoncement et la libération de l’esprit, la dissolution dans le Non-Être, le Nirvana, et pour certains, dans l’incarnation, la sagesse et la sainteté par la maîtrise de l’être extérieur par les pouvoirs des hauteurs de l’esprit. Le nouveau yoga vise une libération plus totale et la transformation de tout l’être en un être divinisé.

Après une longue période de conflit intérieur, le moment de trancher est venu alors qu’une très forte pression s’exerce dans l’aventurier pour réaliser une purification des profondeurs de l’être dans le vital profond et dans le corps, pression illustrée par l’ultimatum d’Achille aux chefs troyens.

Dans le Livre 2, Le Livre de l’Homme d’État, c’est tout d’abord un exposé détaillé de cet ultimatum qui est transmis par Déiphobos. La teneur essentielle en est que rien ne peut arrêter la marche en avant des forces qui gouvernent le monde des formes et les cycles évolutifs qu’elles imposent. L’aventurier est invité à considérer la possibilité d’unir les formes des anciens yogas qui ont permis les grandioses réalisations du passé à ce nouveau yoga des profondeurs, moyennant quelques concessions dont la principale est la reconnaissance temporaire que le nouveau chemin spirituel ne passe plus par un refus de la vie et une maîtrise imposée depuis les hauteurs de l’esprit (Troie doit rendre Hélène).

Ce point de vue est soutenu par l’Homme d’État « déchu » Anténor. Celui-ci représente non seulement le mental supérieur spiritualisé, « la plus haute intelligence douée de capacités pour convaincre », car Anténor est le plus avisé des orateurs troyens, mais aussi un accomplissement dans les œuvres car il a été un grand guerrier. Il symbolise cette réalisation que Sri Aurobindo décrit ainsi « Arriver à la forme sattvique du svadharma individuel intérieur, et des œuvres vers lesquelles ce svadharma nous dirige sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection ».[1]

De plus, cette intelligence sait que cette position est en accord avec la vérité des mondes de l’esprit (Anténor énonce les paroles que les dieux lui ont inspirées).

Mais elle annonce qu’il faut pour cela pouvoir annihiler totalement le désir et l’ego dans une parfaite humilité et un total abandon (surrender) au divin (Car les dieux cherchent une nation, une qui puisse se vaincre elle-même après avoir vaincu le monde, mais ils n’en trouvent aucune.)

C’est seulement à cette condition que l’homme pourra intégrer sans fléchir les forces du surmental, condition nécessaire pour accéder au monde supramental (Personne n’a été capable de contenir tous les dieux dans son sein sans tituber).

Cette intelligence affirme que le yoga des profondeurs ne peut être rejeté par le yoga de l’esprit, car l’homme est issu de la matière et non une simple création de l’esprit. Il doit œuvrer comme les fourmis pour la purification de son être jusqu’au plus profond de sa nature corporelle. Seule une foi absolue dans le divin, une endurance et une consécration totale et inconditionnelle peut permettre une progression au-delà de la misérable inconscience humaine actuelle et une illumination des différentes parties de l’être.

Enfin, elle affirme que jamais les épreuves ne durent indéfiniment. Aussi insupportables soient-elles, elles sont toujours suivies de résurrections. Ce n’est pas la première « nuit » que l’aventurier affronte. Après avoir enduré la précédente « nuit de l’esprit », il avait gagné le « silence lumineux ». S’il sait prendre patience, il peut être sûr que le yoga de l’amour associé à l’union en l’esprit dans la séparation esprit/matière redeviendra le mouvement essentiel de l’évolution, car il mise sur l’autodestruction des forces qui s’y opposent, une guerre destructrice entre les achéens du Nord et du Sud, entre la partie de l’être encore soumise en grande partie à l’intellect et celle qui évolue dans les plans supérieurs. Il conseille donc une acceptation trompeuse.

C’est une partie du chercheur qui se fie à un mental supérieur éclairé mais qui n’a pas la foi, qui ne peut encore concevoir une matière divinisée, seulement une libération hors de ce monde de dualités.

Sri Aurobindo l’explique en parlant de l’évolution de la spiritualité en Inde, mais cela peut s’appliquer à quasiment toutes les religions et partie du monde.

« La conception générale de l’existence fut toute imprégnée de la théorie bouddhiste de la chaîne du karma et de l’antinomie qui en dérive entre l’esclavage et la libération, l’esclavage par la naissance, la libération par la cessation de la naissance. Ainsi toutes les voix se sont-elles unies pour déclarer d’un même accord que le royaume des cieux ne saurait exister en ce monde de dualités, mais au-delà, dans les joies de l’éternel Vrindâvan, ou dans la haute béatitude du Brahmaloka, au-delà de toute manifestation, en quelque Nirvâna ineffable, ou bien là où toute expérience séparée se perd dans l’unité sans traits de l’indéfinissable Existence. Et au long des siècles, une immense cohorte de brillants témoins saints et instructeurs, noms sacrés pour la mémoire de l’Inde et qui ont profondément marqué son imagination, ont toujours porté le même témoignage et fait grandir le même appel sublime vers le large : le renoncement est le seul chemin qui mène à la connaissance, l’acceptation de la vie physique est le choix de l’ignorant, et la cessation de la naissance le meilleur profit que l’homme puisse tirer de la naissance ; l’appel de l’Esprit, le recul devant la Matière. » [2]

 

Résumé du Livre 3

 

Dans le Livre 3, Le Livre de l’Assemblée, le problème de la réorientation du yoga est considéré sous plusieurs autres points de vue. En fait, Sri Aurobindo n’aborde pas chacun d’entre eux en détail mais surtout les deux réalisations les plus avancées à laquelle se rallie le reste de la conscience, l’intuition-vision avec le discours de Laocoon et l’égalité acquises par le renoncement à la vie et par la maîtrise imposée d’en haut avec le discours de Pâris.

Tout comme pour Anténor, les arguments développés par Laocoon et Pâris sont extrêmement convaincants et la plupart sont valables quelle que soit l’orientation spirituelle choisie. Chaque ligne directrice du yoga est développée jusqu’à sa possible conclusion. Sri Aurobindo nous a dit avoir utilisé la même ligne descriptive que pour Savitri, car c’est le mode privilégié d’expression du surmental.

C’est ce qui fait la difficulté du choix de l’orientation à laquelle est confronté l’aventurier de la conscience : toutes les options, aussi contradictoires soient-elles, semblent valables. Si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas de doute, pas d’hésitation sur la voie évolutive juste.

Mais la décision finale ne sera pas prise par l’aventurier lui-même mais par les forces du surmental : ce sont les dieux qui décideront – ou même qui ont déjà décidé – du sort de Troie.

En tout premier lieu, avec le discours de Laocoon, « le voyant d’Apollon », c’est le point de vue de l’intuition-vision supérieure qui est évoqué, celui du voyant-prophète. Mais la lumière qu’il offre « à la fois illumine et aveugle ». Car si elle peut apporter une certaine clarté dans une situation, elle empêche aussi de considérer d’autres points de vue du fait de la trop grande confiance que l’aventurier lui accorde, d’autant plus que des forces cosmiques peuvent « l’assombrir ». L’aventurier fait preuve dans cette partie de son être d’un manque d’humilité et de reconnaissance du travail des forces spirituelles (d’un courage insondable, instrument des dieux, sauf qu’il estimait sa force un guide dans la Nature). En raison de ce manque d’humilité, Laocoon est aussi le symbole de ce qui dans l’aventurier pense encore que le divin n’est pas capable de s’occuper des choses terrestres.

Même si elle envisage la destruction des formes de l’ancienne spiritualité, l’erreur à laquelle conduit cette « vision assombrie par le destin » est de croire que ce qui se manifestera dans le futur, la Troie future, sera identique dans ses formes à la Troie actuelle, c’est-à-dire des structures spirituelles identiques, alors que seule son essence survivra. Là réside la perception « assombrie » des vérités apolliniennes.

Cette capacité de vision encourage l’aventurier à considérer que la fin de la possibilité d’extension de la conscience vers les hauteurs de l’esprit (la mort d’Hector), la disparition des soutiens de la lumière mentale qui permettait la lutte contre les illusions (la mort de Sarpédon), ainsi que celle de l’aspiration issue de la volonté intelligente (la mort de Memnon), sont compensées par le non attachement, par la capacité de s’abstraire de la souffrance et par l’ivresse divine (l’arrivée de Penthésilée).

Le chercheur qui a réalisé le silence mental ne peut plus se servir des capacités liées précédemment à l’usage de ce mental.

Cette capacité de vision obscurcie, espérant en un meilleur futur, encourage donc à poursuivre les anciens buts du yoga et à refuser le compromis désiré par le mental.

Au lieu d’orienter son yoga vers les détails du quotidien qui sont sous ses yeux, ce qui implique une grande humilité et qui est ce vers quoi voudrait l’entraîner sa prudence (son discernement) et sa sagesse, cette partie de l’aventurier se conforte avec les grandes expériences et réalisations des anciens yogas, et veut orienter le yoga à nouveau vers ce qui procure des illuminations de l’esprit, de splendides ouvertures du cœur ou des pouvoirs. Cette partie de l’être a confiance dans la lumière reçue intérieurement et le règne futur de la cité de l’amour. Elle soutient que c’est l’égalité acquise par le feu de l’union et par le parfait détachement et l’ivresse divine (Penthésilée) qui donnera la victoire. Mais celle-ci ne sera pas acquise sans sacrifice et sans de dures épreuves qui doivent être endurées car ce sont des épreuves imposées par le divin.

Le point de vue d’une ancienne attitude troyenne incarnée par Ucalégon « celui qui ne prend pas soin de, qui ne se soucie pas » est abordé rapidement. Sri Aurobindo le décrit comme un vieillard sénile incapable de maîtriser sa colère. Il symboliserait donc cet ancien yoga qui considère la matière comme une illusion[3] et ne se soucie absolument pas de transformer la nature extérieure, même par une force imposée d’en haut. Cette attitude d’indifférence n’est certes pas en accord avec les derniers développements de l’ancien yoga qui cherche une toujours plus grande maîtrise grâce à la puissance de l’esprit.

Puis c’est le point de vue incarné à l’inverse par un jeune guerrier, Halamos « l’ardeur » ou « l’enthousiasme mental », un fils d’Anténor, qui symbolise ce qui dans le chercheur est le plus avancé dans la réalisation sattvique, une sagesse discernante et lucide, qui est abordé.

Il annonce accepter la décision qui sera prise, quelle qu’elle soit. Il représente la partie du chercheur qui ne se fie qu’aux actes, qui est dégagée de tout souci du résultat, indifférente à l’échec comme à la réussite, et surtout celle qui a la certitude que ce qui arrive est toujours le mieux, aussi bien pour l’évolution individuelle que collective. Cette certitude ne doit pas empêcher cependant de faire des choix avec discernement et lucidité. Cette partie de l’être sait que le renversement du yoga est inéluctable mais attire l’attention de tout l’être sur le fait qu’un mauvais choix – l’acceptation de l’offre d’Achille – entraînerait une certaine frustration dans le futur.

Puis c’est Pâris qui prend la parole.

Dans la mythologie, il est le symbole de la quête d’une toujours plus grande maîtrise en vue de l’égalité. Mais il est aussi Alexandre, « l’homme qui repousse sa nature extérieure ou la vie », symbole de renoncement à la vie, de ce qui maîtrise la nature extérieure depuis le haut mais ne la transforme pas. Dans l’Iliade, Homère le décrit comme « malhabile au combat et lâche », conséquences du renoncement à la vie, car le chercheur ne s’y implique plus.

Il représente cette réalisation qui, d’un point de vue supérieur, considère toutes choses et activités comme illusoires, ne valant donc pas la peine qu’on s’y intéresse : « le renoncement est le seul chemin qui mène à la connaissance, l’acceptation de la vie physique est le choix de l’ignorant ».[4]

Sri Aurobindo, dans le discours de Pâris, insiste sur l’aspect « maîtrise » et « pouvoir » de cette réalisation. Exercer par une volonté imposée d’en haut le pouvoir à la fois sur notre nature et sur l’extérieur est ce qui nous rapproche le plus de l’action des forces divines qui ne suivent en rien la justice humaine. Et nous devons suivre cette ligne de conduite afin d’étendre toujours plus notre conscience.

Ce point de vue prône l’ici et maintenant, rejetant à la fois la voix du mental sattvique et celle de la vision obscurcie qui prétend détenir les clefs du futur. Il affirme l’incapacité humaine à savoir de quelle manière agissent les forces divines pour atteindre leur but et le chemin qu’elles vont suivre pour y parvenir. Ni l’intelligence, ni l’intuition visionnaire ne le peuvent.

Pâris se disculpe de toute faute passée affirmant que la guerre aurait eu lieu en tout état de cause même si Hélène était restée à Sparte – le mouvement vers une évolution du yoga était inéluctable car voulu par les forces divines.

Il choisit de continuer à combattre pour maintenir les anciens yogas.

Il affirme que seule est valable la voie qui s’appuie sur la volonté intérieure et la fermeté de l’engagement, qui rejette toute intervention extérieure dans l’exercice de la liberté humaine, éradique les peurs et incite à vivre dans le présent. En conséquence, selon ce point de vue, la quête doit se poursuivre dans l’esprit selon les anciens buts pour que le chercheur ne risque pas de perdre son âme dans un yoga s’attaquant aux profondeurs de l’être.

Ce point de vue encourage donc la poursuite de l’ancien yoga sans compromis aucun, quel que soit le résultat final. Il rappelle que les structures et pratiques qui fondent cet ancien yoga ne proviennent pas de l’intellect mais des forces du surmental qui, dans le passé, se manifestèrent à travers ce qui œuvre pour l’établissement du « mental de lumière » (Apollon) et pour la transformation du subconscient (Poséidon) et donnèrent accès aux mondes les plus élevés de l’esprit.

Aussi, de ce point de vue, toutes les anciennes pratiques devraient soutenir ce yoga dont le but – la maîtrise de la nature inférieure, la quête de l’amour et de la sagesse, et l’union en un paradis de l’esprit – n’a pas été désavoué.

Il affirme que seule la maîtrise donne la joie, que la maîtrise exercée sur la totalité de la nature est divine et que le seul péché est la prétention à la vertu. Il condamne l’hypocrisie de celui qui veut donner de lui l’image d’un être pur, énonçant des paroles hautement spirituelles, alors qu’il n’a pas transformé totalement ses désirs et ses convoitises, les masquant sous de belles apparences trompeuses.

À la vertu, ce point de vue oppose l’exercice de la force et du pouvoir qui ne se soucie pas de ce que l’homme ordinaire considère comme juste, qui permet l’extension de la conscience et la plénitude, l’égalité avec les dieux. Il soutient que l’attitude juste que cherche le mental sattvique est une illusion mensongère car elle est empreinte de désir. La justice considérée du point de vue humain, telle que peut la porter au pinacle l’homme sattvique, sage et vertueux, n’a donc aucune réalité ni vérité dans l’évolution. Le chercheur doit exercer son pouvoir sans honte ni culpabilité. Une certaine force nous a été donnée pour dominer et maîtriser la nature, et plus notre capacité de maîtrise augmente, plus grande est notre joie.

Ce qui est le plus avancé dans l’être doit imposer sa loi à l’ensemble. L’aventurier ne doit pas laisser ses sentiments donner libre cours à la culpabilité en cédant à la croyance qu’il a pris une direction de yoga erronée. En effet, doute et culpabilité peuvent être des freins redoutables dans le yoga.

Il doit maintenir la ligne qu’il s’est fixé, refuser ce qui veut en changer, retrouver les capacités ou pouvoirs qui ont disparu et maintenir le cap dans cette dure épreuve intérieure.

En effet peu de chercheurs persévèrent devant l’échec ou des résultats peu probants. Il faut une endurance, un courage et une détermination à toute épreuve pour poursuivre le yoga selon ce qui a été voulu au départ. Et l’on sait l’habileté du mental à justifier la reddition.

Puis c’est la tendance à remettre à plus tard qui est dénoncée. Lorsque le chercheur cède devant les difficultés, cela rend très difficile la libération ultérieure.

Pour terminer, Sri Aurobindo nous dit que Pâris est le symbole d’une organisation de la pensée qui est parfaite, aussi brillante qu’incontestable, et qui se développe rapidement. Elle encourage à l’établissement d’une parfaite égalité qui permet d’être plus grand que les dieux.

Le dernier à prendre la parole est celui qui détient « l’autorité sénatoriale », celui qui porte en germe l’évolution future, Énée. Cependant, encore soumis au mouvement général de séparation, il décide de conforter la certitude que l’ancien yoga qui sépare l’esprit de la matière est en accord avec la vérité évolutive.

Délivré de toute peur, l’aventurier décide donc de poursuivre la lutte jusqu’au bout pour maintenir les anciens yogas.

 

***

La traduction d’Ilion utilisée est celle de Raymond Thépot, Ilion ou La Chute de Troie.

Quand la traduction nous a paru erronée, hormis quelques exceptions qui sont indiquées, nous n’avons pas corrigé dans le passage cité mais dans l’interprétation qui suit. 

 

Analyse détaillée

 

Le Livre 3 commence par la harangue de Laocoon, le voyant-prophète d’Apollon, symbole de ce qui dans l’être de l’aventurier « perçoit les vérités supérieures ». Mais cette capacité de « vision » est « obscurcie par le destin » en raison d’un développement sur une base de séparation esprit/matière et d’un manque de purification qui ne permet pas de voir la totalité.

Mais alors que la nation, prise entre la ruine et une reddition honteuse,

Attendait, muette, une voix qui pût la guider et un cœur pour l’encourager,

Au milieu du profond silence, Laocoon se dressa, audible de loin, – Les dieux l’entendirent avec leur calme, les hommes avec leur passion, –

Sous sa nuée de cheveux, vêtu de rouge mystique, flamboyant, sombre,

Laocoon fils de Priam, le voyant d’Apollon obscurci par le destin.

L’aventurier de la conscience est toujours dans l’incertitude quant à la manière de poursuivre le yoga, partagé entre d’une part l’idée de la ruine de tous les efforts passés à élaborer des formes de yogas permettant la transformation psychique et la libération de l’esprit, et d’autre part celle de l’incorporation des formes passées dans un yoga qui lui semble aventureux et voué à l’échec. Il attend une guidance intérieure non seulement pour lui indiquer une voie que le mental puisse comprendre mais aussi à laquelle le psychique puisse adhérer (Mais alors que la nation, prise entre la ruine et une reddition honteuse, attendait, muette, une voix qui pût la guider et un cœur pour l’encourager).

Il laisse venir, dans un profond silence mental, une vision qui emplit l’être : ce qui en lui a atteint le surmental la considère sans être troublé tandis que ce qui reste d’ego vital dans l’être la reçoit à travers ses passions, c’est-à-dire à travers un vital non totalement purifié (Au milieu du profond silence, Laocoon se dressa, audible de loin, les dieux l’entendirent avec leur calme, les hommes avec leur passion).

Le rouge mystique qui habille cette vision fait probablement référence à la plus haute capacité de réception des ordres du ciel, celle des initiés (les « mystes »), peut-être aussi à la couleur du sacrifice. Mais cette capacité de vision, qui est reconnue par l’être comme flamboyante, n’en est pas moins perturbée. Les cheveux, symboles de réceptivité, sont « rouges » ou « blonds » dans la mythologie lorsqu’ils concernent une intuition juste. Mais ici, ils sont nuageux (cloud-haired), indiquant une imprécision qui est encore renforcée par le qualificatif « sombre » donné à Laocoon (Sous sa nuée de cheveux, vêtu de rouge mystique, flamboyant, sombre).

Et cet obscurcissement de la capacité de vision est établi au vers suivant : Laocoon fils de Priam, le voyant d’Apollon obscurci par le destin.

Tout d’abord, il nous faut rappeler ce que représente Apollon.

Il est difficile de comprendre exactement sa nature et sa fonction. De nombreux auteurs anciens ayant vécu quelques siècles après Homère et Hésiode, qui avaient la même difficulté de compréhension, l’ont associé au soleil Hélios. Bien que Sri Aurobindo l’ait nommé à plusieurs reprises dieu-soleil (sun-god) à l’instar de ces anciens poètes, il n’est pas le symbole d’une lumière supramentale, d’une part parce que celle-ci est incarnée par Hélios et qu’Apollon n’est un fils ni d’Hélios, ni du Titan Hypérion, d’autre part parce qu’Apollon est un fils de Zeus, et donc une manifestation ou un développement du surmental. Sri Aurobindo l’associant aux mondes de l’esprit, nous comprenons qu’il symbolise une force ouvrant pour le développement en l’humanité du « mental de lumière », c’est-à-dire non plus un mental de pensée mais un mental de vision, de perception directe qui est une expression du supramental. Nous développons ce point de vue dans le chapitre consacré aux dieux de l’Olympe dans notre étude « Mythologie Grecque, yoga de l’Occident, édition révisée ». Les capacités attribuées à Apollon – prophétie, inspiration (musique) – relèvent des quatre pouvoirs qui se manifestent clairement au niveau du mental intuitif : révélation, inspiration, discernement intuitif et perception du rapport entre une vérité et une autre.

Toutefois, il est assez probable que l’accès à ces plans supérieurs de l’esprit aille de pair avec une réalisation psychique. Certains auteurs anciens ont ainsi associé ce dieu avec le cygne, symbole de l’âme, soit que des cygnes soient présents à sa naissance, soit que le dieu soit représenté chevauchant un cygne.   

L’obscurcissement de la vision de Laocoon a deux raisons. Sur le plan extérieur de l’évolution de l’humanité dans son ensemble, il est dû aux cycles cosmiques, en particulier ceux du mental qui, selon nous, couvrent des périodes de 2160 et 26000 ans. (Cf. l’étude de l’auteur Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité.) Sri Aurobindo approfondira cet aspect dans le Livre des dieux[5], notamment avec ces vers énoncés par Apollon :

« Zeus, je sais que je m’affaiblis ; déjà la nuit m’enveloppe.

Crépusculaire elle étend son règne, et obscurcit mes éclairs par l’erreur.

C’est pourquoi mes prophètes fourvoient les cœurs des hommes vers la ruine prescrite ».

Et ceux de Zeus à Athéna :

« Que dirai-je à la pensée qui, calme, habite ton sein, ô Athéna ?

Ne t’ai-je pas donné la terre comme part d’héritage, mise sur le trône et armée,

N’ai-je pas assombri le sourire de Cypris, terni le fils d’Héra et celui de Latone ?

Prompte dans ton ambition silencieuse, fière dans ta sévérité radieuse,

Fille, tu domineras      avec le Grec et le Saxon, le Franc et le Romain. »

Comme la guerre de Troie est censée avoir eu lieu plus de sept siècles avant J.-C., il ne pouvait s’agir d’un affaiblissement de l’intuition commençant dans un petit cycle, mais bien de la continuation d’un phénomène qui avait commencé depuis longtemps déjà, à l’aube de la Renaissance du Grand cycle de 26000 ans, soit il y a environ 6500 ans, un peu plus de 3000 ans avant Homère.

Ce cycle, l’aventurier n’en a pas connaissance, aussi sa vision est-elle « obscurcie par le destin », par la nécessité évolutive.

Ce qui se passe au niveau de l’évolution de l’humanité se rejoue au niveau individuel. Aussi, lorsque l’aventurier est parvenu à la libération de l’esprit et que doit se produire le renversement du yoga, certaines aides spirituelles qui l’accompagnaient jusque-là se retirent à l’arrière-plan.

Toutefois, Sri Aurobindo laisse entendre qu’il y a une deuxième raison à cet obscurcissement des éclairs de vérité envoyés par Apollon : ce sont des imperfections dues à un reste d’ego. Nous les étudierons plus loin.

Comme quand l’âme de l’Océan monte enivrée dans le jour naissant

Et, élevant la voix de ses songes, entonne au milieu des rochers et de l’écume

Le chant de ses harmonies turbulentes, ainsi la voix à longue portée de Laocoon

Monta, prenant son essor parmi les colonnes des gloires d’Ilion, 10

Revendiquant la terre et les cieux comme théâtre de sa clameur pleine d’assurance.

« Troyens, fermez votre cœur au son tranquillisant des flûtes de l’Hadès !

Vis, ô nation ! » tonna-t-il, et les rues de Troie, ainsi que ses piliers,

Renvoyèrent leur véhémente réponse. Rendue à son moral de lion,

Troie debout sur son agora emplit les cieux d’acclamations,

Faisant, dans un défi mortel, retentir un nom jusqu’au trône de Zeus.

La voix du voyant Laocoon est comparée ici à celle des « songes » de l’Océan qui se manifestent au milieu des rochers et de l’écume.

Sri Aurobindo avait une très bonne connaissance des grands auteurs grecs tels Homère et Hésiode. Il ne pouvait ignorer qu’Océanos est le Titan nommé par Hésiode comme père des fleuves et des Océanides. Ce Titan n’a aucun rapport avec ce que nous entendons par le nom « océan », mais seulement avec les courants de conscience-énergie, car les anciens grecs utilisaient d’autres mots pour désigner la mer tels « Thalassa ». Sa descendance illustre le processus de purification-libération avec des héros tels Persée et Héraclès. Les harmonies turbulentes  seraient alors le jeu des forces qui mettent en action le processus évolutif de purification/libération, et donc annoncent ce qui doit venir (ses songes) (quand l’âme de l’Océan monte enivrée dans le jour naissant et, élevant la voix de ses songes entonne au milieu des rochers et de l’écume le chant de ses harmonies turbulentes).

La voix du voyant Laocoon est à longue portée au sens où elle est influente dans de très nombreuses parties de l’être ou bien aussi au sens où elle concerne un lointain futur. S’élevant parmi les colonnes des gloires d’Ilion, elle donne une impression de solidité et fiabilité établie depuis longtemps. Et son influence entend s’exercer sur la totalité de l’être, depuis les hauteurs du mental jusqu’au plan corporel (Revendiquant la terre et les cieux). C’est-à-dire qu’elle prétend concerner non seulement le domaine de l’esprit mais aussi celui de la matière et du corps. Elle s’impose partout bien que loin d’être une intuition-vision certaine. En effet, Sri Aurobindo lui accole deux termes contradictoires, une rumeur (le mot anglais rumor traduit ici à tort par clameur) qui est une nouvelle de source incontrôlée à laquelle le chercheur donne toute sa confiance (confident) (une rumeur qui se répand pleine d’assurance).

Cette intuition visionnaire qui prévoit la victoire troyenne écarte l’idée du renoncement à la lutte, c’est-à-dire du renoncement à maintenir la primauté des anciens yogas (Vis, ô nation). Elle encourage au refus de tout laisser-aller mortifère, au rejet des musiques apaisantes issues de l’inconscient qui appellent à la cessation de la lutte et à la fin de l’ancien yoga (fermez votre cœur au son tranquillisant des flûtes de l’Hadès !). Ceci fait aussi écho à la remarque de Mère dans l’Agenda, à propos des disciples qui manquent de courage pour entreprendre le yoga : « Ils veulent tous mourir ! ».

L’ensemble de l’être, déjà acquis à ce qu’il pense être une vision de vérité, ne peut que s’engouffrer dans cette voie. À cette intuition visionnaire assombrie répond favorablement l’ensemble des pratiques ou yogas, et leurs fondements (les rues de Troie, ainsi que ses piliers, renvoyèrent leur véhémente réponse).

L’aventurier de la conscience retrouve la paix et sa détermination pour poursuivre jusqu’à la victoire finale qui ne supporte pas de compromis le combat engagé contre ce qu’il ne peut encore appréhender comme le futur qui demande à naître, faisant une absolue confiance à sa vision altérée (Rendue à son moral de lion, Troie debout sur son agora emplit les cieux d’acclamations, faisant, dans un défi mortel retentir un nom jusqu’au trône de Zeus).

Comme quand un calme morne des cieux décourage le goût de vivre,

Que la Nature et l’homme ressentent dans leur sein la douleur des éclairs réprimés,

Que l’air est chargé de danger et lourd, et soudain, fort de cette angoisse,

Le Zeus des foudres déclenche des éblouissements en libérant sa voix orageuse, 20

Et la terre d’exulter sous le baiser et les rires nourriciers de la pluie,

De même, brisant le silence, explosa le tonnerre de Troie qui se dressait ;

Impétueusement elle se détourna de la prudence et de la sagesse, et encore une fois se tourna vers la grandeur,

Lançant sa voix aux cieux des profondeurs de son courage insondable.

Sri Aurobindo prend ici l’image de la tension angoissée et de l’inconfort qui sont ressentis avant que n’éclate l’orage, car l’aventurier doit supporter une très forte tension en raison de l’incertitude du chemin.

Il ne reçoit plus de guidance des mondes de l’esprit et cela lui pèse (Comme quand un calme morne des cieux décourage le goût de vivre). De plus, les fulgurances de connaissance qu’il reçoit, aussi bien dans sa nature inférieure – corps et vital – que dans son mental ne trouvent aucun point d’application, aucun réceptacle approprié, et il est obligé alors de les garder pour lui-même (Que la Nature et l’homme ressentent dans leur sein la douleur des éclairs réprimés).

Il ressent cette phase du yoga comme dangereuse et angoissante (l’air est chargé de danger et lourd). Mais c’est seulement à l’extrême limite de la tension que la manifestation foudroyante du plus haut du surmental manifeste sa glorieuse puissance (Zeus of the thunders starts into glories releasing his storm-voice). (Si l’on suit la traduction française « soudain, fort de cette angoisse, le Zeus des foudres déclenche des éblouissements », on comprend à tort que le plus haut du surmental envoie une réponse foudroyante en donnant des illuminations). Il y a alors une réponse dans le corps lui-même, dans les cellules qui exultent (Et la terre d’exulter sous le baiser et les rires nourriciers de la pluie).

C’est donc tout l’être du chercheur qui se redresse, heureux de suivre cette direction à laquelle il fait confiance depuis longtemps, car il est soulagé que la tension prenne fin (De même, brisant le silence, explosa le tonnerre de Troie qui se dressait).

Au lieu d’orienter son yoga vers les détails du quotidien qui sont sous ses yeux, ce qui implique une grande humilité et qui est ce vers quoi voudrait l’entraîner sa prudence (son discernement) et sa sagesse, l’aventurier se conforte avec les grandes expériences et réalisations des anciens yogas, et se tourne à nouveau vers ce qui procure des illuminations de l’esprit, l’union avec le divin en l’esprit, de splendides ouvertures du cœur ou des pouvoirs. Ces pouvoirs ou « siddhi » sont décrits dans différentes textes : capacité de contrôler le corps, ses besoins et ses organes, pouvoirs sur les forces de la nature et sur ses lois telle la gravité, ubiquité, connaissance des trois temps, pénétration dans le mental d’autres êtres, pouvoirs de guérison, développements des sens subtils permettant la vue et l’ouïe à distance, etc. Tout cela est la « grandeur » de Troie, la grandeur des anciens yogas (Impétueusement, Troie se détourna de la prudence et de la sagesse, et encore une fois se tourna vers la grandeur).

À ce stade du yoga, l’aventurier a universalisé sa conscience mentale vers les sommets de l’esprit, et il a donc atteint des univers illimités, insondables. (Lançant sa voix aux cieux des profondeurs de son (courage) esprit insondable (nous pensons en effet que le mot anglais « spirit » est mieux traduit dans ce contexte par « esprit »).

Soulevé par ces clameurs, une fois de plus triomphant sur ce théâtre de sa grandeur,

Instrument des dieux, sauf qu’il estimait sa force un guide dans la Nature,

Prenait pour sienne une voix qui lui était donnée, et s’imaginait façonner

Le Destin qui tous nous façonne, Laocoon se tenait debout au milieu des cris,

S’appuyant au calme d’un pilier antique. Dans ses yeux qui se consumaient

Brûlait la flamme du prophète, qui à la fois aveugle et illumine ; 30

Ses lèvres tremblantes assiégées par la pensée, secouant sa chevelure de lion,

L’enthousiaste entraîné par la tourmente intérieure leva les yeux. Puis, comme l’acclamation

Se fatiguait d’elle-même pour disparaître enfin dans le sein du silence,

Se tenant droit, il reprit, — et sa voix, dans le cœur de ses auditeurs,

Déferla comme le cri impatient, quand ses houles nous appellent, de l’Océan

Retentissant d’une pensée sublime au long de sa marche sans borne.

Chaque homme sentit son cœur semblable à l’écume dans la ruée des eaux.

Une fois de plus, les capacités divinatoires et visionnaires l’emportent sur d’autres considérations, comme sur une scène de théâtre où s’exhibe la « grandeur » de ces réalisations auxquelles une grande importance est accordée (Soulevé par ces clameurs, une fois de plus triomphant sur ce théâtre de sa grandeur).

C’est le terme « vision » que nous employons ici, car les perceptions évoquées sont davantage du registre de la vision que des autres sens. À noter que le mot « voyant » est employé dans de nombreuses traditions. Toutefois, il peut regrouper ici les quatre types d’intuitions que Sri Aurobindo décrit dans le mental intuitif : capacité de vision de la vérité, capacité d’audition de la vérité, capacité de toucher de la vérité, et capacité de discernement des relations entre une vérité et une autre.[6] Toutefois, à ce stade du yoga, cette vision ne donne pas des résultats exacts car Laocoon est « le voyant d’Apollon obscurci par le destin ».

Outre les cycles cosmiques dont nous avons parlé, Sri Aurobindo donne ici une deuxième raison de cet obscurcissement qui relève cette fois-ci de la responsabilité de l’aventurier. Elle fait écho aux deux parjures de Laomédon, la non-rétribution des dieux Apollon (la force qui développe le Mental de Lumière) et Poséidon (le dieu qui veille sur la purification du subconscient) pour la construction de la citadelle de Troie ainsi que le refus des chevaux dus à Héraclès pour le sauvetage d’Hésione. Cela traduit un manque d’humilité et la non reconnaissance du travail des forces spirituelles (Instrument des dieux, sauf qu’il estimait sa force un guide dans la Nature). Les « visions » dépendent en effet de forces qui agissent depuis les plans subliminaux mais l’aventurier leur accorde une telle confiance qu’il estime qu’elles sont un guide fiable pour progresser dans l’incarnation.

D’autre part, il refuse d’abandonner entre les mains du divin la responsabilité du yoga et les pouvoirs acquis. Il pense encore y être pour quelque chose dans l’expression de ses « visions » ou même pense que son intuition provient de la source la plus haute alors qu’elle est issue du surmental où jouent des forces opposées (Prenait pour sienne une voix qui lui était donnée). Il croit encore qu’il a quelque pouvoir sur l’orientation de son yoga, de sa vie et des évènements, pouvoir qui est exclusivement entre les mains du Divin (et s’imaginait façonner le Destin qui tous nous façonne). Il n’a pas réalisé la seconde étape décrite dans la Bhagavad Gita, celle où le chercheur, après avoir renoncé aux fruits de l’œuvre et s’être détaché de l’œuvre elle-même, doit abandonner l’idée qu’il est celui qui agit. Il n’a pas réalisé que « Mère dirige, Mère organise, Mère réalise ». Car à ce stade, il y a encore un ego chez le sage et le saint, ego qui se manifeste par une volonté de maîtrise.

L’erreur à laquelle conduit cette « vision » assombrie est de croire que ce qui se manifestera dans le futur, la Troie future, sera identique dans ses formes à la Troie actuelle, c’est-à-dire des structures spirituelles identiques, alors que seule son essence survivra.

Cette capacité de « vision » a été conquise en développant un calme intérieur et en s’appuyant sur les structures des anciens yogas (Laocoon se tenait debout au milieu des cris, s’appuyant au calme d’un pilier antique).

L’aventurier de la conscience parvenu à ce stade du mental illuminé et s’aventurant vers le mental intuitif est un prophète, c’est-à-dire qu’il peut, dans une certaine mesure, connaître le futur. Dans son regard tourné vers l’intérieur, absorbé en lui-même, brûle la flamme du feu intérieur, Agni, développée par son aspiration, sa consécration, sa volonté de progrès et ses efforts de purification. (Dans ses yeux qui se consumaient brûlait la flamme du prophète, qui à la fois aveugle et illumine). Mais cette flamme agit de deux façons opposées, à la fois en « aveuglant », en empêchant de discerner, de considérer d’autres points de vue du fait de la trop grande confiance que l’aventurier accorde à ses visions, et à la fois en « illuminant » par les éclairs de vérité qu’elle transmet.

Les prophéties peuvent donc être déformées par le mental et le vital (Laocoon) ou bien non prises au sérieux et négligées (Cassandre).

Il ne manque pas d’exemples dans la littérature spirituelle d’aventuriers de la conscience ou de gurus qui ont fait des prophéties qui ne se sont jamais réalisées.

Les deux vers qui suivent nous expliquent pourquoi les visions prophétiques de l’aventurier sont erronées : son mental n’est pas totalement silencieux (Ses lèvres tremblantes assiégées par la pensée) et son intuition dominante n’est pas stable (sa chevelure de lion secouée). De plus, l’adhésion enthousiaste à ces visions résulte en grande partie du conflit intérieur (L’enthousiaste entraîné par la tourmente intérieure).

Toutefois, ces visions prophétiques, trop sûres d’elles-mêmes, résonnent dans l’être avec force, de la même façon qu’une sublime pensée nous arrive du courant « impatient » de forces qui anime l’évolution qui n’a pas de fin (sa voix, dans le cœur de ses auditeurs, déferla comme le cri impatient de l’Océan retentissant d’une pensée sublime au long de sa marche sans borne).

Océanos a parfois été identifié à la divinité primordiale orphique, le grand serpent Ophion. Pour Hésiode, « il entoure la terre et le vaste dos de la mer » (Théogonie, vers 790), ce qui illustre les courants de conscience-énergie qui gouvernent le corps et le vital et gouvernent l’évolution selon la Nature.

« Ainsi donc Ilion est vaincue ! Elle humilie son esprit grandiose,

Qui finalement s’avère mortel, devant les dieux, les Grecs et Anténor,

Et quand la menace et la compassion insolente d’un chef de clan barbare 40

Introduisent ici leur orgueil, insultant pour l’esprit d’Ilos, concrétisé par ces colonnes,

Les Troyens, restés assis, auront tremblé ! Car un homme s’est levé et a parlé,

Un que les dieux ont embauché dans leur colère ! Avec sa vaillance et ses effectifs,

L’Argien ne pouvait vaincre par les armes : ils ont donc cherché dans Troie même son bourreau,

Accumulé leurs artifices dans une voix et choisi un homme illustre et honoré,

Appelé à l’aide Atè, et corrompu le cœur d’Anténor.

Telle la flûte où souffle la Sorcière infernale, il répand toujours parmi vous

Le doute, l’affliction et la faiblesse, qui refroidissent le cœur des combattants ;

Toujours sa voix, avec sa prédilection cadencée et subtile pour le mal,

Brise la fermeté du vouloir, et invalide l’élan héroïque. 50

Cette vision prophétique s’en prend d’emblée à l’esprit de défaite et de renoncement qui cherche à s’imposer dans les hauteurs de l’esprit et à diminuer la valeur des grandioses réalisations passées. Et ces réalisations, qui ont permis d’atteindre à l’esprit immortel, disparaîtraient aussi dans un retour aux niveaux des plans duels et donc « mortels ». Ce serait abaisser les grandioses réalisations passées devant les forces du surmental, devant des parties de l’être moins évoluées et devant le mental supérieur spiritualisé, (Ainsi donc Ilion est vaincue ! Elle humilie son esprit grandiose, qui finalement s’avère mortel, devant les dieux, les Grecs et Anténor).

Cette capacité de vision juge que le yoga qui veut poursuivre la purification des profondeurs est peu développé, prétentieux, négligeable et insultant pour les réalisations des conquêtes en l’esprit, imposantes et solides comme ces colonnes qui se dressent vers le ciel (anglais : columned spirit) (Et quand la menace et la compassion insolente – le mot « pitié » serait sans doute préférable pour traduire « mercy » – d’un chef de clan barbare introduisent ici leur orgueil, insultant pour l’esprit d’Ilos, concrétisé par ces colonnes). Avec ironie, elle assure que les mouvements qui travaillent à la conquête de l’esprit et à la pleine maîtrise réalisée par l’imposition de la volonté ne se sont pas inclinés et n’ont pas tremblé devant ce nouveau mouvement dans l’être (Les Troyens, restés assis, auront tremblé !).

Elle affirme que les pratiques de ce nouveau yoga ne font pas le poids devant les anciens yogas (Avec sa vaillance et ses effectifs, l’Argien ne pouvait vaincre par les armes) et que les forces du surmental se servent d’anciennes et illustres réalisations des anciens yogas pour donner libre cours à une opposition passagère (Car un homme s’est levé et a parlé, un que les dieux ont embauché dans leur colère !). Ces forces tentent d’affaiblir de l’intérieur la détermination et la force des anciens yogas en insufflant dans le mental spiritualisé doute et découragement (ils ont donc cherché dans Troie même son bourreau, accumulé leurs artifices dans une voix et choisi un homme illustre et honoré, appelé à l’aide Atè, et corrompu le cœur d’Anténor).

Rappelons qu’Atè, la fille aînée de Zeus chez Homère, est la force qui entraîne vers les hauteurs de l’esprit. Si ce mouvement est juste dans une phase précise du yoga, cela devient une erreur de s’y accrocher lorsque le temps est passé. Aussi cette déesse devint-elle le symbole de l’erreur. Cette erreur qui crée une séparation entre l’esprit et le corps, amène la peur dans le vital et le doute dans le mental comme l’exprime Mère dans ses « sutras » :

« Toute division dans l’être est une insincérité.

La plus grande insincérité est de creuser un abîme entre son corps et la vérité de son être.

Quand un abîme sépare l’être véritable de l’être physique, la Nature le remplit immédiatement de toutes les suggestions adverses dont la plus redoutable est la peur, et la plus pernicieuse le doute. »[7]

Comme à ce stade du yoga la peur est depuis longtemps dépassée, du moins dans les plans du mental et du vital, il s’agit principalement du doute, ce doute qui assiège la volonté du chercheur tout au long du yoga avec des « à quoi bon ! ». Mère elle-même exprime dans l’Agenda qu’elle est sans arrêt sujette à l’irruption de ces suggestions négatives maniées par des forces adverses. Cela se manifeste comme une musique obsédante et fascinante jouée par la force noire infernale, celle qui représente l’opposition fondamentale à l’évolution (Telle la flûte où souffle la Sorcière infernale). La puissance de vision (vision qui est elle-même déformée) associe donc cette ancienne réalisation mentale qui veut maintenir son influence (Anténor) à cette force d’opposition. Elle l’accuse de répandre dans l’esprit le doute, de tenter d’introduire la dépression et d’affaiblir la volonté, toutes choses qui affaiblissent le feu intérieur et l’ardeur de l’aventurier (il répand toujours parmi vous le doute, l’affliction et la faiblesse, qui refroidissent le cœur des combattants).

Ce sont des suggestions diaboliques répétitives et subtiles du genre : à quoi bon ? Rien ne change ! Ce yoga ne conduit nulle part ! Pourquoi tant d’efforts et de souffrance en vain ! Elles brisent la volonté et amoindrissent le feu intérieur du guerrier héroïque qui « livre la grande bataille du futur qui doit naître contre le passé qui veut durer ».[8]

Ces suggestions sont décrites dans leur forme extrême dans les livres IX et X du poème Savitri, dans le dialogue de Savitri avec la mort.

C’est pourquoi, alors que ses héros poursuivent la lutte et que ses bras sont invaincus,

Troie, dans vos cœurs, est battue ! Les âmes de vos Pères vous ont entendus

Jouer avec la vilenie, ancrés dans l’indignité, appâtés par l’appel du déshonneur.

Tel est le pouvoir dont Zeus a doté les mots ailés d’un mortel

Sa volonté déjouée, lui-même désavoué par la marche continue et sans terme des années,

Avec la froide frénésie de son avarice et de son ambition déchue

Il n’en appelle pas moins la ruine à descendre du ciel sur ses compatriotes, Troyen il abaisse Troie,

Sa patrie, exaltant ses ennemis et bénissant ses bourreaux.

Tels sont les dieux qu’Anténor a forgés à l’image de son cœur,

Que si un seul méchant ne trouve pas d’issue à sa convoitise et à sa nostalgie, 60 

Des cités sont condamnées, des rois doivent être abattus, et une nation doit périr !

D’un côté, l’aventurier poursuit les anciennes pratiques de yoga qui, à ce stade, ne sont pas remises en cause. De l’autre, sa « vision » voit qu’une partie de l’être très avancée dans le mental, incarnée par Anténor, est sur le point d’accepter intérieurement la réorientation du yoga (C’est pourquoi, alors que ses héros poursuivent la lutte et que ses bras sont invaincus, Troie, dans vos cœurs, est battue !). Le vers suivant fait sans doute référence à une certaine nostalgie des temps anciens de son yoga, à cette partie de lui-même qui contemple avec un œil désapprobateur l’évolution en cours, considérant que la descente dans les plans inférieurs en vue de la purification relève d’un badinage avec la bassesse, ressenti comme une honte et un manque d’intégrité, de droiture (Les âmes de vos Pères vous ont entendus jouer avec la vilenie, ancrés dans l’indignité, appâtés par l’appel du déshonneur).

Ce pouvoir de semer le doute dans l’être a été accordé par le plus haut du surmental à une réalisation de sagesse yoguique basée sur le mental (Tel est le pouvoir dont Zeus a doté les mots ailés d’un mortel). Toutefois, la volonté associée à cette ancienne sagesse n’a plus de pouvoir et, sous l’effet de l’évolution qui ne s’arrête jamais, cette sagesse ne constitue plus le but du yoga (Sa volonté déjouée, lui-même désavoué par la marche continue et sans terme des années). Ce fut à un moment donné le plus haut sommet du yoga, avec un attachement à ce par quoi cette sagesse s’exprimait dans le monde, peut-être aussi avec un puissant désir d’acquérir davantage de « pouvoirs » (Avec la froide frénésie de sa cupidité (son avarice) et de son ambition déchue). Car le mental, quel que soit son accomplissement, est toujours en quête d’accumulation de connaissances qui sont également source de pouvoir.

Mais la vision troublée considère que cette sagesse fait le jeu des forces qui veulent imposer un nouveau yoga, lequel conduirait à la fin des anciennes pratiques et réalisations (Il n’en appelle pas moins la ruine à descendre du ciel sur ses compatriotes, Troyen il abaisse Troie, sa patrie, exaltant ses ennemis et bénissant ses bourreaux.)  Elle accuse un seul mouvement du yoga – qui, selon elle, veut toujours plus de connaissances et regrette les périodes précédentes du yoga –, d’entraîner tous les autres vers leur perte, d’annihiler des structures splendides de yoga et les plus hautes ascèses qui les dirigent, détruisant ainsi tout un accomplissement spirituel (si un seul méchant ne trouve pas d’issue à sa convoitise et à sa nostalgie, des cités sont condamnées, des rois doivent être abattus, et une nation doit périr !).

Mais dans l’esprit des hommes libres et des braves je trouverai réponse à tes pressentiments,

Corbeau de Troie affamé d’or qui croasse de ton nid à l’encontre de ses princes.

Une seule perte irréparable foule aux pieds l’âme d’une nation,

Un seul écroulement persiste : c’est la ruine de la grandeur et de la vertu,

En pleurs quand la Liberté s’éloigne de la vie et du cœur d’un peuple,

Qu’à sa place vient, rampante, la mentalité de l’esclave, infectant

La virilité et la joie ; que la voix s’exerce au mensonge,

Et que la sujétion flatte le cou de l’homme, lui qui est proche des divinités.

Je ne suis pas terrifié par le feu, ni par l’épée et ses tueries : 70

La vilenie des hommes m’épouvante, c’est la bassesse et ses voix que je crains.

Quoi de plus cruel, quoi de pire l’homme peut-il endurer, que, réduit en esclavage,

D’accepter des faveurs d’un vainqueur, et, déchu de la vertu intraitable que le ciel permet aux mortels,

De trouver refuge et bien-être auprès de l’ennemi, auprès de l’étranger ?

La mort n’est pas plus poignante, ni le massacre de nos amis et de nos aimés.

En tant que symbole, le corbeau ne semble pas avoir eu dans les traditions primitives de connotation spécialement négative. Il était plutôt considéré comme un oiseau prophétique, médiateur entre le monde des dieux et celui des hommes, et aussi entre le monde des vivants et celui des morts. Ici toutefois, dans la harangue de Laocoon, il semble représenter un présage négatif comme dans les traditions tardives et contemporaines.

Nous avons traité précédemment de l’attachement du chercheur à l’œuvre et du désir insatiable du mental d’accumuler les connaissances (Corbeau de Troie affamé d’or).

Pour cette partie de l’être qui s’exprime ici depuis le mental illuminé, seule la déchéance à un état inférieur est un destin tragique pour l’âme. Le nouveau yoga implique en effet de redescendre progressivement depuis les hauts plans du mental dans les niveaux inférieurs du vital puis du corps, là où doit être fait le travail de purification afin d’y apporter la lumière. Il ne s’agit plus de « grandes réalisations », celles que l’on peut admirer chez les êtres dits « réalisés », ni de sainteté, mais d’un travail très humble qui est ici rejeté parce que très éloigné des superbes réalisations en l’esprit et de la vertu du saint. (Un seul écroulement persiste : c’est la ruine de la grandeur et de la vertu).

Plus l’aventurier dans son yoga est monté dans les plans de conscience, plus il a été capable de repousser les limites et plus il a gagné en liberté de l’esprit. Redescendre dans les plans inférieurs implique de retrouver les limitations associées à ces plans, de plus en plus suffocantes au fur et à mesure que l’on descend, lorsqu’on a été habitué aux grands espaces des plans du mental illuminé, du mental intuitif et du surmental (En pleurs quand la Liberté s’éloigne de la vie et du cœur d’un peuple).

Lorsque l’aventurier descend dans ces profondeurs, il doit progressivement affronter une mentalité emprisonnée à l’intérieur de murs de plus en plus étroits créés par les peurs archaïques, l’ignorance, les désirs minuscules, les habitudes corporelles, etc. Ce n’est plus la liberté des hauts sommets de l’esprit, ni leur joie, et son humanité semble déchoir (Qu’à sa place vient, rampante, la mentalité de l’esclave, infectant son humanité – humanhood doit être traduit par humanité et non virilité – et la joie). Dans ces plans inférieurs, la peur génère le mensonge (la voix s’exerce au mensonge) et la soumission semble douce à l’homme qui baisse la tête, lui qui est fait pour être un égal des dieux dans le surmental (Et que la sujétion flatte le cou de l’homme, lui qui est proche des divinités).

Vue des hauteurs de l’esprit visionnaire, les transformations appartiennent au mouvement de l’évolution et il n’y a pas lieu de craindre les grandes forces purificatrices ni ce qui tranche ce qui n’est plus bon pour l’évolution (Je ne suis pas terrifié par le feu, ni par l’épée et ses tueries). Mais vue de ces mêmes hauteurs, l’état de conscience qui correspond aux plans inférieurs, celui des hommes ordinaires, est insupportable (La vilenie des hommes m’épouvante, c’est la bassesse et ses voix que je crains). À de nombreuses reprises, de même que Sri Aurobindo, Mère évoque dans l’Agenda son refus de redescendre dans les plans de conscience ordinaires de l’humanité qui lui sont suffocants.

Mais s’il y a pire encore que cet enfermement dans les murs de l’ignorance, du doute et de la peur, ce serait, selon ce point de vue, l’abaissement des anciens yogas, qui, acceptant la descente dans ces plans, pourrait en recevoir des avantages pour se perpétuer et en jouir, oublieux de la détermination sans faille pour l’intégrité et la vertu rigoureuse et intraitable que les puissances de l’esprit ont permises. (Quoi de plus cruel, quoi de pire l’homme peut-il endurer, que, réduit en esclavage, d’accepter des faveurs d’un vainqueur, et, déchu de la vertu intraitable que le ciel permet aux mortels, de trouver refuge et bien-être auprès de l’ennemi, auprès de l’étranger ?)

Il vaut mieux tout sacrifier des réalisations et du yoga plutôt que de tomber dans cette déchéance (La mort n’est pas plus poignante, ni le massacre de nos amis et de nos aimés).

(Bien que, selon nous, Sri Aurobindo n’ait pas écrit ce poème pour fustiger l’attitude des élites Indiennes vis à vis de l’occupant anglais, il a pu s’inspirer de ce qui était sous ses yeux pour écrire ce dernier passage.)

Fi, et hélas ! Les plus grands de la terre ne sont que terre, et l’épreuve les trouve en défaut,

Vaincus par Tristesse et Doute, marteleurs du destin, flammes de son fourneau.

Ils renoncent à Dieu dans leur âme pour se soumettre à leur argile et à ses suggestions.

Sans cela, le cœur de Troie aurait-il pu se dérober devant l’ombre menaçante

Projetée par la lance d’Achille, ou reculer au bruit des roues de son char ? 80

Or il a gravé un serment austère dans son esprit qui ne plie pas :

Dans sa foulée, enfin victorieux, de violer les murs d’Apollon

Et ne dormir que Troie brûlée. C’est le vœu solennel d’une nature indomptable :

Forcera-t-elle Troie que ceignent ses remparts ? En vérité, l’âme d’un homme aussi est puissante,

Plus que la pierre et le mortier !

Sri Aurobindo énonce alors un avertissement pour les aventuriers de la conscience. Même pour les plus avancés d’entre eux, une chute est toujours possible car ils sont toujours liés aux énergies archaïques du vital et aux habitudes corporelles ignorantes. Sans compter la possible intervention des forces adverses trop heureuses de faire opposition à l’évolution. La littérature spirituelle ne manque pas d’exemples de gurus ayant chuté, principalement dans les domaines de la sexualité, du pouvoir et de l’argent, usant pour cela de leur influence sur leurs disciples. Toutes les parties de son être où l’aventurier est inconscient ou n’a pas effectué de purification suffisante peuvent être son talon d’Achille, l’endroit par où la chute peut arriver (Les plus grands de la terre ne sont que terre, et l’épreuve les trouve en défaut).

Mais si des chutes dues au bas vital et à l’attrait du pouvoir et de l’argent ne sont plus à craindre, il reste pour les plus avancés deux obstacles majeurs qui se dressent sur leur chemin, l’une dans le vital, l’autre dans le mental.

Tout d’abord la tristesse qui provient d’un sentiment d’impuissance à changer les choses, que ce soit dans leur propre nature ou à l’extérieur pour l’humanité, l’un étant le reflet de l’autre. Cette « impuissance » est martelée par des suggestions qui arrivent dans l’être de tous côtés, qui l’incitent à renoncer et tentent de le convaincre de l’inutilité de ses efforts, et de son yoga.

L’autre obstacle, le doute, peut assaillir le mental de l’aventurier.

Nous avons mentionné quelques pages plus haut l’un des sutras de Mère à ce sujet : « Quand un abîme sépare l’être véritable de l’être physique, la Nature le remplit immédiatement de toutes les suggestions adverses dont la plus redoutable est la peur, et la plus pernicieuse le doute ». Cela signifie que lorsque les plans inférieurs jusqu’à la conscience corporelle ne sont plus alignés avec l’être psychique, avec l’âme, alors la peur et le doute s’insinuent dans l’être.

Le doute peut prendre de multiples formes : doute sur le but du yoga lui-même qui vise à accélérer le mouvement de la nature, doute sur la capacité de l’aventurier à remplir la tâche qui lui a été assignée par son âme et dont il a eu par le passé la révélation plus ou moins précise (svadharma), doute sur les moyens qu’il met en œuvre pour réaliser cette tâche, doute sur l’utilité de ses efforts (Vaincus par Tristesse et Doute, marteleurs du destin, flammes de son fourneau).

Pour affronter cette épreuve, Mère ajoute :

 « Alors, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de continuer son chemin en gardant sa propre foi et sa propre certitude, et de ne pas se soucier des contradictions et des démentis. (…) Il faut trouver sa certitude au-dedans de soi, la garder en dépit de toutes choses et aller son chemin coûte que coûte, jusqu’au bout. La Victoire est au plus endurant. » [9]

Si l’aventurier accepte cette tristesse et ce doute, il se coupe alors du contact avec le divin intérieur et succombe au joug de la Nature, à ses lois et à ses influences (Ils renoncent à Dieu dans leur âme pour se soumettre à leur argile et à ses suggestions).

Dans l’aventurier, ce pouvoir de vision trouble ne comprend donc pas comment toute une partie de son être la plus avancée a pu laisser l’idée du nouveau yoga s’imposer progressivement, si ce n’est du fait d’un sentiment d’impuissance et du doute (Sans cela, le cœur de Troie aurait-il pu se dérober devant l’ombre menaçante projetée par la lance d’Achille, ou reculer au bruit des roues de son char ?)

D’un autre côté, ce pouvoir de vision faussé par le destin reconnaît que son adversaire est la volonté trempée dans le feu d’une nature noble et altière, d’une puissance d’âme résolue à vaincre ou à périr avec une détermination plus solide qu’un mur de pierres (Or il a gravé un serment austère dans son esprit qui ne plie pas /…/ En vérité, l’âme d’un homme aussi est puissante, plus que la pierre et le mortier !)

Troie, ô Troyens, eut jadis une âme

Aussi ferme que ses remparts que les dieux ont érigés. Lorsque Sarpédon tomba mort,

Rattrapé par les javelots, et que Zeus détourna son visage,

Que vers la mer le Xanthe coulait en sanglotant, rougi par les corps des Troyens,

Lorsque, le jour où le ciel se tut, le casque aux longs traits de lumière

Quitta les chemins du combat, et que la panique, aux côtés d’Achille, 90

Abattit des armées d’hommes qui se trouvaient sans bergers, pâles de la perte des plus grands d’entre eux,

Troie la divine continua de vivre. Parlons-nous au milieu des ruines d’une cité ?

Voyez ! À ses cieux elle fait face, comme quand Trôs et Laomédon la gouvernaient.

Laocoon continue sa harangue en évoquant Sarpédon, ce roi des Lyciens tué précédemment au combat par Patrocle. Pour bien comprendre ce passage, il nous faut évoquer l’histoire de Sarpédon.

Nous suivrons la généalogie donnée par Homère qui place ce héros dans la lignée de Sisyphe unie à Mérope, symbole de « l’effort » en vue de l’élargissement du mental, car rien dans la vie ordinaire ne peut en effet être obtenu sans effort.

(Voir Planche 11). Nous laisserons de côté les auteurs ultérieurs qui ont fait de Sarpédon un fils d’Europe, car cela ne fait pas sens. Homère nomme uniquement Minos et Rhadamanthe comme enfants d’Europe.

Cet « effort » porte des fruits : cela se manifeste par le fils de Sisyphe, Glaucos « celui qui brille », et surtout par son petit-fils, Bellérophon qui fut le vainqueur de la Chimère, laquelle représente l’illusion, c’est-à-dire l’opposé de la conscience ou de la lumière. Bellérophon symbolise donc la fin de la poursuite des illusions dans le mental par l’effort appliqué à la pensée. Il consacre la fin du yoga pour vaincre les illusions dues à l’ego, lequel tente de se hisser vers les hauteurs en accord avec le processus évolutif, selon le symbolisme de la Chimère, moitié lion, moitié chèvre avec une queue de serpent.

Mais la mort de la Chimère ne marque pas encore la fin de l’effort appliqué au mental puisque Bellérophon a des enfants et petits-enfants.

Sarpédon est en effet le fils de de Zeus et Laodamie, elle-même fille de Bellérophon. Son nom qui signifie « qui dompte le peuple » est le symbole d’une parfaite maîtrise de l’être extérieur. Comme fils de Zeus, Sarpédon incarne une nouvelle impulsion du surmental en vue de la maîtrise imposée d’en haut.

Il se maintient encore un certain temps un effort pour atteindre les hauteurs du surmental car Sarpédon est « rival des dieux ». Mais dans le chemin qui cherche la divinisation de la terre, il ne s’agit plus ni d’être un plus grand sage encore, ni un plus grand saint. Être plus grand que les dieux relève d’un yoga qui doit être remis à plus tard.

Cette lignée illustre l’effort mental qui conduit au discernement et vainc les illusions, ce qui amène la possibilité d’une maîtrise de l’être extérieur et d’une puissante clarté mentale protectrice dont Sarpédon est le symbole. C’est pourquoi Sri Aurobindo lui donne un casque qui rayonne loin (‘far-glancing helmet’ traduit par ‘casque aux longs traits de lumière’).

On comprend donc qu’il puisse être le roi de la Lycie « le pays de la lumière naissante » et qu’il soit réputé pour sa justice – son excellent discernement –, sa vertu ou intégrité, et son courage. La Lycie est aussi célèbre pour sa richesse « intrinsèque », c’est-à-dire générant par elle-même des réalisations dans le domaine de la lumière ou connaissance spirituelle. Elle fait partie des provinces de l’Asie Mineure associées à la Phrygie « qui brûle », lieu du feu intérieur, comprenant aussi la Carie, la Mysie et la Lydie. Celles-ci représentent des accomplissements des anciens yogas et sont donc alliées de Troie. Sarpédon est leur représentant. Il commande un important contingent de Lyciens avec son cousin germain Glaucos II, fils d’Hippolochos.

Sarpédon fut tué par Patrocle. Il était d’une certaine façon le dernier rempart de Troie comme ultime accomplissement du mental. Sa mort, qui précède de peu celle de Patrocle qui à son tour sera la cause du retour d’Achille au combat, constitue un tournant décisif dans le yoga. Sarpédon une fois mort, Zeus cessera de soutenir les Troyens. Le mythe nous dit pourtant qu’il tenta de soustraire Sarpédon à la mort mais que cela lui fut refusé par Héra, car le destin de son fils était de périr sous les coups de Patrocle.[10] Héra proposa cependant que son corps soit transporté en Lycie, ce que Zeus finit par accepter non sans avoir suscité un flot de sang (Lorsque Sarpédon tomba mort rattrapé par les javelots, et que Zeus détourna son visage (…) le jour où le ciel se tut). Apollon, le dieu qui œuvre en vue de la réalisation du mental de lumière, sur l’ordre de Zeus, vint lui-même enlever le corps de Sarpédon sur le champ de bataille, et le déposa en Lycie. En revanche, les armes du héros – les moyens de protection et de combat spirituel, les plus avancés dans le mental – furent saisies par les achéens.

Si l’on considère la descendance de Sisyphe, on voit que la mort de Sarpédon éteint sa lignée. En effet, parmi les quatre enfants de Sisyphe, trois ne sont mentionnés que par l’historien Pausanias et relèvent donc d’une source peu fiable (Thersandros, Halmos, et Ornytion).

Dans la dernière branche issue de Glaucos figurent les enfants et petits-enfants de Bellérophon. Glaucos II fut tué par Ajax, Isandros par Arès lors du combat contre les Solymes et Laodamie par Artémis. Le seul survivant de la lignée était donc Sarpédon. Sa mort représente donc la fin de l’effort personnel mental dans le yoga et des pratiques associées – car Sisyphe est uni à Méropé, symbole du plan de l’intellect – ainsi que la fin de la dernière illusion mentale, celle selon laquelle le chercheur se croit l’auteur de son action. Il accepte enfin que « Mère dirige, Mère organise, Mère réalise ».

C’est donc un tournant important du yoga durant lequel cesse l’effort du travail mental contre les illusions afin de laisser la place à une lumière d’ordre supérieur. Il ne s’agit plus en effet d’une ascèse personnelle dirigée vers la quête de Connaissance mais de la soumission intégrale au Divin qui dirige Lui-même le yoga, en fait qui fait tout : « On a beaucoup de mal à comprendre que le Suprême fait tout, tout le temps »[11].

Mère donne une illustration de ce changement de perspective lorsqu’elle dit que nous sommes incapables de discerner entre la vérité et le mensonge car nous vivons dans une conscience mensongère. L’effort de discernement mental, utile jusqu’à un certain point, doit être dépassé. Pour surmonter cette difficulté, il faut s’élever dans une conscience supérieure ou le vrai et le faux n’existent plus car on dit le mot juste ou l’on exécute l’action juste quelle que soit la perception que les autres puissent en avoir[12].

Ce tournant dans le yoga sera peu de temps après confirmé par le retour d’Achille au combat, c’est-à-dire la descente dans les profondeurs du vital pour y effectuer une purification approfondie (et que la panique, aux côtés d’Achille, abattit des armées d’hommes qui se trouvaient sans bergers, pâles de la perte des plus grands d’entre eux).

De ce moment, le courant de conscience qui est une force de progrès brisant les limites, et était identifié jusqu’alors au yoga de la libération de l’esprit et au renoncement, ne peut que charrier la destruction des anciennes formes de yoga (Que vers la mer le Xanthe coulait en sanglotant, rougi par les corps des Troyens).

Bien sûr, dans le chercheur, l’ancien yoga veut conserver la forme de cette sagesse pour l’honorer, même si elle n’est plus active (la dépouille de Sarpédon), tandis que le nouveau ne veut récupérer que son génie et ses procédés protecteurs et offensifs (ses armes). Mais Homère affirme que l’acquisition de cette sagesse est un passage obligé, et le dieu de la lumière intermédiaire fait en sorte d’en protéger le souvenir (Apollon emporte le corps de Sarpédon en Lycie, le pays de la lumière).

Toutefois, le discours de Laocoon montre que la capacité visionnaire ne put percevoir ce tournant du yoga, car le héros affirme que ‘Troie la divine continua de vivre’. Cette capacité affirme que les forces de l’esprit qui s’opposent à la poursuite de l’ancien yoga ne peuvent en fait rien contre lui, contre ses formes établies depuis des siècles (Troie). Elle maintient que les structures de ce yoga sont à même de leur résister, de même que Laomédon s’est opposé aux dieux en refusant de payer le salaire convenu (Parlons-nous au milieu des ruines d’une cité ? Voyez ! À ses cieux elle fait face, comme quand Trôs et Laomédon la gouvernaient).

Tout est changé maintenant, vous murmurent et soupirent les autres, maintenant tout est fini ;

La force a renoncé à vous, la Destinée arrive au bout de son tissage.

Hector est mort, il chemine dans l’ombre ; Troïlos n’est plus là pour combattre :

Reposant ses boucles sur l’asphodèle, il a oublié son pays ;

Le preux Sarpédon gît endormi dans la cité de Bellérophon ;

Memnon est tué, et le sang de Rhésus a séché sur la Troade ;

Tout ce qui fut le géant Asios se résume dans une poignée de cendres. 100

Cette intuition-vision constate un certain défaitisme dans la lutte pour maintenir l’ancien yoga, car la force qui anime le yoga aurait changé de direction et le mouvement entrainant le yoga vers les hauteurs de l’esprit qui a été initié il y a bien longtemps serait arrivé à son terme.

Les trois Moires sont les déesses qui régissent la « destinée », le fil de la vie, c’est-à-dire le déroulement de tout mouvement évolutif, personnel ou général. Elles sont filles de Nuit ou bien de Zeus et Thémis « la loi divine ». Clotho « la fileuse » tisse le fil de la vie, Lachésis le déroule et Atropos « l’Inflexible » le coupe. Ainsi, ce qui dans l’être veut céder au nouveau considère que le mouvement précédent est arrivé à son terme (Tout est changé maintenant, vous murmurent et soupirent les autres, maintenant tout est fini ; La force a renoncé à vous, la Destinée arrive au bout de son tissage.)

Lorsque les Moires sont considérées comme des divinités primordiales, filles de Nuit, ou de Gaia et Ouranos, ou même de Chaos, elles appartiennent à un monde de Vérité où il n’y a pas de choix, car tout est déjà écrit de toute éternité[13]. C’est pourquoi les dieux aussi ne peuvent s’y opposer. En revanche, comme nous le dit Sri Aurobindo dans Réminiscences and anecdotes of Sri Aurobindo, dans le surmental, c’est un jeu de forces qui déterminent des possibilités, forces sur lesquelles l’aventurier peut agir pour orienter vers de nouveaux développements.

Sri Aurobindo énumère alors les « supports » des anciens yogas qui ont disparu. Un certain nombre d’entre eux avaient déjà été annulés lorsqu’Héraclès vint se venger de Laomédon et tua bon nombre de ses fils lors d’une première attaque contre Troie qui précéda la guerre de Troie contée par Homère. (Nous pensons que ces deux guerres de Troie sont en fait relatives au même processus de réorientation du yoga, les anciens n’ayant pas voulu intégrer Héraclès dans les autres mythes pour éviter trop de confusion.)

C’est lors de cette première guerre de Troie menée par Héraclès que Priam avait été racheté par sa sœur Hésione. Quant à Tithonos, rappelons qu’il avait été réduit éternellement à l’état de larve. En effet, son amante Éos avait oublié de demander à Zeus de lui donner, en sus de l’immortalité, la jeunesse éternelle, c’est-à-dire l’adaptation au mouvement du devenir.

Le premier mouvement qui cesse est le juste mouvement d’ouverture de la conscience vers l’esprit. Il dominait le yoga jusqu’à présent mais se situe désormais en retrait (Hector est mort, il chemine dans l’ombre). Peut-être faut-il comprendre « in the shadows » non pas comme l’ombre, mais comme « les ombres » qui peuplent l’Hadès, le royaume de l’inconscient où terminent tous les mouvements de la conscience de veille.

Avec la mort des enfants de Priam, et surtout celle d’Hector, prit fin le mouvement de maîtrise de l’être extérieur initié par Laomédon et réalisé grâce à la conquête des plans supérieurs du mental.

De même, le mouvement vers la libération effectué par le juste yoga vers les hauteurs de l’esprit, symbolisé par Troïlos, a cessé. Son nom pourrait provenir d’un assemblage des noms Tros et Ilos. C’est un fils d’Hécube et de Priam, ou pour d’autres d’Hécube et d’Apollon. On peut donc considérer que son père humain est Priam et son père divin Apollon, ce qui en fait un mouvement inspiré par la force qui œuvre pour la réalisation de la lumière intermédiaire dans l’humanité, et donc pour ce qui est le plus avancé à ce stade, l’accession au mental intuitif (la lignée de Taygète).

Troïlos repose dans la prairie de l’Asphodèle qui appartient au royaume d’Hadès. Homère fait de cette prairie le territoire de chasse d’Orion qui y poursuit « les fauves qu’il avait tués lui-même dans les monts solitaires » de son vivant : une habitude ou un comportement chassé du conscient doit ensuite l’être du subconscient puis de l’inconscient corporel. Autrement dit, le processus de libération représenté par Troïlos, qui doit désormais se poursuivre dans le corps, est pour l’instant en attente (Troïlos n’est plus là pour combattre : reposant ses boucles sur l’asphodèle, il a oublié son pays )

Puis c’est de la mort de Sarpédon dont il est question. Nous avons vu précédemment que les enfants de Bellérophon furent tous tués juste avant ou pendant la guerre de Troie, c’est-à-dire au moment du grand renversement du yoga.

Le fils d’Hippolochos « celui qui enfante une force », nommé aussi Glaucos « brillant, étincelant » comme son arrière-grand-père, signe d’une « brillance » de l’intelligence, fut tué par Ajax, la plus haute conscience.

Le nom Isandros peut être compris comme « l’homme mental ». Sa mort serait donc le symbole de l’entrée dans le silence mental. Il fut tué par Arès, le dieu qui élimine les formes anciennes devenues un obstacle sur le chemin. Cela se produisit lors du combat contre les Solymes qui précéda la guerre de Troie, combat symbolique de la destruction des dernières formes mentales inappropriées.

En tuant Laodamie, Artémis fait dépasser au chercheur la quête d’une plus grande maîtrise de l’être extérieur, maîtrise qui peut être considérée comme terminée.

En tout dernier, ce fut la mort de Sarpédon. Celle-ci marque donc la fin de l’effort mental dans le Yoga résultant de l’acquisition du silence mental et de l’intervention d’une lumière d’ordre supérieur dans la lutte contre les illusions (Le preux Sarpédon gît endormi dans la cité de Bellérophon).

Mais jusqu’à ce moment de la progression, le chercheur doit impérativement développer au maximum ses capacités mentales de discernement afin de se défaire des illusions. Car c’est bien le fait d’intégrer avec le développement de l’intuition une vision supérieure qui permet de se défaire des illusions, du moins de celles qui relèvent du mental de pensée et du vital du fait de l’ignorance et des mélanges de fonctions.

En effet, dans ses Commentaires sur la Bhagavad Gîtâ, La victoire sur la souffrance, Sri Aurobindo nous dit que « Le siège de l’équanimité n’est ni le cœur ni le mental mais l’intelligence discriminatrice ».[14]

Il ne s’agit plus alors d’une ascèse personnelle dirigée vers la quête de Connaissance mais de la soumission intégrale au Divin qui dirige Lui-même le yoga.

Puisque l’aventurier de la conscience est entré dans le silence mental, il ne peut plus se servir du mental pour discerner le juste chemin. Ce qui est en lui le plus avancé sur le chemin (les chefs troyens) perd ainsi le troisième de ses appuis les plus importants, après ce qui ouvre l’esprit aux hauteurs spirituelles (Hector) et le mouvement de libération soutenu par la lumière psychique (Troïlos).

Puis Sri Aurobindo mentionne la mort de Memnon, fils de Tithonos et d’Éos (Memnon est tué). Il était roi des Éthiopiens « une vision enflammée, pure, étincelante » et donc le symbole de la plus parfaite pratique du yoga, car Homère dit qu’ « Eurypyle était le plus beau des guerriers après le divin Memnon » (Odyssée XI, 522). Memnon représente l’aspiration tournée vers le Nouveau (il est fils d’Éos, la déesse de l’aube). Il fut tué par Achille mais Zeus accorda à Éos l’immortalité pour son fils : Memnon symbolise donc une « puissante aspiration » qui se poursuivra de vie en vie.

Puis c’est Rhésus qui est évoqué (et le sang de Rhésus a séché sur la Troade). Dans l’Iliade (X, 435), Ulysse fut informé par Dolon que les Thraces étaient récemment arrivés avec leur chef Rhésus, fils d’Éionée. Rhésus avait des coursiers très puissants et très beaux, plus blancs que la neige et semblables aux vents, ainsi qu’une armure couverte d’or davantage digne des dieux que des mortels. Lors de l’expédition d’Ulysse et de Diomède dans le camp troyen, il fut tué par Diomède qui le surprit pendant son sommeil tandis qu’Ulysse dérobait ses chevaux.

            « Ainsi le fils de Tydée (Diomède), s’élance au milieu des Thraces, jusqu’à ce qu’il ait immolé douze guerriers. Ulysse traîne par les pieds ceux qui meurent sous le fer de Diomède, et les met à l’écart ; il agit ainsi afin que les chevaux de Rhésus passent sans peine, crai­gnant qu’ils ne soient effrayés s’ils marchent sur des cadavres car ils n’y étaient point accoutumés. Enfin, lorsque Diomède arrive près du roi, c’est le treizième adversaire auquel il arrache la douce vie qui s’exhale en soupirant. » (Iliade X 485)

La Thrace, située au Nord de la Grèce, est le pays des ascèses les plus ardues. Le nom Rhésus – Rhésos en grec –, pourrait signifier « une énergie humaine qui circule de façon juste ». C’est un fils d’Éionée « l’évolution de la conscience ». Ses chevaux très puissants et très beaux, plus blancs que la neige et semblables aux vents  indiquent une force vitale totalement purifiée et dont l’action est semblable à celle des aides divines, les vents.

L’armure digne des dieux indique une très grande capacité de protection : l’aventurier de la conscience ne laisse plus pénétrer en lui des vibrations basses ou qui pourraient lui nuire, venues de l’extérieur, telle des vibrations de colère par exemple. Dans l’Agenda, Mère parle de cette protection qui fait que les vibrations négatives rebondissent car elles ne peuvent pénétrer son aura.

Il n’est donc pas question pour l’aventurier de se priver de cette force vitale ni de cette capacité de protection indispensable pour continuer le yoga dans le corps. Toutefois, ce ne doit plus être un principe ascétique qui la dirige, seulement tourné vers la maîtrise de l’être extérieur dans un yoga qui sépare l’esprit de la matière, mais le yoga qui unit (Ulysse). C’est une force qui se soucie de l’union (Diomède) qui arrête l’ancienne ascèse.

Cette force vitale n’est pas habituée à ce que des formes de yoga auxquelles elle était habituée soient arrêtées, aussi l’aventurier doit faire attention au début en la maniant (afin que les chevaux de Rhésus passent sans peine, crai­gnant qu’ils ne soient effrayés, s’ils marchent sur des cadavres, car ils n’y étaient point accoutumés).

Cette puissante force vitale purifiée n’est donc plus désormais guidée par une volonté de maîtrise mais par l’aspiration alliée à la volonté de purification des profondeurs (elle n’est plus dirigée par le camp troyen mais par le camp achéen).

Enfin, c’est la mort du géant Asios qui est rappelée. Son nom est construit comme celui de la province d’Asie, celle du nouveau, que l’on peut sans doute comprendre comme « ce qui n’appartient plus à la conscience mentale humaine » (α-ΣΙ).

Ce héros est le fils d’Hyrtacès, parenté qui est mentionnée à plusieurs reprises dans l’Iliade. Il ne faut donc pas le confondre avec celui qui épousa la première femme de Priam, Arisbé, lorsque ce dernier s’unit en secondes noces à Hécube (Cf. Apollodore). Toutefois, la région de la « divine Arisbé » située près de l’Hellespont est mentionnée comme une des régions d’où viennent les troupes commandées par Asios.

Asios serait donc le symbole d’un yoga en l’esprit très avancé qui n’appartient plus à la conscience humaine ordinaire. Le nouveau yoga implique de descendre dans les plans inférieurs de la conscience vitale, corporelle et cellulaire pour la transformer, ce qui entraîne l’abandon de ces très hautes réalisations en l’esprit (Tout ce qui fut le géant Asios se résume dans une poignée de cendres).

Désolantes sont ces choses ; la peine qu’elles font, nos cœurs la gardent encore toute, précieusement,

Si aguerris qu’ils soient par l’habitude, et changés en durs coffrets de douleur.

Écoutez-moi pourtant, ô faiblisseurs par sagesse pris au piège de votre pathos :

Connaissez ce monde d’airain où nous vivons, et où l’Enfer projette son ombre.

Le sang et le chagrin sont la rançon des hommes pour les joies de leur état transitoire,

Car nous sommes des mortels, notre force est ligotée, notre labeur assailli.

Telle est notre destinée humaine ; chaque moment de vie a été conquis

Au prix de fatigues et de pertes dans le siège incessant subi par nos corps.

Les hommes doivent ensemencer la terre avec leur cœur de chair et leurs larmes afin que leur pays puisse prospérer,

La terre qui nous a portés et nous dévore afin que de nos restes puisse naître la vie. 110

Le sacrifice portera ses fruits ensuite, quand la clameur guerrière se taira,

Et le sang que notre mère a senti sur sa poitrine n’aura pas été versé en vain,

Et la semence des forts ne sera pas défaillante, là où la Mort aura été le semeur.

Ce qui croit « voir » ou « percevoir » à l’intérieur la juste direction du yoga continue à soutenir les anciens yogas, prenant acte cependant des changements importants intervenus et dont certaines parties de l’être pourraient avoir la nostalgie, bien que le chercheur soit habitué depuis longtemps dans le yoga à la perte et à la douleur (Désolantes sont ces choses ; la peine qu’elles font, nos cœurs la gardent encore toute, précieusement, si aguerris qu’ils soient par l’habitude, et changés en durs coffrets de douleur.) L’abandon de ce qui n’est plus nécessaire pour l’évolution est en effet vécu par l’ego comme une perte. D’autre part, plus le chercheur avance dans le yoga, plus la souffrance augmente proportionnellement à l’accroissement de la sensibilité, contrebalancée bien sûr par une joie croissante. Mère a pu dire qu’aucun homme n’avait autant souffert que Sri Aurobindo.

Cette capacité visionnaire constate la tendance de certains yogas à s’affaiblir sous prétexte de la quête d’une plus grande sagesse, mais en fait comme résultat d’une tendance humaine à aimer le drame et la souffrance, le pathos (Écoutez-moi pourtant, ô faiblisseurs par sagesse pris au piège de votre pathos).

Peut-être peut-on rapprocher ce vers de l’une des strophes du poème de Sri Aurobindo dans Le labeur d’un dieu :

« Car de son moi animal le mental de l’homme est la dupe ;

Espérant vaincre ses appétits,

Il héberge en lui un Elfe monstrueux

Enamouré de la douleur et du péché. »

Également, ce vers peut être rapproché dans la Bhagavad Gîtâ de la révolte d’Arjuna contre le sacrifice des siens. Il y a une forme d’attachement, qui, résultant de l’affection ou de la pitié, en vient à justifier la faiblesse en faisant passer le bien pour le mal. Le guerrier spirituel doit être capable de maîtriser toute peur ainsi que les sentiments d’affection et de pitié.[15]

Pour cette vision intérieure, tant que l’homme appartient au monde de la dualité, il doit continuer à se battre pour ce à quoi il aspire, au prix du sang et du chagrin, pour des joies éphémères (Connaissez ce monde d’airain où nous vivons, et où l’Enfer projette son ombre. Le sang et le chagrin sont la rançon des hommes pour les joies de leur état transitoire).

Les yogas, les pratiques et les expériences appartiennent à une époque donnée mais ne sont pas des éléments éternels dans l’évolution (Car nous sommes des mortels…).

Elles sont limitées dans leurs effets et sujet à des forces extérieures qui les dépassent (notre force est ligotée, notre labeur assailli).

De plus, le corps est soumis à des contraintes incessantes du vital et du mental, jusque dans les cellules (Au prix de fatigues et de pertes dans le siège incessant subi par nos corps). « Le vital, avide de jouissances physiques et mentales, se sert du corps comme instrument de plaisir au lieu de lui laisser jouer son rôle d’instrument de l’action. »[16]

Rien ne peut être gagné sans les larmes et c’est la loi du sacrifice qui s’impose à tous les règnes. (La terre qui nous a portés et nous dévore afin que de nos restes puisse naître la vie). Bien que le sacrifice ne doive pas être fait pour ses fruits, il y en aura quand le combat intérieur cessera à condition que l’ardeur soit maintenue dans le yoga (Le sacrifice portera ses fruits ensuite, quand la clameur guerrière se taira (…) Et la semence des forts ne sera pas défaillante).

Des héros sont encore engendrés des reins de la mère éternelle,

Déiphobos crie encore en première ligne en piétinant les Argiens,

La voix à longue portée du vaillant Énée s’entend de nos remparts,

Agiles sont les mains et les pieds de Pâris dans les chasses d’Arès.

Et voici : alors que nous nous battons désertés par les peuples prompts à se lasser d’Asie,

Hommes ingrats qui ont joui de la protection et exécré le protecteur,

Le ciel nous a envoyé, pour remplacer un continent, Penthésilée ! 120

L’Achaïe n’a plus le cœur à l’ouvrage depuis qu’il trembla à son cri de guerre.

Ajax a mordu la poussière : c’est tout ce qu’il aura de la Troade.

Mérion à la haute stature gît au sol et mesure sa portion de butin.

Quel combattant à Ilion ne frémit pas de joie d’entendre, sur des lèvres non guerrières,

Ne fût-ce que le nom, et plus encore, dans la mêlée, la clameur

De la fille des batailles, l’armipotente Penthésilée ?

Si ces héros étaient les seuls, s’ils n’étaient pas suivis de houleuses légions, jeunes gens

Aux yeux brûlants du désir de surpasser en audace tous les exploits de leurs aînés,

Chacun d’eux un Troïlos par sa beauté, et un Hector par sa valeur,

Même alors les mesures s’équilibreraient sur la balance impartiale d’Arès. 130

Laocoon poursuit sa harangue : il y a encore des réalisations des anciens yogas qui se perfectionnent et montrent ainsi que l’ancien yoga serait le chemin juste supporté par la mère éternelle, la Shakti divine (Des héros sont encore engendrés des reins de la mère éternelle). Et cette intuition-vision en cite quelques-unes.

Tout d’abord Déiphobos, « celui qui détruit la peur » (Déiphobos crie encore en première ligne en piétinant les Argiens).

Ce personnage a déjà été étudié en partie dans le Livre II. Rappelons que c’est un fils de Priam et d’Hécube et le frère préféré d’Hector. Depuis la mort de ce dernier, il est considéré comme le leader des Troyens. Homère dans l’Odyssée (IV, 265) le dit « semblable aux dieux ». Il a un bouclier blanc bien équilibré, signe d’une puissante protection : celui qui est sans peur est en effet très protégé. Après la mort de Pâris, il rivalisera avec son frère Hélénos pour la main d’Hélène et l’emportera : dans l’ancien yoga, après la quête d’égalité par le renoncement et la maîtrise (Pâris), il est donc le symbole de la réalisation la plus apte à guider le chemin évolutif vers davantage de liberté en l’esprit.

Puis cette capacité visionnaire du haut mental mentionne Énée « la conscience en évolution ». Rappelons que ce dernier est le fils d’Anchise et d’Aphrodite, celle-ci étant selon Homère le symbole de l’amour en évolution dans l’homme. Sa descendance doit établir la Troie future, la future cité de l’Amour, c’est-à-dire la base de l’Homme qui aime vraiment, cité qui ne pourra être bâtie que lorsque la Vérité aura été incarnée dans l’humanité.

Bien sûr, ce qu’il représente annonce le futur, d’où sa « voix à longue portée » (La voix à longue portée du vaillant Énée s’entend de nos remparts).

Pâris-Alexandre, symbole du renoncement dans un yoga qui sépare l’esprit de la matière, représente encore à ce moment-là une force influente dans l’orientation du yoga, tant dans l’action que dans la pratique du chemin (Agiles sont les mains et les pieds de Pâris). Il est précisé que cela advient dans les chasses d’Arès, c’est-à-dire dans la poursuite de la suppression de tout ce qui n’est plus bon pour l’évolution.

Dans les deux vers qui suivent, il est question de la désertion des peuples d’Asie Mineure qui s’étaient alliés aux Troyens sous la bannière de Sarpédon, roi des Lyciens, symbole de ce qui conduit au discernement et vainc les illusions (alors que nous nous battons désertés par les peuples prompts à se lasser d’Asie). Il s’agit essentiellement de la Lycie « pays de la lumière naissante », de la Phrygie « pays du feu intérieur », de la Carie « pays de l’intelligence et du discernement supérieur », de la Mysie « pays des initiations les plus hautes conférant du pouvoir », de la Lydie « pays de l’unité dans la diversité » et de la Paphlagonie « pays de ce qui tend à se manifester ».

Ces peuples représentent les développements et réalisations les plus avancées dans la conquête de l’esprit et la maîtrise de l’être extérieur. Mais Sarpédon est mort, ce qui indique, dans tous ces domaines, la fin du support qu’ils apportaient au yoga qui sépare l’esprit de la matière.

Ces yogas et réalisations très avancés, bien que s’étant développés autour de la réalisation troyenne, c’est-à-dire d’une très grande maîtrise de l’être extérieur réalisée par l’esprit qui s’impose d’en haut, n’en sont pas moins indépendants de cette réalisation et ne la cautionnaient pas dans son intégralité (Hommes ingrats qui ont joui de la protection et exécré le protecteur). Avec la mort de Sarpédon, ils cessent de donner leur soutien à ce qui s’impose d’en haut et sépare.

C’est pourquoi Laocoon, symbole d’une volonté d’engagement total, les accuse d’inconstance (peuples prompts à se lasser).

Mais cette forte désertion de l’Asie, comparée à celle d’un continent, est largement compensée par l’arrivée de Penthésilée, reine des Amazones (Le ciel nous a envoyé, pour remplacer un continent, Penthésilée ! L’Achaïe n’a plus le cœur à l’ouvrage depuis qu’il trembla à son cri de guerre).

Son nom signifie « celle qui est libre de la souffrance causée par le deuil », donc par la séparation. Il s’agit ici de la souffrance psychologique à laquelle s’attaque le Bouddhisme.  Les Amazones vivent en effet à l’embouchure du Thermodon, le maximum « du feu de l’union ». Elles sont mentionnées dans l’Iliade sous le terme d’Antianeirai « non attachement ». Elles sont donc le symbole de la libération de l’esprit selon la définition de Sri Aurobindo et d’union avec le divin en l’esprit par le parfait détachement et renoncement.

C’est une réalisation du surmental car elle est fille d’Arès[17]. Fille de ce dieu, elle incarne une purification radicale de ce qui n’est plus bon pour l’évolution, de tout ce qui attache et limite, mais dans le cadre d’un yoga qui impose sa loi à la nature extérieure par une volonté supérieure dans le mental. Il ne s’agit donc pas de transformation et c’est pourquoi Penthésilée devra mourir sous les coups de ce qui opère la purification et la transformation en profondeur du vital, Achille.

Il ne s’agit sans doute pas seulement de la souffrance psychologique, mais de la souffrance physique à laquelle on peut échapper par certaines pratiques et en particulier par la maîtrise de la transe.

Dans L’Agenda de Mère, cette mort de Penthésilée figure à plusieurs reprises lorsque Mère dit que cette faculté de s’abstraire de la souffrance lui a été enlevée, comme par exemple dans ce dialogue avec Satprem :

    • Satprem : « Ma difficulté, c’est que je suis très absorbé par ce corps. Il m’absorbe, il me prend beaucoup de conscience. Le mental physique, par exemple, m’envahit complètement. »
    • « Oui, mais je le sais bien ! Mais c’est toujours la difficulté, c’est la difficulté de tout le monde. C’est pour cela que, dans le temps, on vous disait :

« Allez-vous en ! laissez ça tranquille barboter – allez-vous en. » Mais nous n’avons pas le droit de le faire, c’est le contraire de notre travail. Et… tu sais, j’étais arrivée à une liberté presque absolue à l’égard de mon corps, au point que je pouvais ne rien sentir, rien ; mais je n’ai même plus le droit de m’extérioriser, figure-toi ! Même quand j’ai assez mal ou que les choses sont assez difficiles, ou même quand je suis un peu tranquille (c’est-à-dire la nuit) et que je me dis : « Oh! m’en aller dans mes béatitudes…», ça ne m’est pas permis. Je suis liée comme ça (Mère touche son corps). C’est , là, là, qu’il faut réaliser. »[18]

Penthésilée a déjà causé la mort de deux grands héros achéens, le grand Ajax et Mérion.

La mythologie connaît deux Ajax, le Petit Ajax et le Grand Ajax. Leur nom formé avec les lettres ΑΙ indiquerait la conscience mentale inférieure ou extérieure et la conscience mentale supérieure.

Le petit Ajax, fils d’Oilée, est originaire de Locride.

Le grand Ajax, est dans la tradition la plus ancienne remontant à Phérécyde au Ve siècle avant J-C., un fils d’Actaios « une ouverture de la conscience vers les hauteurs » et de Glaucé « brillant ».

Dans la filiation donnée par Apollodore, il est fils de Télamon, roi de Salamine – une île située au large d’Athènes – et donc frère de Pelée. C’est un ami d’Achille.  Il représente donc une très large conscience mentale, sans doute même une universalisation du mental, soucieuse de se tourner vers la purification des profondeurs (Planche 25).

Il est considéré comme le plus grand en force et en courage après Achille, c’est-à-dire que cette conscience élargie dans les hauteurs vient juste derrière le yoga des profondeurs comme puissance de réalisation.

Il s’agit dans ces vers d’Ilion du grand Ajax, fils de Télamon, car le petit Ajax, ne mourra qu’après la chute de Troie (Ajax a mordu la poussière : c’est tout ce qu’il aura de la Troade).

Dans l’Iliade, Homère ne mentionne jamais la mort d’Ajax. Lorsqu’il fut choisi par le sort pour affronter Hector, les deux combattants se révélèrent de force égale : la conscience mentale la plus haute et la plus étendue (Ajax) qui soutient la nécessité de purification des profondeurs est aussi puissante que la conscience qui s’ouvre vers les hauteurs de l’esprit dans la séparation esprit/matière (Hector).

Dans l’Odyssée, Ajax est l’un de ceux que voit Ulysse dans le monde souterrain et qui lui parle des armes d’Achille. Il est donc mort à ce moment-là.

Selon la tradition, si l’on en croit ce qui a été rapporté à propos de La Petite Iliade de Leschès, Ajax se serait suicidé lorsque les armes d’Achille revinrent à Ulysse. Les armes d’Achille représentent les pratiques élaborées par le yoga qui a œuvré à la purification/libération du vital, c’est-à-dire jusqu’au moment où le vital accepte enfin de collaborer au yoga. Ces pratiques doivent être poursuivies par le yoga qui vise l’unité esprit/matière par la libre circulation des énergies plutôt que par un développement plus poussé de la conquête en l’esprit qui n’a plus lieu d’être, du moins pendant la phase évolutive qui commence.

Sri Aurobindo suit une ligne différente dont nous n’avons pas retrouvé de traces dans la mythologie : c’est l’amazone Penthésilée qui tue Ajax. C’est la libération de l’esprit – et l’union avec le divin en l’esprit – acquise par le parfait détachement et le renoncement, qui met fin à la nécessité d’une puissante conscience mentale dans le nouveau yoga.

L’autre héros achéen tué par Penthésilée est Mérion ou Mériones (Mérion à la haute stature gît au sol et mesure sa portion de butin). Bien que son nom soit peu connu, il est cité de très nombreuses fois dans l’Iliade. Il avait accompagné à Troie son oncle Idoménée « celui qui désire l’union » en tant que son vaillant écuyer (écuyer traduit le mot therapon, θεραπων, qui fait référence à un homme de naissance noble qui sert librement). C’était un archer, un fils de Molus « la guerre, le combat » (Iliad XIII, 231), lui-même fils illégitime de Deucalion « celui qui appelle l’union », ce dernier étant fils de Minos « l’évolution de l’intelligence discernante » (Planche 23). Molus était donc un demi-frère d’Idoménée.

Le nom Mériones peut être rapproché du mot « cuisse » et serait donc un symbole d’une force croissante, probablement dans le vital si l’on tient compte du fait que sa mère était Euippe « une grande force (vitale) ».

Il est le symbole d’une tension orientée vers le discernement. C’est, dit-on, l’un des combattants les plus valeureux du camp achéen, la partie de la conscience qui discerne le mieux la juste direction évolutive. Homère le dit « un pair du meurtrier Arès » : cette partie discernante est en effet le mieux à même de supprimer ce qui n’est plus bon pour l’évolution.

Mérion venait de Lyktos, une ville de Crète construit avec le mot Lykos « la clarté qui précède l’aube » et un Tau inséré, soit le symbole d’une lumière naissante dans l’esprit et bien équilibrée.

Sa mort pourrait indiquer que le seul discernement est insuffisant pour contrecarrer les expériences dans les hauteurs de l’esprit qui veulent se perpétuer.

La capacité de vision exprime alors que tous les anciens yogas, qu’ils participent ou non du conflit intérieur, se réjouissent en évoquant cette puissante réalisation, la fin de la souffrance psychologique par l’union avec le divin en l’esprit réalisée par le parfait détachement. (Quel combattant à Ilion ne frémit pas de joie d’entendre, sur des lèvres non guerrières ne fût-ce que le nom, et plus encore, dans la mêlée, la clameur de la fille des batailles, l’armipotente[19] Penthésilée ?)

De plus cette capacité visionnaire affirme que ces grands yogas – représentés par Déiphobos, Pâris, Énée, Penthésilée – sont soutenus par de nombreux autres mouvements des anciens yogas. Ceux-ci sont tournés avec ardeur vers une toujours plus grande maîtrise, qu’ils soient selon la vérité comme Troïlos « le mouvement de libération par le mouvement juste vers les hauteurs de l’esprit » ou semblables au divin Hector, à la plus grande ouverture vers les hauteurs de l’esprit. (Si ces héros étaient les seuls, s’ils n’étaient pas suivis de houleuses légions, jeunes gens aux yeux brûlants du désir de surpasser en audace tous les exploits de leurs aînés, chacun d’eux un Troïlos par sa beauté, et un Hector par sa valeur).

Mais même s’ils n’avaient pas ce soutien, les réalisations majeures des anciens yogas encore actives contrebalanceraient les forces qui aspirent à les dépasser (Même alors les mesures s’équilibreraient sur la balance impartiale d’Arès). Ce qui juge ce qui doit être tranché ne favoriserait pas plus le nouveau yoga que l’ancien.

Ainsi donc, ô peuple invaincu, qui t’oblige à t’effondrer

En abjurant tout ce qui fut Troie ? Car, oh ! Si par hasard elle se rend, que plus jamais elle n’invoque

Un seul de ses titres ! Ne couvrez pas d’opprobre les ombres de Teucer et d’Ilos,

Ne salissez pas Trôs ! Êtes-vous impressionnés par la vaillance d’Achille au pied léger ?

Y a-t-il un plus doux attrait dans la voix cadencée d’Anténor ?

Ou si vous êtes las du Temps et de l’interminable fracas de la bataille ?

Les Grecs sont encore plus las ! Leurs yeux regardent l’autre côté des eaux,

Et l’aile de leurs espoirs n’accompagne pas la courbe de leurs javelots lancés contre Troie.

Leurs cœurs sont déprimés ; ils reculent devant le cri de guerre, ils fuient le coup de lance,

Traînant sombrement à l’arrière, désirant les chemins de l’Océan, 140

Rêvant d’âtres qui sont loin et d’enfants approchant l’âge d’homme

Qui dans la pensée de leur père ont encore leur visage menu de tout-petits.

Cette vision obscurcie poursuit son plaidoyer. Elle se demande ce qui pourrait obliger les anciens yogas à céder devant la nouvelle aspiration en perdant du même coup tout ce qui fit leur grandeur ? S’ils doivent disparaître, elle demande que plus jamais l’aventurier ne se réclame de ces réalisations passées ! (Ainsi donc, ô peuple invaincu, qui t’oblige à t’effondrer en abjurant tout ce qui fut Troie ? Car, oh ! Si par hasard elle se rend, que plus jamais elle n’invoque un seul de ses titres !)

Elle adjure d’honorer la mémoire de ces conquêtes spirituelles (Ne couvrez pas d’opprobre les ombres de Teucer et d’Ilos, ne salissez pas Trôs !) :

    • Teucer, « l’élargissement en l’esprit », ancien roi de Phrygie, celui qui brûlait de s’unir au Divin en l’esprit et réalisa le silence mental.
    • Ilos « la libération de l’esprit », fondateur d’Ilion (Troie), symbole de la réalisation du Soi (ou Moi) dans laquelle l’individualité s’éteint dans le divin impersonnel.
    • Tros « le juste mouvement à la conquête de l’esprit, père de trois fils parfaits, trois conquêtes spirituelles, Ilos « la libération » de l’esprit, Assarakos « l’égalité » et Ganymède « qui est dans la joie ».

Cette vision voit bien cependant que l’être mental est impressionné par le travail de purification et transformation dans les profondeurs qui se fait rapidement, sans s’arrêter (swift-foot est « pied rapide » et non « pied léger ») (Êtes-vous impressionnés par la vaillance d’Achille au pied léger rapide ?). Elle voit aussi qu’un certain rythme dans l’expression de l’ancienne sagesse qui a réalisé la maîtrise de l’être extérieur mais n’a pas encore vaincu l’ego qui subsiste chez le sage et le saint, présente encore un puissant attrait (Y a-t-il un plus doux attrait dans la voix cadencée d’Anténor ?). Ce rythme est probablement la capacité d’être en accord avec le mouvement juste dans le temps juste, ou encore cette perception du temps exact dans lequel doit se dérouler une action. Cette perception du rythme commence à se manifester dans le mental supérieur.

Cette vision voit aussi que peut-être certaines parties sont lasses de durer et d’endurer dans cette incertitude du chemin à suivre, patience et endurance étant pourtant deux qualités indispensables dans le yoga (Ou si vous êtes las du Temps et de l’interminable fracas de la bataille ?). Mais cette vision affirme que cette lassitude est partagée aussi bien par les anciens yogas qui ont travaillé à la libération en l’esprit que par tout ce qui s’est groupé autour de l’aspiration à une plus grande liberté, celle qui libère l’homme des lois de la Nature (Les Grecs sont encore plus las !). 

Pour comprendre cette affirmation de Laocoon et les vers qui suivent, il faut se rappeler que la coalition achéenne dirigée par Agamemnon doit se battre en Troade, de l’autre côté de la mer Égée, et donc qu’il s’agit d’un conflit intérieur dans les hauteurs de l’esprit. Mais la lignée dont Agamemnon est issu représente à l’inverse un début de descente dans les profondeurs du vital. En effet, l’ancêtre de la lignée, Tantale, était un familier des dieux et demeurait initialement en Lydie sur le mont Sipylos. Il représente donc un aventurier parvenu au niveau du surmental, à la limite de l’esprit mental humain (Sipylos est le symbole de la porte de la conscience humaine). Cet aventurier se figurait que son yoga était terminé et que c’était les forces du surmental qui devaient s’occuper de l’ombre – les plans inférieurs non purifiés –, car il considérait à ce moment-là que ces plans inférieurs ne pouvaient être transformés. Cela est illustré par l’épisode de son fils Pélops dépecé et servi aux dieux lors d’un banquet.

Mais les dieux ne l’entendaient pas de cette façon et firent en sorte de ressusciter Pélops. Ils lui mirent une épaule en ivoire, symbole d’une union avec le divin à moitié réalisée, l’union en l’esprit. Pélops resta d’abord un peu en Lydie mais il en fut chassé par Ilos et partit donc de l’autre côté de la mer Égée dans la région qui porta désormais son nom, le Péloponnèse. Il s’agissait donc d’un retour vers l’ouest, vers les racines de la vie, vers un yoga de purification des mémoires profondes. Là, il obtint de haute lutte la main d’Hippodamie « la maîtrise vitale » : l’aventurier commençait la maîtrise du vital en vue de sa transformation future. Il semblerait que ce travail soit fait non plus depuis le mental illuminé mais depuis le mental supérieur car Hippodamie a pour mère Stéropé. Ainsi l’évolution a-t-elle des retours en arrière afin que rien ne soit laissé non purifié.

La coalition achéenne, si nombreuse soit-elle, groupée derrière l’aspiration, n’est donc pas armée pour se battre à égalité avec ce qui opère dans les hauteurs de l’esprit. C’est pourquoi il faudra attendre l’intervention d’Achille et des Myrmidons, c’est-à-dire le début du yoga dans les profondeurs du vital, pour que la victoire lui soit acquise.

Notons que Sri Aurobindo utilise le mot « Grecs » pour désigner cette coalition achéenne alors que ce mot a été employé pour la première fois par Aristote (384-322 avant notre ère). Avant il s’agissait dans l’Iliade d’Achéens, de Danaens ou d’Argiens.

L’aventurier expérimente donc une certaine lassitude en constatant que son aspiration n’est pas suffisante pour convaincre les yogas orientés vers l’esprit (Leurs yeux regardent l’autre côté des eaux, et l’aile de leurs espoirs n’accompagne pas la courbe de leurs javelots lancés contre Troie. Leurs cœurs sont déprimés )

Cette vision affirme que ce yoga davantage tourné vers le quotidien est las de ce conflit intérieur stérile et aspire à un retour vers les chemins bien balisés de la purification-libération de la nature extérieure qu’ils ont laissés de côté (ils reculent devant le cri de guerre, ils fuient le coup de lance, traînant sombrement à l’arrière, désirant les chemins de l’Océan). En effet, Océanos désigne le Titan qui ouvre cette voie et non la mer qui a d’autres noms en grec ancien, tels Thalassa.

Durant ce conflit intérieur, l’aventurier a dû laisser de côté nombre d’aspirations (de flammes intérieures) et de nouvelles pratiques qui commençaient à porter des fruits et dont la conscience de veille ne garde qu’un souvenir de leurs débuts alors qu’ils se sont développés en arrière-plan (Rêvant d’âtres qui sont loin et d’enfants approchant l’âge d’homme qui dans la pensée de leur père ont encore leur visage menu de tout-petits).

C’est bien pourquoi les autres vous invitent à céder, craignant de voir à leur réveil, dans la lumière de l’aube,

Tout Poséidon blanchissant pencher vers l’ouest, et ses eaux

Disparaître sous les voiles des Grecs, en route, battus, vers l’Hellade.

Et qui vous y invite ? Anténor l’homme d’État, Anténor le patriote,

Dont c’est la façon d’aimer son pays et d’adorer le sol de ses pères

Qui parmi vous aime Troie comme lui ? Lequel des enfants de héros

Soupire après le contact d’un joug sur sa nuque, et désire l’agresseur ?

S’il s’en trouve un dans la nation d’Ilos que les dieux aient ainsi conformé, 150

Qu’il quitte cette cité fondée par des hommes libres, et où des hommes libres ont demeuré,

Et s’en aille loin sur la grève faire sa couche sous les tentes d’Achille,

Et non dans cette puissante Ilion, non auprès de la lionne qui se bat,

Gardant l’antre de ses petits et ripostant à ses chasseurs à coups de rugissements.

La capacité de vision assombrie continue à s’exprimer en affirmant que les parties de l’aventurier qui incitent à céder, tels Anténor, craignent de remporter la victoire (ses eaux disparaître sous les voiles des Grecs, en route, battus, vers l’Hellade).

Cette crainte de la victoire troyenne proviendrait de l’attachement du mental supérieur spiritualisé aux réalisations passées (Et qui vous y invite ? Anténor l’homme d’État, Anténor le patriote, dont c’est la façon d’aimer son pays et d’adorer le sol de ses pères). Cette vision faussée clame qu’aucun élément de la liberté en l’esprit qui a été durement conquise et de ses réalisations ne peut accepter de se plier à un autre yoga. Il est dans l’ordre des choses que cette liberté en l’esprit se défende contre tout ce qui menace son intégrité et ses réalisations (cette puissante Ilion, (…) la lionne qui se bat, gardant l’antre de ses petits et ripostant à ses chasseurs à coups de rugissements).

Nous qui sommes des âmes descendantes d’Ilos, et une semence dont il fut l’artisan,

C’est avec d’autres sentiments que nous franchirons nos portes et nous mettrons en marche pour répondre à Achille.

Quoi ! Cette antique Ilion va-t-elle accueillir le jour des vaincus ?

Elle qui fut à la tête du monde, va-t-elle vivre sous la garde de l’Hellène,

Chérie comme les jeunes esclaves capturées à la guerre le sont par leurs ravisseurs ?

L’Europe va-t-elle arpenter nos rues avec la morgue et la démarche du vainqueur ? 160

Les Grecs, entrer dans nos foyers et faire leur proie de nos mères et de nos filles ?

C’est cela qu’Anténor désire, cela qu’Ucalégon approuve !

Traîtres ! Qu’ils soient menés par la couardise, ou le scepticisme devant la vertu,

L’insensibilité de la vieillesse, ou leur or qui dans ses coffres les tente insatiablement

Par son plaidoyer pour être sauvé des mains étrangères, de la mise à sac et du pillage,

Laissez-les, mes frères ! Épargnez les hypocrites déjoués ! L’échec le plus cuisant

Torturera leur cœur quand ils sauront que vous êtes encore des Troyens.

Dans les quatre premiers vers de ce poème, est mis en rapport la première libération, celle en l’esprit, symbolisée par Ilos et sa descendance, et le yoga qui aspire à une plus grande libération, incarné par les Héllènes (ΛΛ+Ν).  (Nous qui sommes des âmes descendantes d’Ilos (…), cette antique Ilion va-t-elle accueillir le jour des vaincus ? Elle qui fut à la tête du monde, va-t-elle vivre sous la garde de l’Hellène).

Si l’aventurier accepte cette nouvelle direction, les magnifiques réalisations du yoga en l’esprit seraient alors considérées de la même manière que des jeunes esclaves capturées à la guerre le sont par leurs ravisseurs, c’est-à-dire avec un mélange d’attrait pour leur nouveauté mais servant les buts d’un autre yoga.

« Une plus large vision » (Europe) devra-t-elle s’imposer aux structures de l’ancien yoga ? (L’Europe va-t-elle arpenter nos rues avec la morgue et la démarche du vainqueur ?) Et le nouveau yoga qui impulse de façon juste une ouverture de la conscience (les Grecs ΓΡ+ΙΚ) va-t-il s’approprier les anciennes réalisations et même les conquêtes plus récentes du yoga en l’esprit ? (Les Grecs, entrer dans nos foyers et faire leur proie de nos mères et de nos filles ?). N’est-ce pas cela que désire le mental supérieur, qu’approuve « ce qui ne se soucie pas de maîtriser sa nature) » ! (C’est cela qu’Anténor désire, cela qu’Ucalégon approuve !).

L’intuition-vision assombrie par le destin se demande s’il reste quelque peur dans un recoin reculé de cette ancienne sagesse représentée par Anténor (Traîtres ! Qu’ils soient menés par la couardise), si cette sagesse doute que la sainteté ne soit pas pour l’homme l’accomplissement ultime (ou le scepticisme devant la vertu), si elle a perdu de sa sensibilité et de son ardeur avec le temps (L’insensibilité ou l’inertie de la vieillesse), ou encore si elle craint que les pouvoirs (siddhis) auxquels elle est très attachée soient perdus (ou leur or qui dans ses coffres les tente insatiablement par son plaidoyer pour être sauvé des mains étrangères). Elle conseille en conséquence de s’en détourner (Laissez-les, mes frères !). Elle assure que cette partie de l’aventurier s’en repentira quand elle s’apercevra de son erreur (L’échec le plus cuisant torturera leur cœur quand ils sauront que vous êtes encore des Troyens).

Silence, ô raison de l’homme ! Car une voix venue des dieux s’est fait entendre !

Dardanos, écoute le son divin qui, s’élevant des ravins solennels,

Te parvient du siège mystique, le trépied ! 170

Phoibos, le Maître de la Vérité, a promis la terre à nos peuples.

Enfants de Zeus, réjouissez-vous ! Car en signe d’assentiment, les fronts olympiens se sont inclinés

Majestueux au-dessus du monde. Dans le rythme terrestre obscurité-lumière,

La tourmente est la danse des mèches du Dieu consentant à la grandeur,

Zeus qui, par contrainte secrète, ordonne les voies de notre nature.

Il vit voilé dans les événements et, travaillant déguisé dans l’être humain,

Par la souffrance il bâtit notre force, et un empire naît où n’étaient que des ruines.

Donc, si retentit la tourmente, et que la foudre, s’élançant sans trêve,

Fracasse le toit ; si les linteaux finissent par prendre feu et que chaque corniche

Crie de douleur sous la rafale, si les piliers mêmes chancellent, 180

N’en gardez pas moins votre foi en Zeus, tenez-vous ferme à la parole d’Apollon.

Cette capacité visionnaire, ignorant qu’elle est « assombrie », cherche à imposer silence à la raison qui n’est pas un bon outil pour approcher de la Vérité alors qu’elle-même, normalement, peut capter des vérités du surmental (Silence, ô raison de l’homme ! Car une voix venue des dieux s’est fait entendre !). Sri Aurobindo a abondamment parlé de la raison comme d’un outil utile pour organiser la connaissance et lui donner une certaine précision mais qui, progressant par tâtonnements et erreurs, ne peut jamais saisir la Vérité.

Cette aptitude s’adresse alors aux Troyens comme si elle parlait au fondateur de la lignée, Dardanos « l’évolution vers l’union puis l’inversion du mouvement » (mot construit sur la forme X+RX) Ce nom pourrait indiquer une juste adaptation au mouvement du devenir qui évolue par des phases alternées de rapprochement et d’éloignement du Divin (Δ+ΡΔ+Ν). (Dardanos, écoute le son divin qui, s’élevant des ravins solennels, te parvient du siège mystique, le trépied !).

Rappelons qu’en Grèce ancienne, on pouvait se rendre à Delphes pour consulter l’oracle d’Apollon lorsque l’on désirait une aide du dieu sur un problème particulier. Comme on l’a vu dans le Tome 1, le consultant posait sa question à une officiante, la « Pythie », prophétesse d’Apollon, qui se tenait sur un siège à trois pieds, le trépied. Les anciens n’ont jamais donné d’explication sur le symbolisme de ce trépied. Nous supposons qu’il indiquait que l’oracle provenait d’un plan situé au-dessus du « triple monde de l’ignorance : mental, vital et corps.  Sri Aurobindo mentionne ce trépied à plusieurs reprises dans Savitri.[20]

La déesse inspiratrice entrait dans une poitrine mortelle,

Elle faisait là un poste de sa pensée divinatrice

Un sanctuaire de la parole prophétique

Et s’est assise sur le trépied pythique du mental

S’asseoir sur ce trépied pourrait indiquer l’accès aux modalités de la réception des vérités supérieures qui caractérisaient l’oracle d’Apollon à ses débuts avant qu’il ne s’obscurcisse au cours des siècles. Ces modalités sont mentionnées par Sri Aurobindo dans le Record of Yoga : Drishti : la révélation, Sruti : l’inspiration, et Smriti qui comprend l’intuition et Viveka, le discernement intuitif.

Ces quatre pouvoirs, rassemblés ici en trois, sont mentionnés dans La Vie Divine, Livre 2, chapitre 26, L’ascension vers le supramental, comme le quadruple pouvoir du mental intuitif ou Intuition, le plan qui précède le surmental.

« Un pouvoir de vision révélatrice de la vérité ; un pouvoir d’inspiration ou d’audition de la vérité ; un pouvoir de toucher la vérité ou de saisir immédiatement sa signification – pouvoir qui ressemble assez, par sa nature, à son intervention habituelle dans notre intelligence mentale – et un pouvoir de discerner vraiment et automatiquement le rapport exact et ordonné des vérités entre elles. »

Nous avons déjà mentionné que sous l’effet des cycles du mental, les capacités intuitives et prophétiques avaient progressivement disparu.[21]

Puis cette capacité visionnaire rappelle une promesse d’Apollon, une vision que lui a donné le dieu de la lumière intermédiaire : le monde sera dominé par les nouveaux yogas en l’esprit (Phoibos, le Maître de la Vérité, a promis la terre à nos peuples). Si l’on considère que ce fut une intuition vraie d’une période précédente du yoga, non « assombrie » comme celle que représente Laocoon, on peut la considérer exacte dans la mesure où l’on considère la Troie future, la cité de l’Amour, celle que bâtira la descendance d’Énée, une fois que la Vérité sera établie dans l’humanité et dans le corps. Phoibos « le lumineux », est un autre nom d’Apollon. Sri Aurobindo l’appelle « le Maître de la Vérité » dans la mesure où la lumière Apollinienne provient du mental de lumière, première expression du supramental à la frontière avec le monde de la dualité.

Rappelant que la lignée Troyenne descend de Zeus et d’Électre, cette dernière étant le symbole du mental illuminé, cette vision rappelle que les forces du surmental ont manifesté leur accord à cette promesse : l’aventurier de la conscience a perçu clairement à ce moment-là que c’était la promesse que l’humanité serait un jour gouvernée par la Vérité, Vérité que les puissances du surmental reconnaissent comme leur étant supérieure (Enfants de Zeus, réjouissez-vous ! Car en signe d’assentiment, les fronts olympiens se sont inclinés, majestueux au-dessus du monde).

Seulement, il n’a jamais été promis que le chemin pour y parvenir serait facile et pavé de roses.

Tout d’abord, l’humanité doit subir les cycles que la nature lui impose (Dans le rythme terrestre obscurité-lumière). Il ne s’agit pas seulement du cycle diurne, de celui des saisons ou des innombrables cycles biologiques, mais aussi des cycles du mental dont nous avons déjà parlé.

Ensuite, c’est par la tourmente que les forces du surmental agissent, endossant une position de supériorité vis-à-vis de l’humanité (La tourmente est la danse des mèches du Dieu consentant à la grandeur, Zeus…). Elles obéissent à une loi supérieure pour faire progresser l’humanité, car telle est leur mission insoupçonnée de l’homme (…Zeus qui, par contrainte secrète, ordonne les voies de notre nature). Le divin, par ses instruments que sont les dieux, agit secrètement de derrière le voile (Il vit voilé dans les événements et, travaillant déguisé dans l’être humain…). Il travaille « déguisé », car il n’y a pas de hasard : tout concourt à l’évolution, le vice comme la vertu, le bien comme le mal, les accidents comme les maladies.

La souffrance a été le moyen qu’a mis en place la Nature pour faire émerger l’homme de la condition animale. Si elle n’existait pas, il n’y aurait pas de possibilité d’évolution pour l’homme. Mais par elle, notre force intérieure augmente et sur les ruines d’un ego dévasté et de ses désirs apparaît la splendeur d’une force intérieure et une puissante maîtrise de la nature extérieure (Par la souffrance il bâtit notre force, et un empire naît où n’étaient que des ruines).

Aussi, quand l’aventurier de la conscience se sent malmené par la vie, recevant coup sur coup, que ses certitudes spirituelles sont détruites (si retentit la tourmente, et que la foudre, s’élançant sans trêve fracasse le toit), que les éléments qui assurent la cohésion de la personnalité s’embrasent sous l’effet d’un effort de purification prolongée (si les linteaux finissent par prendre feu), que ce qui maintient les ouvertures sur la vie extérieure sont ébranlées (que chaque corniche crie de douleur sous la rafale) et si même les supports essentiels de la personnalité chancellent (si les piliers mêmes chancellent), l’aventurier doit garder la foi en le divin, et en la promesse qui lui a été faite intérieurement (N’en gardez pas moins votre foi en Zeus, tenez-vous ferme à la parole d’Apollon).

Ce n’est pas par une souffrance légère, ni par un labeur modéré,

Que la nation élue par Zeus est préparée à une domination sans fin.

Longtemps elle doit peiner, roulée dans l’écume des houles sans fond,

Frôler souvent la mort et, avant qu’Arès ne se range fermement sous ses bannières,

Sentir le vainqueur fouler, triomphant, l’orgueil de son Capitole ;

Elle doit entendre le barbare cogner à ses portes, ou souffrir les insultes

De l’ennemi qui approche, tout heureux du sourire fuyant de sa fortune :

Eux, la nation éternelle, doivent endurer les sarcasmes de ceux qui sont voués à périr !

Il leur faut supporter les travaux les plus ardus, lutter contre la Fatalité et ses Titans, 190

Sans doute Sri Aurobindo insiste-t-il ici sur le fait de l’erreur des yogas – ou du moins leur inadéquation à la présente phase évolutive – qui mettent l’accent sur la volonté personnelle au lieu de la soumission à la Mère divine, à la divine Shakti. Les textes de Mère concernant cette consécration ont été compilés dans le livre « La voie ensoleillée » (traduit de l’anglais The sunlit path, Sri Aurobindo Ashram Publication Department).

Quoi qu’il en soit, il semble évident que les aventuriers de la conscience qui ouvrent des voies nouvelles pour l’humanité doivent travailler sans relâche et endurer de multiples et profondes souffrances du fait de leur interdépendance avec le reste de l’humanité.

Cependant, cette capacité de vision affirme que la forme de spiritualité construite par les anciens yogas est la seule valable et dominera toutes les autres formes à partir d’un moment qui n’est pas encore connu (Ce n’est pas par une souffrance légère, ni par un labeur modéré, que la nation élue par Zeus est préparée à une domination dont la date n’est pas connue (Dateless)). Cela s’avèrera exact si l’on considère seulement l’essence ou le but de la voie Troyenne, l’Amour, et non ses formes extérieures.

Dans tous les cas, longtemps l’aventurier doit peiner, roulé comme dans une lessiveuse par ce qui s’exprime à la surface des grands mouvements profonds de conscience et d’énergie dont il ne peut saisir le sens (Longtemps elle doit peiner, roulée dans l’écume des houles sans fond – in the foam of the fathomless surges = dans l’écume des vagues impénétrables).

Il doit souvent affronter la mort, et cela souvent dès son engagement sur le chemin, afin de se détacher de toute peur et d’acquérir une confiance absolue en le Divin (Frôler souvent la mort).

Pour comprendre le vers suivant, rappelons qu’au début de la guerre de Troie, Arès semblait indifférent. Puis il fit la promesse aux déesses Héra et Athéna de soutenir le camp achéen, mais la rompit bientôt en se rangeant du côté de son amante Aphrodite.

Arès est tout à la fois la force qui « tranche » et celle qui « maintient » lorsque le temps n’est pas encore venu. C’est pourquoi, même s’il promet de soutenir le juste mouvement évolutif – le camp achéen –, il commence par se ranger du côté troyen, celui de son amante Aphrodite, et soutient dans un premier temps le parti de ceux qui séparent l’esprit de la matière. Blessé par Diomède dans les derniers jours de la guerre, il devra se retirer du combat, permettant que s’opère le renversement final.

Laocoon prédit qu’Arès se rangera finalement sous la bannière troyenne dans un temps indéterminé (avant qu’Arès ne se range fermement sous ses bannières).

Toutefois, Mère a annoncé qu’avec la venue du supramental, la destruction des formes ne serait plus nécessaire pour l’évolution car elles seront devenues assez souples pour s’adapter.

En attendant ces temps futurs, Laocoon annonce que l’ancien yoga doit subir bien des épreuves.

Le Capitole est l’une des collines de Rome présentant des fortifications naturelles sur laquelle fut construit un temple dédié à Jupiter (Zeus) aux environs du milieu du VIe siècle avant J.-C. Puis ce nom fut donné au centre religieux de chaque cité romaine.

Une autre direction spirituelle viendra donc s’imposer en lieu et place du symbole de l’ancienne spiritualité (Sentir le vainqueur fouler, triomphant, l’orgueil de son Capitole).

L’ancienne orientation spirituelle – représenté par la réalisation troyenne – considère la nouvelle comme moins élaborée, se développant dans les niveaux inférieurs de l’être, et donc « barbare » (Elle doit entendre le barbare cogner à ses portes).

Pendant un temps, elle sera méprisée par une spiritualité qui se réjouit d’un succès, dû au hasard, qui sera éphémère (ou souffrir les insultes de l’ennemi qui approche, tout heureux du sourire fuyant (transitoire) de sa (bonne) fortune) : eux, la nation éternelle, doivent endurer les sarcasmes de ceux qui sont voués à périr !).

Toutefois, cela semble encore plus vrai du nouveau yoga qui descend dans le corps. Mère s’exprime à ce sujet : « Parce qu’il y a toujours cela aussi : la possibilité d’échapper en allant ailleurs. Beaucoup de gens ont fait cela aussi : ils sont partis ailleurs, dans un autre monde plus ou moins subtil. N’est-ce pas, il y a des millions de manières de s’enfuir ; il n’y en a qu’une de rester, c’est vraiment d’avoir du courage et de l’endurance, d’accepter toutes les apparences de l’infirmité, les apparences de l’impuissance, les apparences de l’incompréhension, l’apparence, oui, d’une négation de la Vérité. Mais si l’on n’accepte pas, ce ne sera jamais changé ! Ceux qui veulent rester grands, lumineux, forts, puissants, et patati-patata, eh bien, qu’ils restent là-bas, ils ne peuvent rien faire pour la terreEt c’est une toute petite chose (une toute petite chose parce que la conscience est suffisante pour ne pas en être le moins du monde affectée), mais une incompréhension générale et totale ! C’est-à-dire que l’on reçoit des insultes, des expressions de mépris et tout, justement à cause de ce que l’on fait, parce que selon eux (toutes les « grandes intelligences » de la terre), on a renoncé à sa divinité. » (L’Agenda de Mère, Tome 6, 25 septembre 1965).

Cette ancienne spiritualité devra développer de dures ascèses, lutter contre le destin et les forces titanesques qui le dirige (Il leur faut supporter les travaux les plus ardus, lutter contre la Fatalité et ses Titans).

Et quand un chef revient seul de la bataille, ses milliers d’hommes écrasés

Par les marteaux de Dieu, ne jamais, pour autant, désespérer de leur patrie.

Ne redoutez pas la ruine, ne craignez pas l’assaut de la bourrasque, ne capitulez pas,

ô Troyens.

Zeus reconstruira. La mort ne met pas fin à nos jours. La flamme ne triomphera pas.

La mort ? Je l’ai affrontée. La flamme ? Dans ma vision je l’ai observée

Escaladant les édifices éternels et le faîte des toits de la ville de Priam ;

Mais j’ai regardé au-delà, et j’ai vu le sourire d’Apollon.

Après ses siècles de gloire, après ses triomphes mondiaux,

Si, inférieure en nombre, Troie se bat près de ses remparts, abandonnée par les nations

Et à nouveau seule sur son éminence, au bord de ses fleuves ; et si ses prairies et ses grèves 200

Où jadis elle festoyait, tremblent sous le pas lourd de sa foule d’envahisseurs,

Ce sont autant d’épreuves imposées par le dieu. Car la Destinée, sévère à la façon d’une mère,

Éduque nos volontés par le désastre et jette à bas les supports qui pourraient les affaiblir,

La Destinée, et la Pensée d’en haut, plus sage que les désirs impatients des mortels.

Troie a déjà ressuscité, mais des cendres, non de la honte, non de la capitulation !  

Par la bouche de Laocoon, Sri Aurobindo continue à prévenir des difficultés du yoga et à énumérer des qualités tel le courage, la foi ou l’endurance, que doit développer tout chercheur de vérité et d’autant plus un aventurier de la conscience, quelle que soit en fait la voie choisie.

Toutes les modalités d’un yoga peuvent s’avérer à un moment donné inutiles pour l’évolution de l’aventurier, tous ses appuis peuvent être détruits, mais il ne doit jamais oublier son but un seul instant (Et quand un chef revient seul de la bataille, ses milliers d’hommes écrasés par les marteaux de Dieu, ne jamais, pour autant, désespérer de leur patrie). Et plus que tout, il ne doit jamais renoncer (ne capitulez pas, ô Troyens).

Tout peut être détruit, tout peut partir dans l’oubli, car en fin de compte, la Connaissance, les expériences et les réalisations acquises par l’humanité ne peuvent se perdre ; elles peuvent seulement se retirer à l’arrière-plan. C’est ce qui est exprimé par « Zeus reconstruira ». Au niveau individuel, il en est de même de vie en vie. Lors d’une nouvelle incarnation, le développement psychique acquis lors des vies passées revient à la surface, même si le chercheur doit revivre en accéléré un certain nombre d’épreuves et d’expériences (La mort ne met pas fin à nos jours).

Une purification radicale des « structures » ou « moules » des anciens yogas peut avoir lieu, y compris celle des structures tendant vers l’esprit (La flamme ? Dans ma vision je l’ai observée escaladant les édifices éternels et le faîte des toits de la ville de Priam), mais ce ne sera pas la fin du mouvement spirituel en quête de l’Amour. Car l’aventurier a « vu » derrière leur destruction une expression du « mental de lumière » qui en quelque sorte approuvait (Mais j’ai regardé au-delà, et j’ai vu le sourire d’Apollon). Il est assez probable que ce n’est pas la vision du sourire d’Apollon qui est « obscurcie » mais ce que l’aventurier en déduit. Il n’imagine pas que c’est » autre chose qui doit renaître et non la spiritualité dans les formes actuelles de l’ancien yoga.

L’aventurier doit même affronter la possibilité de la disparition de la capacité de vision intuitive (La mort ? Je l’ai affrontée).

Si après avoir contribué à tant de réalisations et pendant un temps si long (Après ses siècles de gloire, après ses triomphes mondiaux), la spiritualité ancienne est attaquée dans ses ultimes fondements et protections, celles-là même que les dieux ont aidé à construire (Troie se bat près de ses remparts), réduite à sa plus simple expression (abandonnée par les nations), et si ce qui était alors facile et joyeux subit alors les attaques d’une conception différente de l’évolution (et si ses prairies et ses grèves où jadis elle festoyait, tremblent sous le pas lourd de sa foule d’envahisseurs), cela doit être enduré car ce sont des épreuves imposées par le divin (Ce sont autant d’épreuves imposées par le dieu).

Car l’aventurier, dans une partie de lui-même, sait que les forces spirituelles, la Nature et les forces hostiles, toutes regroupées sous les noms de Destinée et de Pensée divine (Thought on high), sont des artisans de la progression spirituelle, et n’ont de cesse, pour celui qui est vraiment engagé sur le chemin, de lui retirer tous ses supports. Ne s’appuyez sur rien hormis sur le Divin, telle est la leçon à entendre (Car la Destinée, sévère à la façon d’une mère, éduque nos volontés par le désastre et jette à bas les supports qui pourraient les affaiblir, la Destinée, et la Pensée d’en haut, plus sage que les désirs impatients des mortels).

Mais si elle envisage la destruction des formes de l’ancienne spiritualité, cette intuition-vision croit aussi en leur rétablissement, et là sans doute réside sa perception « assombrie » des vérités apolliniennes (Troie a déjà ressuscité, mais des cendres, non de la honte, non de la capitulation !). C’est donc une totale intransigeance et un refus de toute considération d’un autre point de vue qui est exprimée par cette partie de l’être, celle qui pense détenir l’absolue vérité issue de la lumière divine.

Si ce discours de Laocoon semble une expression de la vérité, il y a une autre façon de le considérer. Car un grand discernement est nécessaire lorsque l’on considère les épreuves endurées sur le chemin. Il est parfois en effet facile de se dire qu’elles ne sont là que pour nous fortifier dans la voie que nous avons choisie, sans voir que le chemin évolutif demande une remise en question. Il peut en être ainsi dans l’acceptation d’une souffrance continue dans laquelle on se maintient afin de ne pas prendre les décisions qui s’imposeraient. Une souffrance que l’on peut justifier en se disant qu’elle est agréable au Divin ou bien encore indispensable au chemin vers la sagesse ou la sainteté. C’est tout le problème de la souffrance qui est nécessaire pour l’évolution mais dans laquelle l’homme et plus encore le chercheur ne doit absolument pas se complaire.

Et comme Satprem le dit :

« L’Ego, c’est l’étroitesse, le masque, la souffrance. Notre force glorieuse est voilée par un masque. Et le courage le plus grand est d’abandonner notre étroitesse qui souffre. »[22]

Sans doute cette attitude est-elle le résultat de la peur du changement et de l’attachement aux plaisirs et émotions inférieurs. Comme le dit Sri Aurobindo dans Le Labeur d’un Dieu. (Traduit de A God’s Labour) :

« Car le mental de l’homme est la dupe de son moi animal,

Il abrite en lui-même un Elfe sinistre

Amoureux de la douleur et du péché

Dans l’espoir que ses sensualités gagneront.

L’Elfe gris frémit d’horreur devant les flammes du ciel

Et de toutes choses heureuses et pures ;

C’est seulement par le plaisir et la passion et la douleur

Que son drame peut durer »[23]

Immortelles sont les âmes fidèles à elles-mêmes ; le sans-âme à tout jamais

Erre impuissant dans l’Hadès, ombre désappointée au milieu de tant d’autres.

Mais voici que le dieu qui est dans ma poitrine me fait puissamment violence, Troyens,

Voici que je laisse échapper ce que mon esprit a gardé et dont il eut la vision ;

Et ni la raillerie du cynique, ni le ricanement du traître ne me réduiront au silence. 210

Troie triomphera ! Entendez, ô vous, peuples, la parole d’Apollon.

O Grèce, entends-la et tremble, toi encore dans ta jeunesse et à l’aube de ton futur ;

Oublie-la, plutôt, tant que tu le peux : mais les dieux à leur heure te la rappelleront.

Tremblez, ô nations d’Asie, infidèles à la grandeur qui est au-dedans de vous.

Troie refluera sur vos royaumes avec le glaive et le joug du vainqueur.

C’est par une fidélité à la grandeur du but que le chercheur s’est donné, ici en l’occurrence la quête de l’union avec le Divin en l’esprit et la maîtrise de l’être extérieur par la force de l’esprit, que le chercheur parvient à l’expérience de l’immortalité. Ce qui n’a pas d’âme, pas de but, est donc voué à « s’attarder » dans l’inconscient (« lingers »), à rester en arrière dans le processus évolutif, impuissant (Immortelles sont les âmes fidèles à elles-mêmes ; le sans-âme à tout jamais erre (s’attarde) impuissant dans l’Hadès). Car l’inconscient est le lieu où sont enregistrées toutes les expériences.

Cette partie visionnaire du chercheur ne peut s’empêcher de clamer sa vision aux différents mouvements de l’ancien yoga, la certitude que celui-ci perdurera dans ses formes actuelles au-delà d’une crise passagère, certitude qu’elle pense détenir de la force qui veille au développement du mental de lumière (Mais voici que le dieu qui est dans ma poitrine me fait puissamment violence (…) Troie triomphera ! Entendez, ô vous, peuples, la parole d’Apollon). Et rien ne peut empêcher cette vision de s’exprimer puissamment dans l’aventurier (Et ni la raillerie du cynique, ni le ricanement du traître ne me réduiront au silence).

Cette vision a tout de même contacté une certaine vérité évolutive et a « vu » que ce qui tente alors de s’imposer dans la quête spirituelle – incarné ici par « la Grèce », une juste impulsion d’élargissement de la conscience –, est appelé à se développer pendant de longs siècles. Toutefois, elle avertit ce mouvement qu’il n’est pas éternel et que selon la parole d’Apollon, le mouvement juste vers l’esprit triomphera un jour (O Grèce, entends-la et tremble, toi encore dans ta jeunesse et à l’aube de ton futur). L’humanité à venir est même encouragée à oublier la promesse faite par le mental de lumière, à savoir que cette nouvelle orientation évolutive n’est que passagère et qu’elle prendra fin lorsque les forces de l’esprit le décideront (Oublie-la, plutôt, tant que tu le peux : mais les dieux à leur heure te la rappelleront).

Cet avertissement n’est pas seulement destiné à ce que cette partie de l’être considère comme barbare, c’est-à-dire ce qui a moins de maîtrise mais a un plus grand « besoin » d’évolution et de pureté (Agamemnon à la tête des Argiens), mais aussi aux yogas les plus avancés dans le mental (Asie). Ces derniers s’étaient développés jusqu’à peu dans l’ombre des anciens yogas et les soutenaient. Ces yogas avancés ont peu à peu pris conscience que le changement était inéluctable et se sont désolidarisés des anciennes formes. Lorsque le temps sera venu, selon cette intuition, l’ancien yoga les reprendra sous sa coupe (Tremblez, ô nations d’Asie, infidèles à la grandeur qui est au-dedans de vous. Troie refluera sur vos royaumes avec le glaive et le joug du vainqueur).

Il s’agit des mouvements et structures dont nous avons parlé plus haut et matérialisés par la Lycie « contrée de la lumière naissante », la Phrygie « contrée du feu intérieur », la Carie « pays contrée de l’intelligence et du discernement supérieur », la Mysie « contrée des initiations les plus hautes conférant du pouvoir », la Lydie « contrée de l’unité dans la diversité » et de la Paphlagonie « contrée de ce qui tend à se manifester ».

Troie triomphera ! Bien que les nations conspirent et que ses adversaires soient conduits par les dieux,

Le Destin qui naît de l’esprit est plus grand qu’eux et sera son bouclier.

Ses ennemis l’aideront par la guerre, ses défaites seront les façonneuses de la victoire.

Les murs qui compriment seront fendus ; sortant d’institutions fixes, elle s’épanouira.

Finalement les océans seront ses murs, et le désert sa limite ; 220

L’Indus lui dépêchera des envoyés ; ses yeux, de la Thulé, regarderont vers le nord.

Comme le royal Poséidon, elle formera un cercle de puissance autour de toutes les côtes,

Et comme l’azur sans limite, une voûte de domination au-dessus de toutes les terres. »

Assurer que « Troie triomphera », c’est affirmer, dans le cadre de l’évolution, la supériorité de l’Esprit sur la Matière. Or la nouvelle orientation du yoga est au contraire d’assurer que c’est par la découverte du Divin dans la matière et Son action transformatrice que se poursuivra l’évolution, même si, dans le cadre des cycles, et si l’on en croit la mythologie grecque, il pourra y avoir une Troie future basée sur l’évolution de l’amour.

Sri Aurobindo nous a dit que l’Amour pourra s’incarner dans l’humanité seulement après l’établissement d’un monde de Vérité, en annonçant une humanité supramentalisée, que l’on peut assimiler à la Troie future.

Il n’y a donc pas lieu d’attacher foi aux dires de Virgile qui déclara que Rome était la Troie future, au sens d’une humanité ayant intégré la Vérité, un mental de lumière : « Rejeton d’une race divine, toi qui nous ramènes la ville de Troie, arrachée aux ennemis, toi le sauveur de Pergame l’éternelle… » (Énéide, 8, 36-49). On peut en revanche comprendre que Rome est la continuation de la Troie ancienne, dans la mesure où Pergame est « l’union au-dessus », l’union en l’esprit.

Les obstacles dressés devant cette « certitude », qu’ils viennent d’autres organisations spirituelles ou qu’ils soient soutenus par les forces du surmental, ne sauraient l’emporter car le futur issu du plus haut de l’Esprit, au-delà donc du monde des dieux, l’emportera (Bien que les nations conspirent et que ses adversaires soient conduits par les dieux, le Destin qui naît de l’esprit est plus grand qu’eux et sera son bouclier). Et comme cela est dit dans tous les yogas, le combat spirituel fortifie et les défaites préparent de plus grandes victoires (Ses ennemis l’aideront par la guerre, ses défaites seront les façonneuses de la victoire).

La vision obscurcie par le destin est même entraînée dans une vision grandiose de la Troie future. Les limitations et les règles trop rigides seront détruites afin de permettre son épanouissement (Les murs qui compriment seront fendus ; sortant d’institutions fixes, elle s’épanouira.). Finalement, l’illimité sera sa protection (Finalement les océans seront ses murs).  Ou si l’on considère que Sri Aurobindo a donné au mot « océans » la même signification que nous à Océanos, ce seront l’immensité des courants de conscience-énergie qui seront sa protection. Enfin, le non-existant sera la seule limite de la conscience (et le désert sa limite). Cette future organisation spirituelle permettra à l’aventurier d’être informé des plus grandes avancées dans la conquête de l’Esprit et l’évolution vers l’union avec le Divin en l’Esprit (L’Indus lui dépêchera des envoyés).

Et pour ce qui est des ascèses les plus extrêmes pour la maîtrise de l’être extérieur, déjà parvenue à des réalisations inimaginables, Troie visera encore plus loin, une maîtrise encore plus grande (ses yeux, de la Thulé, regarderont vers le nord). Thulé est en effet une île située à des latitudes proches du cercle polaire, nommée ainsi par un explorateur grec à la fin du quatrième siècle avant J.-C., correspondant à une île réelle selon les uns ou imaginaire selon d’autres.

Le futur yoga (la Troie future) établira une puissante protection aux limites de sa structure consciente de même que Poséidon entoure de partout le conscient – les terres – par le puissant subconscient – les mers (Comme le royal Poséidon, elle formera un cercle de puissance autour de toutes les côtes).

Et de même que le ciel est le domaine de Zeus – de même que le plus haut supraconscient domine le mental – elle établira de même une domination sans faille sur toutes les orientations et pratiques spirituelles (Et comme l’azur sans limite, une voûte de domination au-dessus de toutes les terres).

Cessant son discours, Laocoon ceint des clameurs d’une nation,

S’écroula sur son siège comme un être possédé, puis vidé et affaibli ; et non seulement il termina

Sous des applaudissements qui ne désarmaient pas, mais de toutes parts, dans une tempête d’approbations,

Arès s’échappa des cœurs de son peuple en un fracas de tonnerre inquiétant.

Le bruit, sauvage et terrible, évoquait un fauve dont la piste a été retrouvée et suivie,

Blessé mais comptant bien déchirer toutes vives les entrailles de ses chasseurs,

Bruit sauvage, cruel et menaçant de ruine l’ennemi et l’opposant. 230

L’intuition « assombrie par le destin » confirme ainsi son emprise sur l’esprit et sur le cœur, ayant développé sa vision autant qu’elle puisse l’être d’une Troie future victorieuse, symbole d’une puissante maîtrise exercée depuis le haut par les forces de l’Esprit. Mais cette intuition « assombrie » ne fait preuve ni de stabilité ni de force dans la durée, mais plutôt d’une éruption de folie passagère qui s’achève par un effondrement. (Cessant son discours, Laocoon ceint des clameurs d’une nation, s’écroula sur son siège comme un être possédé, puis vidé et affaibli).

Cependant, elle est suffisamment convaincante pour embraser le reste de l’être pour qu’il combatte avec toute sa puissance et sans pitié ce qui aspire à détrôner l’ancien yoga.

Pourtant, quand l’acclamation enfin s’apaisa, Ucalégon se mit debout,

Tremblant de vieillesse et de colère, et sur un ton précipité et aigu

Lança des bafouillements d’une véhémence sénile sur l’assemblée en folie.

« Ah, jusque-là va votre audace, ô vous enfants de Priam,

Vils favoris d’un peuple rendu fou par les dieux, et tu te dresses,

Sombre Laocoon, débitant des balivernes sur les héros, repoussant du pied comme lâches

Et flétrissant comme traîtres les hommes âgés et sages qui grisonnaient quand tu fus pondu !

Lutin de destruction, crinière de malheur ! Ah, stimule notre courage,

Toi qui n’eus jamais le dessus, fût-ce sur le plus faible des Achéens

Mieux encore : à deux reprises pendant la déroute, tu as galopé vers les remparts pour te mettre à l’abri, 240

Chef de file de la panique, et en fuyant tu t’égosillais à crier grâce

Aux ennemis qui te suivaient à un kilomètre, ô incomparable, prodigieux coureur !

Tu peux sans risque conseiller aux autres la fierté et la fermeté des héros.

Tu ne mourras point au combat ! Car même Achille, le plus leste,

Ne pourrait, j’imagine, te rattraper, ni Penthésilée aux pieds rapides comme le vent.

Masque de prophète, cœur de lâche, langue d’escroc,

A toi seul, aidé par les Furies, tu ruines Ilion l’éternelle.

Moi, Ucalégon, je serai le premier à t’arracher ton masque, traître !

Car selon moi tu as été suborné par les cyniques ruses d’Ulysse,

Et, cette Troie, tu complotes de la mettre à sac avec le concours de la rapacité crétoise. » 250

Nous avons vu déjà qu’Ucalégon, l’un des vieux sénateurs, était partisan d’accepter la proposition achéenne apportée par Achille, ce qui lui valut d’être considéré avec Anténor comme un traître.

Son nom signifie « celui qui ne prend pas soin de, qui ne se soucie pas de, qui est indifférent ». Sri Aurobindo le décrit comme un vieillard sénile, colérique mais courageux. Sa sénilité indique que c’est probablement le symbole d’un des plus anciens yogas liés à la perspective troyenne. Sa colère non maîtrisée indique qu’il s’agit d’un yoga qui ne se soucie pas de transformer la nature extérieure, seulement préoccupé des réalisations dans les hauteurs de l’Esprit. (Tremblant de vieillesse et de colère, et sur un ton précipité et aigu lança des bafouillements d’une véhémence sénile sur l’assemblée en folie.)

Ce yoga nécessite toutefois un certain « courage », ce qui signifie le développement des capacités d’endurance et de persévérance. Et cet ancien yoga accuse les yogas plus récents fondés sur les capacités de vision intuitive de manquer de ce courage alors qu’ils prétendent être les meilleurs yogas.

Il vilipende donc l’arrogance de la vision intuitive qui séduit et entraîne dans son sillage de nombreux mouvements de l’ancien yoga qui sont le jouet des forces du surmental (Vils favoris d’un peuple rendu fou par les dieux). Il refuse donc que cette récente capacité de vision accuse l’ancienne sagesse de détourner la spiritualité de son juste chemin par manque de courage (repoussant du pied comme lâches et flétrissant comme traîtres les hommes âgés et sages qui grisonnaient quand tu fus pondu !). 

Il affirme que cette intuition visionnaire ne peut percevoir de façon juste la validité des différents yogas (Sombre Laocoon, débitant des balivernes sur les héros) et qu’elle est largement inférieure dans ses résultats à ceux obtenus par la moindre des concentrations (Toi qui n’eus jamais le dessus, fût-ce sur le plus faible des Achéens). Il affirme aussi que cette vision, mise à l’épreuve des faits, eut besoin de se référer aux anciennes structures qui furent mises en place pour protéger le yoga ancien lors de ses débuts dans la conquête de l’esprit (Mieux encore : à deux reprises pendant la déroute, tu as galopé vers les remparts pour te mettre à l’abri). C’est-à-dire que cette capacité de vision n’est pas indépendante, à ce stade de développement, des anciennes structures et pratiques.

Ainsi, cette vision est incertaine et ne peux s’affirmer devant les faits qui la contredisent (Chef de file de la panique, et en fuyant tu t’égosillais à crier grâce aux ennemis qui te suivaient à un kilomètre, ô incomparable, prodigieux coureur !).

Elle réussirait même à échapper à la confrontation avec le yoga qui œuvre vers une plus grande libération et à celui qui est parvenu à la libération de la souffrance par le détachement (Tu ne mourras point au combat ! Car même Achille, le plus leste, ne pourrait, j’imagine, te rattraper, ni Penthésilée aux pieds rapides comme le vent).

Cette sagesse affirme enfin que cette capacité visionnaire n’est en fait qu’une illusion, un masque trompeur, et ne repose sur rien d’autre que le mensonge (Masque de prophète, cœur de lâche, langue d’escroc).

Les Furies sont identifiables aux Érinyes de la mythologie grecque, ces forces divines qui remettent dans le droit chemin de l’évolution. Cette ancienne sagesse accuse aussi la vision assombrie, associée à ces forces, de faire disparaître tous les acquis de l’ancienne spiritualité (À toi seul, aidé par les Furies, tu ruines Ilion l’éternelle).

Ce très ancien yoga affirme pouvoir déjouer l’influence de cette vision erronée (Moi, Ucalégon, je serai le premier à t’arracher ton masque, traître !). Car elle prétend que cette capacité de vision est faussée par le travail réalisé pour la libre circulation des énergies entre l’esprit et la matière (Car selon moi tu as été suborné par les cyniques ruses d’Ulysse). Rappelons en effet qu’Ulysse descend par sa mère d’Autolycos « qui est à soi-même sa propre lumière » et du père de ce dernier, Hermès, la force qui veille sur l’évolution vers le surmental. Hermès et Autolycos avaient parmi leurs dons celui de changer les apparences des choses.

Finalement, cette indifférence à la maîtrise de la nature extérieure accuse la vision assombrie de vouloir détruire les bases de l’ancienne spiritualité en s’associant à l’impatience et au désir impérieux de résultats qui se manifeste dans les débuts du yoga et n’a pas encore totalement disparu (Et, cette Troie, tu complotes de la mettre à sac avec le concours de la rapacité crétoise).

Sans être interrompu, il se hâta de poursuivre, comme un ruisseau qui criaille au milieu des galets,

Exprimant des colères glapissantes ; car les gens, étonnés, se taisaient.

Il ne poursuivit pas longtemps : de grands cris jaillirent de cette stupeur furieuse,

Des hommes blêmissants se levèrent d’un bond et lui lancèrent des menaces de mort ;

Toute l’assemblée oscilla comme une forêt battue par le vent déchaîné.

Obstiné, fatiguant ses yeux brouillés par l’âge, Ucalégon, plus que jamais tremblant

De colère, poussa de faibles clameurs en riposte à l’assistance

Dont les vociférations le submergeaient. Bien que sa voix ne fût pas plus audible que celle d’un nageur

Perdu au milieu des houles, il parlait. Mais dans le gosier des gens la colère grandissait

Et devint un rugissement à ébranler le courage et démonter la nature, 260

Jusqu’au moment où, lancée de main vigoureuse, une javeline sifflante et vibrante,

Manquant la tête argentée du sénateur, alla donner en résonnant avec chagrin

Contre le mur éloigné d’une maison à côté du marché.

Même alors, le vieil homme refusa de faire silence ou de céder à la tempête.

Secouant sa barbe chenue, dirigeant de tous côtés ses prunelles de vieillard,

Il était debout, agitant les bras ; mais Anténor et Aetor se saisirent de lui,

Et bien qu’il se débattît, l’ayant traîné jusqu’à son siège, le grondèrent et le firent taire.

« Arrête, ô ami : les dieux ont gagné. Il te serait plus facile,

Avec ton soprano flûté et aigu de vieillard, d’agir sur la rage de l’Océan

Que de venir à bout de ce peuple excité par Laocoon. Abandonne à présent 270

Un effort qui n’aide en rien, enveloppe tes jours dans un manteau de silence ;

Accorde aux dieux ce qu’ils veulent et, les yeux secs, attends la fin. »

C’est ainsi que les anciens cessèrent de se débattre contre les dieux et contre Troie ;

Intimidés par le déchaînement de colère du peuple, ils renoncèrent à l’espoir.

Tout d’abord, il y a un étonnement dans l’être d’une telle manifestation de colère que l’aventurier pensait avoir maîtrisée. Il y a ainsi certaines choses que l’on croit avoir dépassées qui se réfugient dans le subconscient et ensuite dans l’inconscient et de là resurgissent quand on s’y attend le moins (Sans être interrompu, il se hâta de poursuivre, comme un ruisseau qui criaille au milieu des galets, exprimant des colères glapissantes ; car les gens, étonnés, se taisaient). Peut-être pouvons-nous comprendre cela ainsi : tant que la transformation spirituelle qui suit la transformation psychique n’est pas terminée, l’égalité ne peut être que partielle et les mouvements de l’être vital profond qui n’ont pas été totalement illuminés peuvent ressurgir à tout moment.

Mais dès que l’être se ressaisit, les mouvements de maîtrise issus de la volonté mentale se dressent contre ce débordement (Il ne poursuivit pas longtemps : de grands cris jaillirent de cette stupeur furieuse, des hommes blêmissants se levèrent d’un bond et lui lancèrent des menaces de mort).

Mais cet ancien yoga est sous l’emprise des habitudes car il a été établi depuis si longtemps qu’il ne peut plus discerner clairement. Il s’entête dans sa colère, dans sa vaine opposition (Obstiné, fatiguant ses yeux brouillés par l’âge, Ucalégon, plus que jamais tremblant de colère, poussa de faibles clameurs en riposte à l’assistance dont les vociférations le submergeaient). 

L’argumentation qu’il aurait pu faire valoir s’il était vraiment parvenu à établir une égalité devant toutes choses, devint inaudible (Bien que sa voix ne fût pas plus audible que celle d’un nageur perdu au milieu des houles, il parlait). Mais les autres parties de la conscience liées à l’ancien yoga qui ont pris conscience de ce manque de maîtrise, s’opposent à son influence encore davantage (Mais dans le gosier des gens la colère grandissait et devint un rugissement à ébranler le courage et démonter la nature).

L’opposition devient même violente du fait de sa déception (disappointed) car elle pensait la maîtrise plus totale (Jusqu’au moment où, lancée de main vigoureuse, une javeline sifflante et vibrante, manquant la tête argentée du sénateur, alla donner en résonnant avec chagrin déçue contre le mur éloigné d’une maison à côté du marché.)

Il y a alors deux autres mouvements liés à l’ancienne spiritualité qui arrêtent cette expression dans l’être (Anténor et Aetor se saisirent de lui, et bien qu’il se débattît, l’ayant traîné jusqu’à son siège, le grondèrent et le firent taire). Tout d’abord, l’ancienne sagesse sattvique qui travaille pour réaliser la maîtrise de l’être extérieur depuis les hauteurs de l’esprit, le mental supérieur spiritualisé, représentée par Anténor. L’autre mouvement est symbolisé par Aétor, frère d’Anténor. Ce nom n’existe pas dans la mythologie grecque et Sri Aurobindo n’a pas donné d’indications sur son orthographe. Plutôt qu’avec l’adjectif αητος, signifiant impétueux, il est probablement en rapport avec l’aigle (αετος) et indiquerait alors le mental le plus haut.

Ces deux mouvements entérinent le fait qu’il est vain de vouloir s’opposer à la « vision » qui s’est imposée à l’esprit. Ils sont d’accord de laisser les forces du surmental décider de l’évolution, sans manifester de regret (Arrête, ô ami : les dieux ont gagné. (…) Accorde aux dieux ce qu’ils veulent et, les yeux secs, attends la fin).

Cela mit fin à l’ultime tentative des soutiens des anciens yogas pour trouver une orientation qui conserverait les formes, pratiques et réalisations du passé, et cela en dépit de l’opposition des forces du surmental (C’est ainsi que les anciens cessèrent de se débattre contre les dieux et contre Troie ; intimidés par le déchaînement de colère du peuple, ils renoncèrent à l’espoir).

Mais bien que la clameur se prolongeât, houleuse comme la mer après que les vents sont tombés,

Un homme seul se dressa, sans crainte, et réclama d’un geste le silence,

Non pas un des vieillards, mais d’apparence mûre, avec un visage haut en couleur,

Robuste, bourru, courtaud, Halamos fils d’Anténor.

Il se détacha de la foule et le peuple se tut, attentif,

Car il était toujours le premier dans la mêlée, et les combattants l’aimaient. 280

« Allons, amis, commença-t-il en souriant, le débat est vite clos

Si force reste aux poumons et si vous argumentez à coups de javeline.

Appelez plutôt la sagesse à votre aide, en cette heure dangereuse de vos destinées.

Je ne me lève pas, Troyens, pour exalter Laocoon par un éloge excessif de son agilité ;

Car de naissance, certains sont braves le javelot en main, sur le char de guerre,

D’autres ont la langue audacieuse, et Zeus n’a pas, par décret, imparti

Des dons égaux à tous les hommes, lui qui guide son monde dans une ronde pleine de détours,

Déporté de çà, de là, comme un navire ballotté par les eaux.

Ainsi, pourquoi devrions-nous railler celui qui boite par la contrainte du Cronide ?

Il ne boite pas de son plein gré ; s’il pouvait, il courrait contre les plus rapides, 290

Mais voilà : notre claudiqueur n’a rien d’un coureur ! De même, amis, pourquoi devriez-vous vous dresser et m’abattre

Si je venais à dire de ce prêtre qu’il n’est ni Sarpédon ni Hector ?

Ce qui s’exprime ensuite dans ce panorama des luttes intérieures est une particularité issue de l’ancienne sagesse, incarnée par Halamos, fils d’Anténor. Ce nom n’existe pas dans la mythologie grecque. Peut-être pouvons-nous l’interpréter comme « l’ardeur, l’enthousiasme » s’il dérive du verbe αλλομαι (aoriste ηλαμεν), qui signifie « s’élancer ». Cela correspondrait bien à ce que dit de lui Sri Aurobindo : « Car il était toujours le premier dans la mêlée ». Il serait donc le symbole d’une ardeur et d’une maturité à la pointe de la sagesse mentale, qui s’exprime sans peur aucune (Un homme seul se dressa, sans crainte). Sans être un yoga établi depuis très longtemps, c’est toutefois un yoga mental bien incarné au contact de la réalité brute, faisant preuve de maturité, c’est-à-dire avec un bon discernement, une parfaite lucidité sur les choses terrestres (Non pas un des vieillards, mais d’apparence mûre, avec un visage haut en couleur, robuste, bourru, courtaud,). Fils d’Anténor, il représente sans doute le plus parfait accomplissement du Yoga de la Connaissance associé au Yoga des œuvres : « Arriver à la forme sattvique du svadharma individuel intérieur, et des œuvres vers lesquelles ce svadharma nous dirige sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection ».[24]

Cette expression refuse de laisser libre cours à des arguments d’origine vitale ou physique, mais conseille de s’en remettre uniquement au discernement mental (le débat est vite clos si force reste aux poumons et si vous argumentez à coups de javeline. Appelez plutôt la sagesse à votre aide).

Il commence par défendre le fait que ce qui est perçu par la « vision » est difficile à justifier. C’est pourquoi il ne veut pas, par ironie, louer la rapidité de Laocoon au combat (Je ne me lève pas, Troyens, pour exalter Laocoon par un éloge excessif de sa rapidité son agilité). En effet, chaque outil dans le yoga a ses qualités et ses défauts. Certains sont bons pour avancer rapidement et détruire les obstacles, d’autres pour comprendre et exprimer (Car de naissance, certains sont braves le javelot en main, sur le char de guerre, d’autres ont la langue audacieuse).

Chacun est guidé par les forces divines selon sa nature, en vue du meilleur pour son évolution à chaque instant, et selon une route pleine de détours qui peut sembler illogique à l’esprit cartésien. Cette guidance déstabilise l’être sans cesse, car rien ne doit être laissé en arrière. Et les dons et capacités de chacun pour avancer sur le chemin de l’évolution sont différents. La création n’est pas organisée en vue de la similarité mais de la diversité dans l’unité. (Zeus n’a pas, par décret, imparti des dons égaux à tous les hommes, lui qui guide son monde dans une ronde pleine de détours, déporté de çà, de là, comme un navire ballotté par les eaux).

De même en est-il de chaque outil dans le yoga qui doit remplir son rôle, même s’il ne remplit pas toutes les conditions de la perfection. Si un outil donne des résultats imparfaits, la responsabilité en incombe aux forces qui conduisent l’évolution et non à l’outil lui-même.

Sans doute y-a-t-il ici une allusion au dieu boiteux, Héphaïstos, qui ne peut encore créer de formes parfaites dans l’humanité avec le feu psychique, mais seulement pour les forces du surmental et quelques rares aventuriers de la conscience. Ce qui boîte traduit un manque d’équilibre entre l’action de deux forces constituant des appuis. Comme, avec Laocoon, il s’agit de l’intuition, cela exprime un déséquilibre entre la raison et l’intuition, un manque de discernement. Si l’intuition est troublée, la faute en revient aux forces cosmiques qui l’obscurcissent. (Ainsi, pourquoi devrions-nous railler celui qui boite par la contrainte du Cronide ? Il ne boite pas de son plein gré). Si cette intuition le pouvait, elle s’affirmerait par elle-même contre toutes les autres argumentations (s’il pouvait, il courrait contre les plus rapides).

De même, en tant qu’expression particulière d’une sagesse depuis longtemps établie, d’un discernement « mûr » mais sûrement imparfait, il peut affirmer que la « capacité de vision » (Laocoon) ne représente pas une caractéristique du yoga aussi parfaite et développée que la puissante sagesse qui combattait les illusions ou que la conquête des hauteurs de l’esprit (De même, amis, pourquoi devriez-vous vous dresser et m’abattre si je venais à dire de ce prêtre qu’il n’est ni Sarpédon ni Hector ?)

Par ailleurs, si mon père que vous avez jadis honoré, Anténor l’ancien,

Serre contre son cœur un or argien que moi, son fils, je ne vois pas dans sa demeure,

M’accuses-tu également, prophète Laocoon ? Amis, vous m’avez vu combattre quelquefois ;

Avez-vous remarqué comme, ayant changé de camp, je gambadais avec les alliés de ma maison,

Lorsque, d’un javelot facétieux, je chatouillais les côtes de mes chers Argiens,

Les poussant du coude, en somme, en un avis amical, pour les inviter à entrer dans Troie ?

Allons donc ! Ce sont là des visions d’écervelé, des mythes dignes du marché !

Finissons-en, frères et amis, avec les unes et les autres : qu’il nous suffise de haïr l’Hellène. 300

Ce grand discernement sattvique propose ensuite de mettre fin à deux illusions qui traînent encore dans la conscience de l’aventurier (Allons donc ! Ce sont là des visions d’écervelé, des mythes dignes du marché !).

Tout d’abord l’illusion que les résultats du développement et de la purification dans le mental ont été conservés par cette sagesse sattvique à son seul profit. Autrement dit, l’illusion que cette purification du mental n’aurait pas profité aux autres activités du yoga en l’esprit. (Par ailleurs, si mon père que vous avez jadis honoré, Anténor l’ancien, serre contre son cœur un or argien que moi, son fils, je ne vois pas dans sa demeure).

Ensuite, l’illusion que ce discernement s’est rapproché intimement de ce qui aspire à renverser les formes présentes de la spiritualité, trahissant en quelque sorte cette dernière. Car il s’agit d’un discernement mental issu des plus hautes conquêtes en l’esprit, et non d’une aspiration à plus liberté dans l’incarnation, et non d’une aspiration à la divinisation de la nature humaine qui suppose une purification approfondie dans les profondeurs du vital. Halamos représente encore une sagesse discernante qui ne croit pas possible la transformation des couches inférieures de l’être. (Avez-vous remarqué comme, ayant changé de camp, je gambadais avec les alliés de ma maison, lorsque, d’un javelot facétieux, je chatouillais les côtes de mes chers Argiens, les poussant du coude, en somme, en un avis amical, pour les inviter à entrer dans Troie ?).

Cette lucidité invite donc à seulement considérer comme ennemi ce qui cherche une plus grande liberté (Finissons-en, frères et amis, avec les unes et les autres : qu’il nous suffise de haïr l’Hellène). 

Prophète, je m’incline devant les oracles. Les dieux sont sages dans leur silence

Et sages quand ils parlent ; mais leur parole diffère de la nôtre, et un esprit humain

A peine à tenir la charge de leur sagesse sans devenir fou ou divaguer ;

Et pour moi, je ne vois la vérité qu’en soldat qui livre bataille,

Évaluant la puissance de ses adversaires et les risques de l’affrontement d’airain.

Peu nombreuses sont nos armées, les Grecs sont en force, et par suite de notre petit nombre,

Nous fondons dans le combat, — eux cernés loin de leurs parents par l’océan

Et nous par nos destinées, vagues des dieux plus difficiles à maîtriser ;

Eux semblables à un roc qui s’effrite, nous par contre, à la brume qui se dissipe.

Si donc Achille, sous serment, nous amène la paix et la conciliation, 310

Un répit et une aide, que nous devons payer, mais à un prix calculé au plus juste,

Les forces du nord avec nous, notre protection contre les Achéens assurée,

Car, bien que Grec, Achille est loyal, — allez-vous renoncer à cet avantage de poids ?

Au moins aurons-nous la paix, si nous y perdons l’or et beaucoup de gloire ;

De la paix nous profiterons pour laisser respirer notre vaillance, guérir nos blessures,

Temps d’apprentissage pour nous préparer à des guerres plus heureuses dans le futur.

Ce discernement mental ne nie pas que les « visions » puissent donner des éléments de vérité (Prophète, je m’incline devant les oracles) mais il se méfie toutefois de la façon dont les messages sont interprétés et compris. Les forces de l’esprit peuvent se manifester tout aussi bien sans messages et sans signes qu’avec (Les dieux sont sages dans leur silence et sages quand ils parlent), mais ce que nous en comprenons n’est pas forcément ce qui a été exprimé (mais leur parole diffère de la nôtre). Lorsque le chercheur commence à s’intéresser à la signification symbolique des évènements, il s’aperçoit bien vite que les signes peuvent être interprétés souvent de deux façons radicalement opposées. Un obstacle sur le chemin peut être soit considéré comme une direction dans laquelle il ne doit pas poursuivre, soit comme un test qui l’encourage à poursuivre dans la même direction en surmontant l’obstacle. De même, un évènement agréable peut à l’inverse être un piège des forces hostiles. (Voir à ce sujet ce que nous avons dit des séries d’examinateurs indiqués par Mère dans l’étude du volume 2, vers 194). Il faut une très grande purification et une très grande consécration (surrender) pour recevoir très exactement les indications données sans tomber dans aucun piège d’ego, d’illusion ou de désir. Mais ce qui peut alors en résulter en paroles ou en actes peut faire passer pour fou aux yeux de la société. Ou encore, la force de ce qui descend est trop puissante pour un vital et un mental qui ne sont pas encore prêts et le chercheur risque des dérapages psychologiques ou vitaux plus ou moins graves (et un esprit humain a peine à tenir la charge de leur sagesse sans devenir fou ou divaguer).

Cette intelligence pratique qui discerne n’évalue les évènements et les forces qui s’opposent dans ce conflit intérieur qu’en fonction de leur puissance dans le yoga et de la situation présente (Et pour moi, je ne vois la vérité qu’en soldat qui livre bataille, évaluant la puissance de ses adversaires et les risques de l’affrontement d’airain).

Elle constate que peu nombreuses sont les pratiques qui soutiennent encore l’ancien yoga à l’inverse de celles qui aspirent à plus de liberté (Peu nombreuses sont nos armées, les Grecs sont en force). Dans ce combat intérieur, ces anciens yogas, pratiques et qualités, du fait de leur petit nombre et des puissances de l’esprit qui les manient ou les contraignent sans qu’elles puissent s’y opposer, pèsent de moins en moins dans la balance en ce qui concerne la direction évolutive. Du fait de cette légèreté – laquelle peut aussi être associée à un manque d’incarnation – et d’une illusion sur le point de disparaître, elles sont semblables à une brume qui se dissipe (par suite de notre petit nombre, nous fondons dans le combat, (…) cernés par nos destinées, vagues des dieux plus difficiles à maîtriser).

Le mouvement opposé qui combat sur le terrain de la libération de l’esprit, est très éloigné de ce qui poursuit le travail de purification/libération dans le quotidien. Ainsi en est-il également des aventuriers de la conscience qui marchent très loin devant la communauté humaine dans son ensemble. L’océan étant le symbole des courants de conscience lié à l’évolution de la purification/libération, c’est très en avant dans cette évolution que se déroule le conflit intérieur (eux cernés loin de leurs parents par l’océan). Aussi, même si les forces qui poussent dans l’être à plus de liberté encourent quelque dommage, elles sont cependant comme un roc que rien ne peut ébranler si ce n’est un effritement progressif avec le temps (Eux semblables à un roc qui s’effrite, nous par contre, à la brume qui se dissipe.).

Aussi cette sagesse qui discerne tente de convaincre les anciens yogas d’y introduire des éléments qui découlent d’aspirations vers plus de liberté. Car elle est persuadée que cela est possible, que les deux mouvements sont compatibles, même si les anciens yogas doivent abandonner quelques pouvoirs (l’or) ainsi que la certitude de détenir la vérité évolutive (Hélène). (Si donc Achille, sous serment, nous amène la paix et la conciliation, un répit et une aide, que nous devons payer, mais à un prix calculé au plus juste). Ainsi les plus grandes ascèses pourraient encore participer du yoga (Les forces du nord avec nous). Et le yoga des profondeurs en vue d’une plus grande liberté garantirait que l’ancien yoga ne serait pas remis en question par ce qui, dans l’être de l’aventurier, aspire par la concentration de la conscience à une plus grande liberté (notre protection contre les Achéens assurée). Sous le terme « Achéens », on peut regrouper ici les membres de la coalition contre Troie, tout ce qui tend à réunir l’esprit et la matière en vue d’une plus grande liberté.

Ainsi une paix pourrait s’établir dans l’être au prix de sacrifices relativement peu importants tels certains pouvoirs et la reconnaissance que c’est le seul chemin évolutif (Au moins aurons-nous la paix, si nous y perdons l’or et beaucoup de gloire).

Ainsi, le yoga de la conquête en l’esprit et de la maîtrise imposée d’en haut pourrait profiter d’un temps de répit pour se préparer à des affrontements victorieux dans le futur : ce que propose l’intelligence supérieure n’est donc pas une reconnaissance qu’il doit y avoir un renversement dans le yoga, même s’il le reconnaît comme inéluctable, mais plutôt une temporisation devant l’épreuve harassante que constitue ce conflit intérieur. (De la paix nous profiterons pour laisser respirer notre vaillance, guérir nos blessures, temps d’apprentissage pour nous préparer à des guerres plus heureuses dans le futur).

Arrêtez-vous un moment avant de rejeter la vie loin de vous ; vous êtes des mortels, et non des dieux de gloire.

Ce n’est pas par soumission à un nouvel allié ou à l’ennemi de toujours

Que ces hommes désirent la paix : qui, en effet, troquerait une mort pleine d’ampleur contre l’asservissement ?

Qui volontairement se soumet à un joug ? Et qui donc, à Troie, va gouverner les Troyens ? 320

Il y a encore une épée à nos côtés, un cœur de guerrier dans nos poitrines.

C’est la paix, non la servitude, que vos sénateurs accueillent favorablement ; ils demandent une pause.

Mais si vous vous prononcez pour la guerre, si vous avez choisi une noble mort,

Vous avez mon approbation. Est-il dénouement plus approprié pour cette nation guerrière,

Sachant que les empires finissent par s’écrouler et toutes les cités par périr,

Que de préserver jusqu’au bout l’éloge de la postérité et sa propre grandeur

En mourant dans le cliquetis des armes, et les flammes d’une cité pour notre bûcher funéraire ?

Ce sommet de l’intelligence encourage ce qui soutient le yoga ancien à prendre un temps de réflexion avant de s’engager dans une lutte qui verra sa fin, car les formes de yoga, les qualités nécessaires à un moment donné du yoga et les pratiques ne sont pas éternelles (Arrêtez-vous un moment avant de rejeter la vie loin de vous ; vous êtes des mortels, et non des dieux de gloire). Elle affirme que ce n’est pas pour céder devant une meilleure forme ou pratique qui viendrait se surimposer aux anciennes (Ce n’est pas par soumission à un nouvel allié…), ni pour redescendre à des niveaux moins évolués en l’esprit (ou à l’ennemi de toujours…) que les yogas anciens bien établis désirent que cesse le conflit intérieur (…Que ces hommes désirent la paix). En effet, aucune forme de compromission avec soi-même ne peut être acceptée de plein gré, et préférée à une disparition honorable (Qui, en effet, troquerait une mort pleine d’ampleur contre l’asservissement ?). De plus, comment les anciens yogas pourraient-ils être orientés et encadrés si l’essentiel du génie de ce yoga disparaissait (Et qui donc, à Troie, va gouverner les Troyens ?).

Ce n’est pas en raison d’une reconnaissance de leur infériorité vis-à-vis des aspirations à plus de liberté, ni à cause d’une lassitude de la lutte que les « fondements » de cette sagesse ancienne demandent une pause. Elles ne reconnaissent rien qui leur soit supérieur mais aspirent à retrouver une paix intérieure, même temporairement, dans cette lutte qui dure depuis si longtemps, près de dix années symboliques (Il y a encore une épée à nos côtés, un cœur de guerrier dans nos poitrines. C’est la paix, non la servitude, que vos sénateurs accueillent favorablement ; ils demandent une pause).

 Toutefois, cette plus haute sagesse mentale semble indifférente à la décision (Mais si vous vous prononcez pour la guerre, si vous avez choisi un noble mort, vous avez mon approbation). En effet, elle considère l’évolution depuis une hauteur qui sait que la permanence n’existe pas en cette création, que toutes les formes spirituelles sont appelées à disparaître, aussi vastes puissent avoir été leur influence dans l’être, à l’instar des cités, des empires et des civilisations (Sachant que les empires finissent par s’écrouler et toutes les cités par périr). Mais cette indifférence n’est pas totale car ce haut mental a encore des « préférences ». En effet, sachant cette impermanence, elle suggère qu’il se serait sans doute mieux pour un guerrier spirituel, envahi par la totale incertitude du sens évolutif, de combattre jusqu’au bout pour conserver le souvenir d’ascèses héroïques et de la grandeur des réalisations passées. (Est-il dénouement plus approprié pour cette nation guerrière, que de préserver jusqu’au bout l’éloge de la postérité et sa propre grandeur en mourant dans le cliquetis des armes, et les flammes d’une cité pour notre bûcher funéraire ?).

Choisissez donc, les yeux bien ouverts, ce que les dieux terribles offrent à Troie.

N’espérez pas, maintenant qu’Hector et Sarpédon sont morts, que l’Asie est inconstante

Et nous, réduits à une poignée, que Troie puisse l’emporter contre la Grèce et Achille. 330

Évitez, en cette heure, de jouer avec des rêves, mais de façon rigoureuse, en hommes et non comme des enfants,

Choisissez, avec une noble et sérieuse grandeur, des destins dignes de Troie.

Nous nous battrons, inflexibles, jusqu’à ce que nous tombions ensevelis sous les ruines d’Ilion,

Ou bien, frustrés, nous briderons notre vaillance au nom de l’espoir dans le futur. »

Ainsi parla et se tut Halamos, non sans susciter l’éloge de ses amis

Et l’approbation des Troyens les plus réfléchis.

La plus haute intelligence voudrait donc que tout l’être choisisse la direction évolutive avec le même discernement que celui dont elle est porteuse, sans se laisser leurrer par des discours intérieurs sans fondement sérieux (Choisissez donc, les yeux bien ouverts, ce que les dieux terribles offrent à Troie). Maintenant que le mouvement qui tirait l’être vers les hauteurs spirituelles a disparu (Hector), qu’a pris fin de même l’effort vers la lumière naissante venant du surmental pour la lutte contre les illusions (Sarpédon est « rival des dieux », fils de Zeus et Laodamie, fille de Bellérophon, lui-même petit fils de Sisyphe et roi des Lyciens), et que les nouvelles formes de yoga sont incertaines dans leur positionnement par rapport aux formes bien établies, il serait vain de penser que ce qui perdure de ces anciennes formes puissent se maintenir devant l’aspiration à plus de liberté et devant le yoga des profondeurs (N’espérez pas, maintenant qu’Hector et Sarpédon sont morts, que l’Asie est inconstante et nous, réduits à une poignée, que Troie puisse l’emporter contre la Grèce et Achille).

Elle appelle donc tout ce qui est le plus avancé dans l’être à suivre la rigueur mentale dont elle est porteuse, dans le cadre de la plus haute réalisation sattvique qui est le sommet de la maturité humaine actuelle, sans cautionner des intuitions pour le moins incertaines (Évitez, en cette heure, de jouer avec des rêves, mais de façon rigoureuse, en hommes et non comme des enfants). Le choix doit s’accorder avec la grandeur des réalisations passées (Choisissez, avec une noble et sérieuse grandeur, des destins dignes de Troie).

Halamos, contrairement à son père, n’est donc pas le symbole de ce qui cherche la paix intérieure par un compromis. Il représente simplement un appel à la lucidité, car il sait que l’issue du combat n’est pas en faveur des Troyens. C’est un niveau de l’intelligence qui ne s’accroche plus à ses réalisations passées, car, plus récemment atteint, il a davantage de souplesse, et possède une vision plus large. Il n’est pas encore usé par les combats de yoga (les doutes et incertitudes) et est capable de mettre à son service la volonté vitale, possédant ainsi une détermination inflexible pour la lutte et acceptant que toutes les formes anciennes disparaissent (Nous nous battrons, inflexibles, jusqu’à ce que nous tombions ensevelis sous les ruines d’Ilion).

Mais s’il représente la plus haute sagesse sattvique qui est discernement et lucidité, celle qui ne s’appuie plus les gloires passées, celle-ci a toujours des « préférences », attirant l’attention sur le manque de paix intérieure qui résulterait d’un mauvais choix (Ou bien, frustrés inapaisés, nous briderons notre vaillance au nom de l’espoir dans le futur). Pour cette intelligence, un compromis ne donnerait absolument pas la paix à tout l’être, alors que c’est ce que prétendent obtenir les anciennes formes de sagesse mentale incarnées par Anténor.

Bien sûr, toutes les formes associées à ce mental discernant ou dépendant de lui le soutiennent (Ainsi parla et se tut Halamos, non sans susciter l’éloge de ses amis Et l’approbation des Troyens les plus réfléchis).

Mais voici que sur le forum iliaque,

Lumineux, rai du dieu-soleil, et répandant avant même de parler

La joie de son éclat dans les cœurs de son auditoire, Pâris se dressa.

On n’applaudit pas son lever, mais chaque homme se tourna vers lui

Avec empressement comme s’il sentait que tout ce qui venait d’être dit 340

Était seulement un prélude, et cette note, celle qu’il n’avait cessé d’attendre.

Mélodieuse était sa voix comme celle d’une harpe quand elle chante la guerre, et sa cadence

Adoucissait d’effleurements musicaux des pensées difficiles à supporter, —

Mélodieuse comme une corde qu’on pince légèrement, mais dont le son pénètre à fond.

Après avoir étudié le problème de l’évolution spirituelle du point de vue de la plus haute intelligence sous ses deux aspects conservateurs et progressiste (Anténor et son fils Halamos), ainsi que du point de vue des capacités intuitives et visionnaires provenant du mental de lumière (Laocoon) mais obscurcies par des lois qui nous sont incompréhensibles et que l’on appelle destin, Sri Aurobindo va le considérer du point de vue de la plus haute maîtrise, celle qui est possible depuis le surmental, c’est-à-dire de la force de l’esprit qui peut imposer sa loi à l’ensemble de l’être depuis le haut.

Avant d’entrer dans l’analyse détaillée, il nous faut en effet rappeler ce que représente Pâris.

Nous avons supposé son nom être en rapport avec παρισος « presque égal », et donc le symbole de l’aventurier qui œuvre à l’égalité telle que définie par Sri Aurobindo. Il est toutefois une interprétation fondée sur les lettres structurantes qui pourrait davantage correspondre avec la façon dont Sri Aurobindo fait exprimer Pâris dans Ilion. L’ensemble Π+Ρ indiquerait « le mouvement juste de la maîtrise, de la domination », lequel serait obtenu par le renoncement à la vie. (Cf. le chapitre sur les lettres symboles dans Mythologie grecque, yoga de l’Occident ou sur le site web greekmyths-interpretation.com). Sri Aurobindo explicite cette conception erronée du chemin spirituel dans La Vie Divine[25], en dénonçant le renoncement de l’ascète qui s’exprime comme suit : « Le renoncement est le seul chemin qui mène à la connaissance, l’acceptation de la vie physique est le choix de l’ignorant, et la cessation de la naissance le meilleur profit que l’homme puisse tirer de la naissance ; l’appel de l’Esprit, le recul devant la Matière ».

De plus, cela serait en accord avec la généalogie de Pâris et les mythes le concernant dont nous allons rappeler les éléments essentiels ci-dessous.

Pâris reçut des bergers qui l’avaient recueilli un autre nom, Alexandre, qui peut être différemment interprété mais avec à peu près le même sens final. Soit c’est « celui qui repousse l’homme », symbole d’un refus d’admettre la possibilité évolutive en dehors de la libération de l’esprit. Soit c’est « l’homme qui repousse » les éléments dérangeants de sa nature extérieure sans chercher à la maîtriser (il repoussait les brigands…), soucieux seulement de protéger ses acquis (et préservait les troupeaux)[26]. Dans l’Iliade, Homère utilise 45 fois Alexandre et 13 fois Pâris, avec donc une insistance sur le refus de transformation de la nature extérieure.

         Pâris est le dernier né des enfants de Priam, c’est-à-dire l’expression ultime de cette lignée troyenne qui vise l’identification au Divin par annihilation de son être. Cela explique que dans sa jeunesse « Pâris l’emportait sur beaucoup en beauté et en force ».

Compte tenu de la progression dans le yoga, c’était jusqu’à ce moment un mouvement en accord avec le rythme juste divin. Mais si la disparition du désir et de l’ego doit perdurer, la séparation esprit/matière doit prendre fin.

Pour renforcer l’idée que le mouvement vers les hauteurs est accompli, il est dit que Priam a cinquante fils, nombre symbole d’un accomplissement dans les formes. Cependant, seuls dix-neuf sont nés de son union avec Hécube, ce qui laisserait entendre que tous les mouvements participants de ce yoga ne visent pas une sortie de l’incarnation, selon le sens que nous donnons à Hécube (εκαβη, soit εκ+Β, hors de l’incarnation).

L’aventurier aurait déjà à ce point une certaine intuition que cette forme de yoga touche à sa fin car Hécube, alors enceinte de Pâris, eut une vision dont les éléments symboliques indiquaient que l’enfant à naître détruirait Ilion.

Lors du jugement des trois déesses sur le mont Ida, Pâris se prononça en faveur d’Aphrodite qui lui offrait le mariage avec Hélène, « un objet de douloureux désir » : l’aventurier de la conscience parvenu à ce stade de la libération de l’esprit maintient que la voie juste évolutive est ultimement celle de l’Amour, ce qui ne saurait être contesté par aucun yoga. Toutefois, il semblerait que Pâris ait choisi Aphrodite, non en fonction de ce qu’elle représente, mais de la promesse qui lui a été faite qu’il suivrait le juste chemin évolutif vers plus de liberté représenté par son mariage avec Hélène.

Nous devons admettre avec Sri Aurobindo que l’Amour vrai ne peut s’incarner dans l’humain tant qu’il subsiste un ego mental, vital et peut-être même corporel et que c’est donc la Vérité qui doit d’abord être la préoccupation majeure de l’aventurier et de l’humanité à sa suite. Car, comme nous le dit Mère, dans l’état de développement présent de l’humanité, la matière corporelle elle-même ne pourrait résister à la descente de l’Amour dans sa puissance originelle et l’homme en mourrait immédiatement.[27]

En prenant cette position soutenue par les forces de l’esprit qui veillent à la progression du Mental de Lumière et de l’Amour (Apollon et Aphrodite soutiennent les Troyens), l’aventurier considère que le chemin évolutif vers une plus grande liberté (Hélène) ne peut être que celui de l’ancien yoga, alors qu’il était associé au départ à la recherche d’une transformation de l’être extérieur : Hélène, épouse de Ménélas, est emmenée par Pâris-Alexandre à Troie avec son complet accord. Tout se passe comme si l’aventurier, las de se battre dans les couches inférieures de l’être, déclarait la transformation de ces plans impossible et se réfugiait dans le yoga des hauteurs de l’esprit qui n’admet de « paradis » qu’en dehors de l’incarnation.

La promesse d’Aphrodite de donner Hélène à Pâris – ou bien, selon le résumé des Chants Cypriens, lorsque la déesse conduisit Hélène et Pâris dans le même lit – invite à considérer que la déesse, représentant l’amour en évolution, induit le chercheur en erreur en soutenant la voie troyenne. Nous devons toutefois considérer que cette promesse n’a pour but que de mener à terme l’ancien chemin vers la sagesse et la sainteté par l’union au divin en l’esprit.

Les puissances du surmental devaient attendre que le mouvement atteigne le maximum de ses possibilités avant d’induire un renversement : Zeus en effet avait décidé la perte de Troie bien avant le début de la guerre, mais attendit jusqu’au dernier moment avant de demander à tous les dieux de se retirer du combat.

En effet, Pâris, dernier né de Priam, est le symbole du mouvement le plus achevé dans le mental illuminé, en quête de la stabilisation du mental intuitif. L’aventurier a même fait une incursion dans le surmental, car il est conscient de l’action des forces correspondantes en lui – lorsque Pâris par exemple constate l’intervention des dieux dans le combat.

Pour l’étude ci-dessous, nous garderons donc à l’esprit que Pâris représente l’égalité acquise par le renoncement à la vie et par la maîtrise imposée d’en haut par la plus haute volonté mentale.

Afin de mieux appréhender le discours de Pâris et la nécessité impérative du renversement, nous devons nous référer à quelques passages de La Vie Divine[28] figurant dans le chapitre L’ascension vers le supramental, qui traitent du mental supérieur et surtout du mental illuminé.

Nous avons vu qu’Anténor représente le mental supérieur, un mental qui doit « surmonter le barrage d’une masse d’idées toutes faites ou de systèmes qui relèvent de la Connaissance-Ignorance et vaincre ces idées qui persistent obstinément et veulent se réaliser ». (…) Sri Aurobindo nous dit aussi que le chercheur à ce niveau doit également se battre sur les plans inférieurs de l’être, « dans le cœur, la vie et le corps, car le même phénomène se répète, mais avec plus d’intensité ; car ici, ce ne sont plus des idées qu’il faut affronter, mais des émotions, des désirs, des impulsions, des sensations, des besoins du vital et des habitudes de la Nature inférieure. Moins conscients, ils ont des réactions plus aveugles et s’affirment avec plus d’obstination ; tous ont un pouvoir égal, ou même supérieur, de résistance et de récurrence, et ils prennent refuge dans la Nature universelle circumconsciente, ou dans les niveaux inférieurs de notre être, ou dans le subconscient, à l’état de germe, et, de là, ils ont le pouvoir de resurgir et de nous envahir à nouveau. Ce pouvoir de persistance, de récurrence et de résistance des choses établies dans la Nature est toujours le grand obstacle qui s’oppose à la force évolutive, obstacle qu’elle a d’ailleurs créé elle-même afin d’empêcher une transmutation trop rapide, alors même que cette transmutation est l’objectif ultime qu’elle poursuit.

Cet obstacle se présentera à chaque étape de cette grande ascension, même s’il diminue progressivement. Pour que la Lumière supérieure puisse vraiment pénétrer en nous et agir avec suffisamment de force, il est nécessaire d’acquérir le pouvoir d’amener la paix dans notre nature, de nous recueillir, de nous tranquilliser, d’imposer au mental, au cœur, à la vie et au corps une passivité contrôlée, voire un silence complet. Même ainsi, une opposition manifeste et tangible peut encore persister dans la Force de l’universelle Ignorance, ou une opposition subliminale et voilée de la substance-énergie dans la constitution mentale de l’individu, dans sa forme vitale, dans son corps matériel ; une résistance occulte est toujours possible, une révolte ou une réaffirmation des énergies de la nature ignorante, même lorsqu’elles ont été maîtrisées ou refoulées ; et si, dans l’être, quelque chose y consent, elles peuvent reprendre le pouvoir. L’établissement préalable d’une maîtrise psychique est très désirable, car elle crée une réceptivité générale et empêche que les parties inférieures se révoltent contre la Lumière, ou consentent aux exigences de l’Ignorance. Une transformation spirituelle préliminaire réduira aussi l’emprise de l’Ignorance. Mais aucune de ces influences n’élimine complètement son obstruction et ses limitations ; » (…)

Aussi Sri Aurobindo nous dit qu’il est nécessaire de faire intervenir une Force supérieure de conscience et de connaissance, celle « du Mental illuminé, un Mental non plus de Pensée plus élevée, mais de lumière spirituelle. Ici, la clarté de l’intelligence spirituelle, la tranquille lumière de son jour, fait place ou se soumet à l’éclat intense, à la splendeur et l’illumination de l’esprit. Une scintillation d’éclairs de vérité et de puissance spirituelles descend et fait irruption dans la conscience ; à l’illumination immense et paisible, à la vaste descente de paix qui caractérisent ou accompagnent l’action du principe conceptuel-spirituel plus large, s’ajoutent une aspiration ardente à la réalisation et l’extase enivrante de la connaissance. (…) Le Mental illuminé n’agit pas principalement par la pensée, mais par la vision ; (…) dans la lumière solaire d’une vision spirituelle plus profonde, le corps même de la Vérité est saisi. (…)

Le pouvoir perceptif de la vision intérieure est plus grand et plus direct que le pouvoir perceptif de la pensée ; (…) il illumine le mental pensant par une vision et une inspiration intérieures directes, apporte une vision spirituelle dans le cœur, une lumière et une énergie spirituelles dans ses sentiments et ses émotions, communique un élan spirituel à la force vitale, une inspiration de vérité qui dynamise l’action et exalte les mouvements de la vie, infuse dans les sens un pouvoir direct et total de sensation spirituelle, de sorte que notre être vital et physique peut entrer en contact avec le Divin en toutes choses et l’approcher concrètement, tout aussi intensément que le mental et les émotions peuvent le concevoir, le percevoir et le sentir ; ».

Anténor représente un pouvoir de pensée sur le plan du mental supérieur, la clarté de l’intelligence spirituelle, et son fils Halamos celle-ci portée à son plus haut niveau. Laocoon est le symbole d’une capacité de vision sur le plan du mental illuminé, car c’est un fils de Priam, mais c’est une capacité voilée. Il représente une forte obstruction à l’établissement du mental illuminé due à un manque de discernement. Cassandre, fille de Priam, est un autre aspect de cette obstruction due au doute.

Dans ce cadre, Pâris est le symbole de l’égalité et de la force acquise par la purification du désir et de l’ego, mais aussi par le renoncement à la vie.

La première épouse de Pâris était Oinoné « l’évolution vers l’ivresse divine » que l’on peut associer à « l’extase enivrante de la connaissance » que procure le mental illuminé.

L’attribut Lumineux, rai du dieu-soleil, nous renvoie aussi au texte ci-dessus : « l’éclat intense, la splendeur et l’illumination de l’esprit ». Cette illumination se répand dans l’être sans même que le chercheur ait besoin de faire une action quelconque (répandant avant même de parler la joie de son éclat dans les cœurs de son auditoire). L’ensemble des éléments du yoga de l’esprit a conscience que ce que symbolise Pâris est la plus haute réalisation et qu’elle seule détient la clef de la décision à prendre (chaque homme se tourna vers lui avec empressement comme s’il sentait que tout ce qui venait d’être dit était seulement un prélude, et cette note, celle qu’il n’avait cessé d’attendre).

L’expression du mental illuminé est harmonieuse comme peut l’être une musique qui célèbre le combat spirituel et elle adoucit de hautes pensées que le mental peine à saisir ou à intégrer (Mélodieuse était sa voix comme celle d’une harpe quand elle chante la guerre, et sa cadence adoucissait d’effleurements musicaux des pensées difficiles à supporter).

« Je voudrais moi aussi que, calmes de par la grandeur qui vous vient de vos aïeux par privilège naturel,

Vous preniez votre décision devant le Ciel, avec la force de votre courage,

Sans être, comme les pensées d’Anténor, amarrés au passé et à ses souvenirs,

Haïssant la marche pleine de vie du présent, ni, sous l’effet de rêves,

Panteler de soif du futur comme mon frère Laocoon troublé par Apollon.

Le passé est mort ; le vide en a pris possession ; sa représentation est terminée, 350

Sa musique a pris fin. Le futur est indistinct et éloigné de notre connaissance,

Il est assis, muet, sur les genoux des dieux à l’immobilité lumineuse.

Mais pour notre regard la lumière de Dieu est une obscurité, Son plan un chaos.

Qui va prédire l’issue d’une bataille, le point de chute d’un pas ?

Oracles, visions, prophéties traduisent seulement les rêves des mortels,

Et c’est notre esprit intérieur qui est la Pythonisse torturée à Delphes.

Les voix célestes sont pour nous un silence, ces couleurs-là une blancheur.

Ni la pensée de l’homme d’État, ni le rêve du prophète ne décident,

Soit que l’un s’écrie : Prends ces dispositions, et à ton cœur sera donné ce qu’il désire,

Soit, vainement, l’autre : Les cieux ont parlé : voici donc leur message. 360

Pâris « l’égalité acquises par le renoncement à la vie et la maîtrise imposée d’en haut » commence par rappeler la grandeur de la réalisation troyenne dans le mental illuminé dont toutes les formes de yoga qui travaillent à la libération de l’esprit sont les héritières. Cette réalisation s’accompagne d’une paix, « l’illumination immense et paisible, la vaste descente de paix qui caractérisent ou accompagnent l’action du principe conceptuel-spirituel plus large » (Cf. le texte de Sri Aurobindo ci-dessus) (Je voudrais moi aussi que, calmes de par la grandeur qui vous vient de vos aïeux par privilège naturel).

L’ensemble des qualités et pratiques qui ont contribué à cet esprit illuminé doivent rejeter les pensées issues de l’intellect et du mental supérieur qui ne sont pas en accord avec le mouvement évolutif toujours changeant (Sans être, comme les pensées d’Anténor, amarrés au passé et à ses souvenirs, haïssant la marche pleine de vie du présent).

L’aventurier ne doit pas redescendre à des plans inférieurs car Le passé est mort ; le vide en a pris possession ; sa représentation est terminée.

Il ne doit pas non plus se laisser influencer par une vision incertaine « assombrie » par les dieux et les cycles, par une intuition inexacte car fondée sur une espérance que tout ira bien s’il sait patiemment endurer l’adversité qui n’est toujours que temporaire (ni, sous l’effet de rêves, panteler de soif du futur comme mon frère Laocoon troublé par Apollon). Ici, ce n’est plus le destin qui trouble la vision, mais la force qui œuvre en vue du mental de lumière qui jusqu’au bout soutiendra l’ancien mouvement.

Ce qu’affirme ainsi Pâris semble contraire à la réalisation que représente son père Priam « le racheté » dont nous avons vu dans le Tome 2 qu’il représente un aventurier qui a la connaissance des trois temps (trikaldrishti) car ses yeux de profonde méditation voyaient la fin et l’acceptaient de même que le commencement. Il y aurait donc avec l’évolution du yoga – de Priam à Pâris – un obscurcissement de la vision en partie seulement indépendante de l’aventurier. Car si les forces du surmental en sont en partie responsable, Pâris est aussi Alexandre, l’homme qui repousse la nature extérieure, qui la maîtrise mais ne la transforme pas (Le futur est indistinct et éloigné de notre connaissance, il est assis, muet, sur les genoux des dieux à l’immobilité lumineuse).

Ce mental en partie illuminé sait la difficulté à percevoir la Vérité divine dans tous les évènements de la vie et leur déroulement. Tout peut sembler un chaos où les évènements sont le fruit du hasard ou de quelque cruel démiurge (Mais pour notre regard la lumière de Dieu est une obscurité, Son plan un chaos). De plus, Sri Aurobindo semble poser ici le problème de l’omniscience humaine : jusqu’à quel point un yogi qui a parcouru les échelons du mental jusqu’au surmental et a acquis la vision des trois temps peut-il connaître le futur dans un domaine qui n’appartient pas à sa mission terrestre ? Qui peut prédire l’issue d’un combat de yoga ? Qui peut dire toutes les conséquences d’un mouvement en avant ? (Qui va prédire l’issue d’une bataille, le point de chute d’un pas ?). Comme rapporté dans L’Agenda, Mère mentionne à plusieurs reprises que certains développements futurs lui sont cachés.

Pour ce mouvement qui cherche une perfection de la libération de l’esprit, dans la maîtrise de l’être inférieur et dans la domination des forces de la nature, oracles, visions et prophéties ne sont que des expressions de nos mouvements intérieurs, de nos aspirations (Oracles, visions, prophéties traduisent seulement les rêves des mortels). C’est notre esprit intérieur qui, sous la contrainte d’espoirs et de croyances infondés, est l’agent transmetteur de ces illusions (Et c’est notre esprit intérieur qui est la Pythonisse torturée à Delphes).

Au sanctuaire de Delphes, la Pythie ou Pythonisse était la prêtresse d’Apollon qui recevait la parole du dieu en réponse à une question du consultant. Elle se tenait debout sur le trépied sacré, et parlait sous l’effet d’un « enthousiasme », d’une inspiration divine. Ses paroles, dont le sens était en général obscur, étaient notées par des prêtres, habituellement en vers, puis transmis à des devins qui en donnaient l’interprétation.

Certaines traditions laissent supposer que la Pythie entrait en transe, dans un délire sacré. Ces transes frappaient l’imagination car, sous l’effet de la possession du dieu, son corps avait des expressions peu ordinaires semblables à de douloureuses crises d’hystérie. Peut-être est-ce cela que Sri Aurobindo a voulu exprimer par les mots « la Pythonisse torturée à Delphes ».

Le chercheur de vérité doit donc considérer que la parole du divin ne peut être perçue autrement que comme silence et il ne doit pas se fier aux oracles, visions, ou prophéties qui n’ont pas de fondement certain (Les voix célestes sont pour nous un silence, ces couleurs-là une blancheur).

Ni la pensée organisatrice et logique de l’intelligence sattvique, ni la capacité visionnaire ne peuvent donc décider de l’orientation juste du yoga (Ni la pensée de l’homme d’État, ni le rêve du prophète ne décident).

Car la logique divine n’est pas la logique humaine, et cela plus encore aux moments charnières du yoga. Dans la phase précédente du yoga, il était possible de dire que telle ou telle pratique pouvait conduire à tel ou tel résultat (Soit que l’un s’écrie : prends ces dispositions, et à ton cœur sera donné ce qu’il désire). Il s’agit bien évidemment ici d’aspirations supérieures en vue de l’identification avec le divin et non de désirs de l’ego. Mais cela n’est plus applicable désormais car le chemin n’est plus tracé. (Voir à ce sujet l’Agenda de Mère, Tome 2, entrée du 18 avril 1961, où Mère explique que « tout est de toute éternité » et que « ça puisse être à la fois absolument libre et absolument déterminé ».)

D’autre part, les différentes modalités de l’intuition et la compréhension des signes extérieurs et des rêves qui a été développée par le chercheur et ont orienté son action ne peuvent plus non plus servir de guide à ce moment charnière (Soit, vainement, l’autre : Les cieux ont parlé : voici donc leur message).

Qui peut indiquer le trajet des dieux et le chemin qu’ils parcourent,

Qui va leur imposer des limites, une orbite ? Les vents ont leur marche, —

On peut la suivre et la comprendre, mais non les dieux quand ils avancent vers leur but.

Ils ne sont pas liés par nos actions et nos pensées. Le péché haut placé

S’empare impunément des trônes du monde comme de son glorieux apanage,

L’homme bon est poussé dans le puits de l’abîme, avec sa vertu.

Laisse aux dieux leur divinité et, mortel, mets-toi à ton labeur ;

Prends ce que tu peux de l’heure présente, qui t’appartient, et sois en toi-même sans peur :

Telle est la grandeur de l’homme et la joie de son séjour dans la clarté du soleil.

Pâris poursuit son discours sur l’incapacité humaine à savoir de quelle manière agissent les forces divines pour atteindre leur but et le chemin qu’elles vont suivre pour y parvenir (Qui peut indiquer le trajet des dieux et le chemin qu’ils parcourent). Nul ne peut leur imposer des limites ou une trajectoire. Si l’esprit humain est capable à force d’étude et de raisonnement de comprendre les forces de la nature, il en est tout autrement des forces de l’esprit (Qui va leur imposer des limites, une orbite ? Les vents ont leur marche, on peut la suivre et la comprendre, mais non les dieux quand ils avancent vers leur but).

Ces forces ne sont pas dépendantes de l’action et de la pensée de l’homme. Car les évènements de la vie heurtent notre sens du bien et du mal selon lequel nous concevons que les dieux devraient agir. Nous voyons que le mal est récompensé jusqu’aux plus hauts sommets de la hiérarchie humaine et la vertu maltraitée. Sri Aurobindo a en effet écrit que le bien et le mal jouent un rôle égal dans l’évolution pour sortir l’homme de son animalité. L’homme est donc incapable de juger. (Ils ne sont pas liés par nos actions et nos pensées. Le péché haut placé s’empare impunément des trônes du monde comme de son glorieux apanage, l’homme bon est poussé dans le puits de l’abîme, avec sa vertu). Aussi, les hommes doivent agir dans les limites qui leur sont imparties, c’est-à-dire dans le moment présent là où ils sont, dans l’ici et maintenant, et vaincre leurs peurs. Les mots anglais sont « and be fearless in spirit », ce qui inciterait à penser qu’il s’agit des peurs du mental et en partie du vital car, rappelons-le, Pâris est le symbole d’une maîtrise imposée d’en haut et non d’une transformation. Les peurs fondamentales archaïques du vital et du corps sont donc rejetées ou ignorées. Rappelons que Persée, le vainqueur de la Gorgone qui symbolise la peur, est un ancêtre d’Héraclès, le grand purificateur et libérateur.

Et c’est dans l’humilité du travail quotidien que réside le yoga. (Laisse aux dieux leur divinité et, mortel, mets-toi à ton labeur ; prends ce que tu peux de l’heure présente, qui t’appartient, et sois en toi-même sans peur).

Avec ce dernier vers, on pourrait peut-être faire un rapprochement avec la doctrine épicurienne telle que formulée par son fondateur, doctrine qui suppose une certaine ascèse et non un laisser-aller comme certains l’en ont accusé par la suite. Selon cette doctrine, la sagesse consiste à vivre au présent, à ne pas craindre la mort ni les dieux, à supporter la douleur et à atteindre le bonheur par un ascétisme qui permet la satisfaction des désirs naturels et nécessaires et seulement ceux-là. Car, comme il est dit plus loin, le sage et le vertueux masquent leurs désirs insatisfaits sous des apparences hypocrites.

Cette doctrine a influencé le poète Horace dont on connaît le fameux « Carpe diem » figurant dans l’Ode suivante[29] :

« Ne cherche pas à connaître, il est défendu de le savoir, quelle destinée nous ont faite les Dieux, à toi et à moi, ô Leuconoé ; et n’interroge pas les Nombres Babyloniens. Ne vaut-il pas mieux être prêt à supporter tout ce qui pourra nous advenir ? Que Jupiter t’accorde plusieurs hivers, ou que celui-ci soit le dernier, qui heurte maintenant la mer Tyrrhénienne contre les rochers immuables, sois sage, filtre tes vins et mesure tes longues espérances à la brièveté de la vie. Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit.

Cueille le jour, et ne crois pas au lendemain. »

La traduction exacte est bien « Cueille le jour » et non « Profite du jour présent », ce qui incite à trouver la joie dans le présent qui nous est donné, sans toutefois récuser toute discipline de vie, dans l’idée que le futur est incertain et que tout est appelé à disparaître.

C’est dans cette ascèse que réside la grandeur de l’homme et par elle que l’aventurier peut atteindre à la joie dans la lumière de vérité supramentale (Telle est la grandeur de l’homme et la joie de son séjour dans la clarté du soleil).

Maintenant, quant à savoir si sur le désert de Poséidon les vaisseaux des Argiens 370

Repartiront vides et tristes, ou si la sainte Ilion périra,

Et Priam sera abattu, et à jamais s’éteindra cette nation impériale,

Voilà des choses que les dieux sont de force à dissimuler aux espérances des mortels.

Ni Anténor ni Laocoon ne le savent. L’homme ne peut être assuré

Que d’une chose : la volonté dans son cœur, et sa fermeté de résolution :

Cela aussi est le Destin, et cela aussi les dieux, et pas les plus humbles au Ciel.

Pâris garde ce qu’il a pris au Temps et au Destin, tant que la vie, invaincue,

Circule chaude dans ses veines, et que son cœur est assuré de la clarté du soleil.

Une fois la vie refroidie, fini le soin, finie l’opposition ! La terre, ses guerres et ses soucis,

Ses joies et ses concessions gracieuses, ne sont pas pour le mort, 380

Soit qu’oublieux, il dorme pour toujours dans les chambres de la Nature,

Soit qu’il se réveille dans l’immensité comme un rêveur tiré de ses visions.

L’aventurier ne peut donc savoir si ce long combat de dix années symboliques laissera les forces du yoga qui aspirent à l’évolution refluer sur leurs positions passées, s’en retournant épuisées et tristes du gaspillage qui reflue dans le subconscient, vaste réservoir qui reçoit toutes choses (Maintenant, quant à savoir si sur le gaspillage (waste = gaspillage et non désert) de Poséidon les vaisseaux des Argiens repartiront vides et tristes). Il ne peut non plus savoir si ce sera la fin des anciennes formes de spiritualité (ou si la sainte Ilion périra, et Priam sera abattu, et à jamais s’éteindra cette nation impériale)

Selon cette conception, il est donc impossible de connaître l’avenir que dirigent les forces divines. Ni l’intelligence, ni l’intuition visionnaire ne le peuvent. Et donc l’aventurier doit renoncer à toutes les espérances concernant son yoga. Il ne s’agit plus seulement du renoncement aux fruits de l’œuvre, mais aussi de briser l’attachement à l’œuvre elle-même et à ses formes (Voilà des choses que les dieux sont de force à dissimuler aux espérances des mortels. Ni Anténor ni Laocoon ne le savent.). L’attachement aux anciennes formes de spiritualité est en effet l’un des obstacles majeurs à l’évolution.

La seule chose sur laquelle puisse s’appuyer le chercheur est la volonté du cœur et sa forte détermination en vue du but. La volonté du cœur n’est pas celle de l’ego vital et mental ni celle qui prend sa source dans le mental supérieur, la buddhi ou intelligence supérieure, mais celle qui relève du psychique, de l’âme, de l’aspiration à l’union et du svadharma, la tâche que l’âme s’est fixée dans l’incarnation. Sa fermeté de résolution ou puissante détermination (strength in his purpose) est la persévérance et l’endurance avec laquelle l’aventurier poursuit cette tâche et pour laquelle il a pris une résolution une fois pour toutes, quels que soient les obstacles rencontrés sur le chemin. (L’homme ne peut être assuré que d’une chose : la volonté dans son cœur, et sa fermeté de résolution.)

Cette volonté et cette détermination aussi ont une influence à côté des déterminations qui nous sont inconnues et que l’on nomme Destin. Elles sont aussi des forces qui ont une grande influence dans l’esprit, et non des moindres (Cela aussi est le Destin, et cela aussi les dieux, et pas les plus négligeables humbles au Ciel).

Pâris, le plus jeune fils de Priam, représente le mouvement ultime des anciens yogas, celui qui doit amener ce yoga à son ultime forme d’expression et de réalisation. On ne peut donc s’attendre à ce qu’il s’incline devant l’émergence d’une nouvelle forme.

Hélène « l’évolution de la liberté » unie à Ménélas, suppose un long travail de purification sur la personnalité extérieure. Ce que Pâris « a pris au Temps » serait alors un souci d’accélérer le processus évolutif vers l’Amour depuis les hauteurs de l’esprit afin que l’aventurier ne retombe pas dans les plans inférieurs du mental et du vital.

Le juste chemin vers davantage de liberté représenté par Hélène était, selon le destin, du domaine des achéens et plus particulièrement de Sparte « ce qui surgit, le nouveau » dont Ménélas est le roi. Transférer ce juste chemin vers l’ancien yoga, c’est contredire le mouvement qui contrôle les destinées et le rôle qui a été attribué à chacun. Ce qui est dénoncé ici, c’est le mouvement de l’ancien yoga – dont la mission est seulement d’achever la libération de l’esprit et l’accomplissement de la sagesse et de la sainteté – qui veut s’imposer comme la seule vérité évolutive vers une plus grande liberté. Pâris représente ce mouvement qui s’accroche à un but qui ne lui est pas assigné (Pâris garde ce qu’il a pris au Temps et au Destin).

Une des raisons de cette mauvaise orientation tient aussi sans doute au fait que l’aventurier a le sentiment d’être soutenu par la vie et de baigner dans la lumière de Vérité (tant que la vie, invaincue, circule chaude dans ses veines, et que son cœur est assuré de la clarté du soleil).

Lorsque le mouvement sera accompli, plus rien dans le chercheur ne se souciera du passé (le fait que Pâris a enlevé Hélène) et ce qui s’oppose ou entrave maintenant disparaîtra (Une fois la vie refroidie, fini le soin plus personne n’en tient compte, finie l’opposition !).

Dans les derniers vers de ce passage, Sri Aurobindo fait un parallèle entre ce qui se passe après la mort et la fin d’une forme de yoga, car il s’agit dans les deux cas de la fin d’une forme.

Les parties de l’être qui ne se sont pas unies à l’être psychique rejoignent l’immense réservoir subconscient et inconscient, les chambres de la Nature, tandis que les expériences et réalisations qui se sont fondues dans l’être psychique accompagnent l’âme dans son voyage dans le sans-forme jusqu’à la prochaine incarnation. (Soit qu’oublieux, il dorme pour toujours dans les chambres de la Nature, soit qu’il se réveille dans l’immensité comme un rêveur tiré de ses visions). Dans les deux cas, ce ne sont plus des mondes de dualité où règnent le conflit et les problèmes, ni de joies transitoires (La terre, ses guerres et ses soucis, ses joies et ses concessions gracieuses, ne sont pas pour le mort). 

De même pour les formes de yoga, l’aventurier ne se souciera plus du passé, soit que les formes qui ont disparu aient rejoint la mémoire de l’évolution et de ses nombreuses tentatives évolutives, soit qu’elles aient au contraire achevé leur mouvement à la perfection et que l’aventurier puisse les intégrer depuis une vision élargie. Ces deux derniers vers peuvent aussi faire référence soit à la croyance qu’il ne subsiste rien après la mort, que l’âme et l’être psychique n’existent pas, soit à celle qui affirme que notre monde n’est qu’illusion et que le mort s’éveille enfin au Réel. (Soit qu’oublieux, il dorme pour toujours dans les chambres de la Nature, soit qu’il se réveille dans l’immensité comme un rêveur tiré de ses visions.)

Je choisis Ilion en flammes, et non déchue des hauteurs de son esprit.

Elle a vécu grande et libre depuis qu’on la dressa entre flot et montagne,

Qu’elle meure avec grandeur ; qu’elle offre sa liberté à la flamme, non à l’Hellène.

Elle n’a pas été fondée par des mortels ; des dieux ont érigé ses remparts

Et élevé ses édifices jusqu’aux cieux : un séjour pour les forts, et non pour des esclaves.

Tous les hommes s’émerveillaient devant Troie ; ils la connaissaient par ses hauts faits et son courage,

Même de loin, comme on connaît le lion à son rugissement et à sa quête d’une proie.

Seule elle vivait, royale et féroce, sans fléchir dans sa nature léonine. 390

Ainsi, ô vous ses enfants, laissez-la encore vivre indomptée dans sa résolution,

Soit pour vous dresser, les pieds sur le monde, opprimant les nations,

Soit pour être gisants dans vos cendres, et voir vos noms oubliés à jamais.

Vos voix m’approuvent avec justice, enfants d’Ilos puissants par les armes ;

Droit de Zeus vient notre race, le Dieu Tonnant vit dans notre nature.

Dans la logique de ce que nous avons vu, du point de vue de la recherche de la libération de l’esprit, l’aventurier ne peut rompre son attachement aux anciennes formes du yoga (Je choisis Ilion en flammes, et non déchue des hauteurs de son esprit).

La ville de Troie, nommée primitivement Ilion, est bâtie selon l’Iliade quelque part en Asie Mineure. Nous avons déjà dit que c’était pour nous une ville symbolique et non réelle. Dans ce cadre, elle est située en bord de mer puisque les bateaux ont été tirés sur le rivage, dans l’estuaire du fleuve Scamandre aussi appelé Xanthe et non loin de la montagne Ida d’où les dieux contemplent la bataille et où Pâris fut exposé.

Mais on peut aussi comprendre que ce fut une « construction » située entre les volutes du mental et l’aspiration spirituelle (Elle a vécu grande et libre depuis qu’on la dressa entre ondulations (billow = volutes, ondulations et non flot) et montagne).

Ce point de vue encourage donc ce yoga à aller jusqu’au bout, quel que soit le résultat et sans compromis aucun (Qu’elle meure avec grandeur ; qu’elle offre sa liberté à la flamme, non à l’Hellène). Car les qualités, structures et pratiques qui fondent ce yoga ne proviennent pas de l’intellect mais des forces du surmental qui se manifestèrent à travers les forces qui œuvrent en vue de l’établissement du mental de Lumière et de la purification du subconscient et donnèrent accès aux mondes les plus élevés de l’esprit (Elle n’a pas été fondée par des mortels ; des dieux ont érigé ses remparts et élevé ses édifices jusqu’aux cieux). Rappelons en effet qu’Apollon et Poséidon construisirent les remparts de la citadelle.

Ce sont des pratiques structurées pour des chercheurs puissants de par la maîtrise acquise qui ne peuvent être mises à la disposition de pratiques de yoga s’occupant des parties inférieures de l’être, vital profond et corps (un séjour pour les forts, et non pour des esclaves).

Les réalisations acquises grâce à ces pratiques étaient reconnues comme supérieures par toutes les autres formes de spiritualité. Ces pratiques étaient connues du fait des manifestations des pouvoirs auxquels elles donnaient accès et pour la conquête des plans supérieurs du mental (Tous les hommes s’émerveillaient devant Troie ; ils la connaissaient par ses hauts faits et son courage (esprit)) et cela sans même qu’ils aient à être démontrés (Même de loin, comme on connaît le lion à son rugissement et à sa quête d’une proie).

Ce yoga dominait, royal et imposant, de par sa nature supérieure à tous les autres yogas, comme le lion est supérieur à tous les autres animaux (Seule elle vivait, royale et féroce imposante, sans fléchir dans sa nature léonine).

Aussi, de ce point de vue, toutes les anciennes qualités et pratiques devraient soutenir ce yoga dont le but – la libération de l’esprit, la maîtrise de la nature inférieure, la progression vers l’amour et la dissolution dans le divin en l’esprit –, n’a pas été désavoué (Ainsi, ô vous ses enfants, laissez-la encore vivre indomptée dans sa résolution (son but)).

Et cela, quel que soit l’issue de ce combat intérieur, soit qu’il conduise à la suprématie sur toutes les formes de spiritualité, soit à la destruction des formes de ce yoga et à leur oubli (Soit pour vous dresser, les pieds sur le monde, opprimant les nations, soit pour être gisants dans vos cendres, et voir vos noms oubliés à jamais).

Ce point de vue sait qu’il a le soutien de toutes les pratiques liées à ce yoga de la libération de l’esprit, pratiques conduisant à de puissants résultats. Ce yoga provient du plus haut du surmental et les toutes-puissantes forces correspondantes imprègnent ses formes (Vos voix m’approuvent avec justice, enfants d’Ilos puissants par les armes ; droit de Zeus vient notre race, le Dieu Tonnant vit dans notre nature).

J’ai longtemps essuyé ce sarcasme, que Pâris était la perte d’Ilion,

Née une nuit des dieux et d’Atè, et revêtue d’un corps.

Dédaigneux, je suivais à grands pas mon chemin, assuré de la lumière qui habite ma poitrine ;

Je me détournais des voix chuchotantes de l’envie, et des haines de ceux qui, depuis, sont tombés,

Voix de haine qui s’accrochent aux roues du vainqueur triomphant. 400

Et si maintenant je parle, c’est la force en moi qui répond, et certes pas pour minimiser,

En cherchant une excuse pour ce dont je me réjouis le plus et me glorifie à jamais,

L’enlèvement de la Tyndaride, dont je m’emparai par la volonté de la divine Aphrodite.

Erreur mortelle, de prétendre que la Grèce aurait dormi à l’écart dans ses montagnes,

Abîmée dans son sommeil, sans que les trompettes du Destin l’éveillent, ni son matin intérieur,

Si seulement Pâris n’était pas né et si le regard du monde ne s’était pas posé sur Hélène.

Fous, qui disent qu’une étincelle fut cause de cette destruction géante !

La guerre aurait marché sur Troie, même si Hélène se trouvait encore dans sa ville de Sparte

Actionnant un métier à tisser argien, au lieu d’être le splendide butin de guerre des Troyens ;

La Grèce aurait ligué ses nations, même si Pâris n’avait pas bu dans l’Eurotas ; 410

D’autres mouvements de l’ancien yoga dans les hauteurs de l’esprit ont longtemps considéré que c’était ce mouvement de libération de l’esprit dans la séparation esprit/ matière, de la quête de plus d’égalité acquise par le renoncement qui conduisait à la ruine de l’ancien yoga (J’ai longtemps essuyé ce sarcasme, que Pâris était la perte d’Ilion). Cette quête de plus de détachement qui repousse la nature humaine au lieu de vouloir la transformer serait apparue sous l’effet combiné de deux choses : l’aventurier aurait perdu le contact avec les puissances spirituelles ou avec le divin, lors d’une nuit de l’âme, et il y aurait eu simultanément l’intervention de la déesse de l’égarement, Atè (Né une nuit des dieux et d’Atè, et revêtu d’un corps)[30]. Rappelons qu’Atè, la fille aînée de Zeus chez Homère, est la force qui entraîne vers les hauteurs de l’esprit. Si ce mouvement est juste dans une phase précise du yoga, cela devient une erreur de s’y accrocher lorsque le temps est passé.

Cette quête de plus d’égalité dans la séparation, sûre de son fait, a continué à se développer malgré les faibles voix des mouvements intérieurs qui prétendaient être mieux à même d’orienter le yoga (Dédaigneux, je suivais à grands pas mon chemin, assuré de la lumière qui habite ma poitrine ; je me détournais des voix chuchotantes de l’envie, et des haines de ceux qui, depuis, sont tombés). 

À partir de ce vers du discours de Pâris, est développé ce qui fonde la quête d’une plus grande force et le sentiment de certitude qui l’accompagne. On pourra y reconnaitre certains éléments de la pensée de Nietzsche et aussi d’Alfred Adler rassemblés sous le terme de « volonté de puissance ». L’homme, libéré de dieu ou des dieux qui sont des illusions, et donc libéré des notions de bien et de mal, doit évoluer vers le surhomme par le perfectionnement de sa nature en se fondant sur sa force ou « volonté de puissance » qui est « l’essence la plus intime de l’être », afin de réaliser une plénitude vitale et de créer pour jouir de la vie.

Nietzsche, comme les Troyens, rêvait d’un homme amélioré et non, comme l’annonce Sri Aurobindo, d’un homme radicalement transformé. Ce dernier n’était donc pas du tout en accord avec Nietzsche :

« Nietzsche était un apôtre qui n’a jamais entièrement compris son propre message. Son style prophétique était comme celui des oracles de Delphes qui prononçaient constamment la parole de la vérité mais la transformaient en mensonge dans l’esprit de l’auditeur ».[31]

En particulier pour ce qui concerne les vers étudiés, Sri Aurobindo condamna sans appel le fait de se libérer des notions de bien et de mal dans une humanité non soumise exclusivement à la volonté divine :

« Perdre le lien de l’évolution morale faite par la Nature est une faute capitale chez l’apôtre de la surhumanité ; car ce n’est que de la ligne inévitable de l’évolution qu’elle peut émerger au sein d’une humanité longtemps éprouvée, mûrie et purifiée par le feu de la souffrance égoïste et altruiste ».[32]

Dans Ilion, Sri Aurobindo développe les différentes lignes de conduite possibles jusqu’à leur ultime réalisation : celle du penseur lié par le passé et la mémoire, celle du visionnaire aux prédictions incertaines car issues d’un mélange de fonctions et de l’ignorance, et celle de la force qui s’élève au-dessus du bien et du mal.

Mais s’il est possible de lire ce passage concernant Pâris à l’aide de la conception nietzschéenne, il faut surtout le comprendre à travers le fonctionnement des forces du surmental. Dans ce dernier plan, celui des dieux, chaque force dont ils sont les représentants a le droit de s’accomplir tout autant que les autres. La ligne incarnée par Pâris est donc représentative d’un mouvement vrai en soi qui tend vers son accomplissement.

Nous pourrons donc comprendre les vers qui suivent sur différents niveaux : du point de vue d’un regard extérieur, du point de vue nietzschéen et du point de vue du surmental.

C’est « la volonté de puissance » qui s’exprime ici, celle qui prétend que la situation est le résultat de la volonté des dieux, en particulier de la force qui veille au développement de l’amour. Pâris oublie de dire que le choix fut le sien, car c’est lui qui déclara Aphrodite la plus belle en raison de la promesse qu’elle lui avait faite : selon cette conception, la vérité évolutive appartient à la quête qui sépare l’esprit de la matière et par la maîtrise confère des pouvoirs sur la nature, à condition de reconnaître que la force qui préside au développement de l’Amour est la vérité de l’évolution présente (Et si maintenant je parle, c’est la force en moi qui répond, et certes pas pour minimiser, en cherchant une excuse pour ce dont je me réjouis le plus et me glorifie à jamais, l’enlèvement de la Tyndaride, dont je m’emparai par la volonté de la divine Aphrodite).

Selon cette conception, il n’y a pas plus grave erreur de discernement que de penser que les anciennes formes de yoga auraient pu se perpétuer indéfiniment, évoluant dans les hauteurs de l’esprit et ses nirvanas (Erreur mortelle, de prétendre que la Grèce aurait dormi à l’écart dans ses montagnes abîmée dans son sommeil). Et cela même si le l’aventurier n’avait pas été en quête de plus d’égalité acquise par le renoncement à la vie et la maîtrise imposée d’en haut, et s’il n’avait pas été attiré par une plus grande liberté (Si seulement Pâris n’était pas né et si le regard du monde ne s’était pas posé sur Hélène). Les forces du destin qui soutiennent l’évolution ou encore un puissant appel intérieur auraient conduit à la même situation, secouant cet endormissement tamasique (sans que les trompettes du Destin l’éveillent, ni son matin intérieur).

Ce n’est pas cette ultime quête qui fut la cause de ce conflit intérieur (Fous, qui disent qu’une étincelle fut cause de cette destruction géante !). Il aurait eu lieu même si la quête de plus de liberté était simplement restée le but de plus d’individualité et d’une purification de la nature vitale inférieure faite avec humilité dans une forme qui permet le surgissement du nouveau (La guerre aurait marché sur Troie, même si Hélène se trouvait encore dans sa ville de Sparte actionnant un métier à tisser argien, au lieu d’être le splendide butin de guerre des Troyens).

Il aurait eu lieu même si la quête d’une plus grande égalité par le renoncement ne s’était pas abreuvée au courant de conscience-énergie qui est « un vaste élargissement de la conscience au plus haut de l’esprit » (La Grèce aurait ligué ses nations, même si Pâris n’avait pas bu dans l’Eurotas). Le fleuve Eurotas prend sa source en Arcadie, arrose la plaine de Laconie et la cité de Sparte « ce qui est engendré, semé », royaume de Ménélas, frère d’Agamemnon et époux d’Hélène. C’est lors de son Séjour chez Ménélas que Pâris s’enflamma pour Hélène.

Je n’ai pas dressé un rivage contre l’autre, ni Ilion en face d’Argos.

Accusez plutôt Phryx, qui éleva les édifices de Troie au bord de l’azur égéen,

Maudissez Poséidon, qui se servit de la Grèce pour franger le bleu de ses eaux :

C’est alors que, pour la première fois, cette guerre fut décrétée et Agamemnon façonné ;

Il surgit tout armé dans la Pensée secrète qui est la matrice du futur.

Destin et Nécessité ont été les guides de ces vaisseaux, les capitaines de leurs armées.

Quand en armure elles se tinrent devant ses portes, quand elles crièrent avec la puissance de leur union

« Troie, renonce à tes alliances, recule humblement devant l’Hellade »,

Aurait-elle dû écouter, persuadant sa vaillance de se soumettre honteusement,

Elle, Ilion, reine du monde dont la voix fut le souffle des dieux impétueux ? 420

Aurait-elle dû retirer son pied qui avançait vers les montagnes des Latins,

Laisser la Thrace exposée à ses ennemis, se replier devant les conquêtes illyriennes ?

S’il est vrai, peuple de Priam, que tout cela était possible sans combat,

Alors blâmez Pâris, alors dites qu’Hélène fut la cause du conflit.

Ce point de vue affirme que ce n’est pas la quête de l’égalité par le renoncement qui fut la cause du conflit intérieur, entre ce qui aspirait à plus d’universalisation de l’esprit et ce qui voulait plus de purification (Je n’ai pas dressé un rivage contre l’autre, ni Ilion en face d’Argos).

Le responsable de ce conflit, c’est le feu intérieur qui a établi les formes du yoga le plus avancé dans l’esprit (Accusez plutôt Phryx, qui éleva les édifices de Troie au bord de l’azur égéen).

C’est la force qui dans le surmental gère le subconscient qui délimita elle-même son emprise, obligeant ainsi le chercheur de vérité à entrer dans un processus de purification.

(Maudissez Poséidon, qui se servit de la Grèce pour franger le bleu de ses eaux). Rappelons que les dieux Poséidon et Apollon édifièrent les murailles de la citadelle de Troie. Mais par la suite, Laomédon se parjura en refusant aux dieux le salaire convenu, c’est-à-dire que le chercheur refusa de reconnaître l’action des forces spirituelles dans son évolution spirituelle du fait de trop d’ego. Ce refus est considéré dans la mythologie grecque comme la première cause de la guerre de Troie. Ce manque de gratitude et de reconnaissance de l’action du divin est donc le signe avant-coureur du grand renversement du yoga que constitue la guerre de Troie (C’est alors que, pour la première fois, cette guerre fut décrétée et Agamemnon façonné)

(Selon la mythologie, la deuxième cause de la guerre de Troie fut le jugement de Pâris qui consacra Aphrodite comme la plus belle au détriment d’Héra et d’Athéna.)

C’est à ce même moment – le parjure de Laomédon – qu’une grande aspiration au renouvellement se manifesta, héritière d’une longue tradition d’aspiration et de « manque » dans le surmental : Agamemnon est en effet un arrière-petit-fils de Tantale. Bien préparée à la lutte intérieure, cette aspiration progressait rapidement dans la plus haute pensée non consciente qui est la matrice du futur, la Pensée évolutive divine, (il surgit avançait à grands pas tout armé dans la Pensée secrète qui est la matrice du futur).

Ce n’est pas la volonté personnelle de l’aventurier qui dirige le mouvement qui s’oppose aux formes anciennes en leur demandant de renoncer à certains pouvoirs et réalisations mais la puissante action conjuguée des forces évolutives de l’Esprit et de la Nature (Destin et Nécessité ont été les guides de ces vaisseaux, les capitaines de leurs armées. Quand en armure elles se tinrent devant ses portes, quand elles crièrent avec la puissance de leur union « Troie, renonce à tes alliances, recule humblement devant l’Hellade »). 

Mais le point de vue représenté par Pâris s’accroche à ses réalisations et à ses pouvoirs acquis par le yoga, entièrement imprégné de sa supériorité sur toutes les autres formes, et certain d’être l’expression des forces impétueuses du surmental (Aurait-elle dû écouter, persuadant sa vaillance de se soumettre honteusement, elle, Ilion, reine du monde dont la voix fut le souffle des dieux impétueux ?). De cette proximité avec les dieux du surmental, il est souvent question dans L’Agenda de Mère.

Sri Aurobindo évoque alors l’histoire du leadership spirituel dans le monde occidental qui de l’Inde migra en Égypte puis en Crète, et de là en Grèce, avant d’être finalement transféré quelques siècles après Homère à l’Italie, ce qui fut chanté au début de notre ère par Ovide et Virgile (Aurait-elle dû retirer son pied qui avançait vers les montagnes des Latins). À la spiritualité grecque incarnée par Troie qui n’envisageait l’union avec le Divin que dans les paradis de l’esprit allait bientôt succéder le christianisme qui lui aussi ne promit un paradis qu’après la mort.

De même, cette ligne spirituelle ne peut admettre de laisser d’autres formes spirituelles s’emparer de ses ascèses les plus avancées et performantes (Laisser la Thrace exposée à ses ennemis), ni de battre en retraite en abandonnant les conquêtes réalisées pour une plus grande libération de l’esprit selon le sens donné au mot Illyrie avec les lettres structurantes ΛΛ+ΡΙ (se replier devant les conquêtes illyriennes refluer des territoires illyriens conquis ?). L’Illyrie correspond à peu près à ce qui est actuellement la Slovénie, le sud de la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, l’Albanie et le Kosovo. Les grecs y auraient fondés des comptoirs approximativement au temps d’Homère. Elle était bordée à l’Est par la province grecque de Macédoine.

Si les autres parties de l’esprit de l’aventurier peuvent concevoir que les évènements énumérés précédemment aient pu se dérouler sans conflit intérieur – ce que ce point de vue réfute –, elles peuvent alors considérer l’appropriation de la vérité évolutive par l’ancien yoga qui sépare l’esprit de la matière comme la seule raison du conflit intérieur (S’il est vrai, peuple de Priam, que tout cela était possible sans combat, alors blâmez Pâris, alors dites qu’Hélène fut la cause du conflit).

Mais j’ai souillé le foyer et libéré le regard des Furies,

Par mon péché j’ai armé le Ciel ; j’ai foulé aux pieds le don, et le rite de l’hospitalité,

Et c’est pourquoi Troie, qui vertueuse avait triomphé, fut condamnée dans son corps à corps avec l’Argien,

Imbéciles, ou hypocrites ! C’est le mensonge le plus abject chez les mortels

Que de tisser des voiles de pureté et d’employer des noms idéaux déplacés

Pour déguiser nos désirs et colorer les convoitises de notre nature. 430

Des hommes, vous êtes des hommes en votre fierté et vaillance, ne soyez pas des sophistes et des phraseurs.

Ne mentez pas ! N’allez pas chanter que les nations vivent par la rectitude, que la justice

Les couvre de son bouclier, que les dieux du haut du ciel posent leur regard courroucé sur les crimes des forts !

Les hommes ont reconnu ce qui s’est caché derrière la déclamation de ces faux-semblants.

Tapi, cruel, comme une bête sauvage dans l’épaisseur du fourré, l’égoïsme silencieux

Triture les os de sa proie pendant que le prêtre et l’homme d’État passent du vernis.

C’est ainsi que les nations sont tranquillisées et trompées par les ministres de la vertu,

Et qu’on leur apprend à concilier la crainte des dieux avec leurs convoitises et leurs passions ;

C’est ainsi qu’un mensonge aux lèvres, elles marchent à la rapine et au carnage.

Pâris poursuit sa harangue sur le ton ironique : ce serait le fait d’avoir trahi l’hospitalité que lui offrait Ménélas en enlevant sa femme et ses biens qui aurait réveillé les Furies, et armé contre Ilion les forces de l’esprit ! (Mais j’ai souillé le foyer et libéré le regard des Furies, par mon péché j’ai armé le Ciel).

La signification des Furies ou Érinyes – les Érinyes, forces qui remettent dans le droit chemin – a été vue dans le Tome 1. Rappelons que ce sont des forces issues de « l’essence » de la puissance de l’Esprit, sa partie vivifiante et créatrice, qui remettent l’homme sur le chemin juste de l’évolution lorsqu’il s’en détourne. Cette déviance est soit le fait de « parjures » qui concernent ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est fixée en cette vie, soit le fait de « crimes familiaux » qui ou bien coupent le chercheur de sa source ou bien arrêtent des processus évolutifs nouveaux. C’est seulement en raison du développement de l’humanisme qui perdit le sens profond des mythes qu’elles en vinrent à être les gardiennes de la loi morale, des lois de l’hospitalité et des droits sacrés qui président aux familles et ceux qui protègent les pauvres et les faibles (j’ai foulé aux pieds le don, et le rite de l’hospitalité).

Selon la ligne de pensée développée ici, les usages et principes moraux ne relèvent pas de la spiritualité. Emmener la femme d’un autre avec son plein accord est seulement une faute contre l’ordre établi et la vertu commune, laquelle sera ensuite définie comme hypocrite, et non contre le juste mouvement de l’âme qui est la vraie vertu. Cette transgression de la fausse vertu – le fait de considérer que la vérité évolutive vers une plus grande liberté était de droit du côté de l’ancien yoga – ne pourrait donc en aucun cas entraîner une remise dans le droit chemin par les forces spirituelles soutenant d’autres formes de yoga (les Érinyes) et donner à ces formes l’avantage (Et c’est pourquoi Troie, qui vertueuse avait triomphé, fut condamnée dans son corps à corps avec l’Argien).

Est alors prononcée une condamnation sans appel contre l’hypocrisie de celui qui veut donner de lui l’image d’un être pur, énonçant des paroles hautement spirituelles, alors qu’il n’a pas transformé totalement ses désirs et ses convoitises, les masquant sous de belles apparences trompeuses.

En effet, s’il est vrai qu’un être totalement libéré du désir et de l’ego se comporte, de par son identification avec le divin, de manière parfois contraire à ce que l’homme considère comme juste et vertueux, il est aussi vrai que celui qui n’a pas cette réalisation doit se conformer aux normes du pays où il vit. « Tu porteras l’habit du pays » dit une maxime alchimiste. (Imbéciles, ou hypocrites ! C’est le mensonge le plus abject chez les mortels que de tisser des voiles de pureté et d’employer des noms idéaux déplacés pour déguiser nos désirs et colorer les convoitises de notre nature.)

Nous avons déjà indiqué que les anciens yogas avaient renoncé à transformer la nature inférieure vitale, qu’il ne s’agissait que d’une maîtrise effectuée d’en haut, et qu’il subsistait toujours un ego chez le saint et le sage.

Dans son commentaire d’un Aphorisme de Sri Aurobindo, Mère insiste sur ce point[33] :

« Bien des fois dans ce qu’il a écrit, particulièrement dans La Synthèse des Yogas, Sri Aurobindo nous met en garde contre les fantaisies de ceux qui croient pouvoir faire la sâdhanâ (discipline spirituelle) sans avoir un contrôle sévère sur eux-mêmes, et qui écoutent toutes sortes d’inspirations qui les mènent à un déséquilibre dangereux où tous leurs désirs refoulés, cachés, secrets, se donnent jour sous prétexte de se libérer des conventions ordinaires et de la raison ordinaire. On ne peut être libre qu’en jaillissant vers le haut, très haut au-dessus des passions humaines. On n’a le droit d’être libre que lorsqu’on a une liberté supérieure, non égoïste, et que l’on en a fini avec tous les désirs et toutes les impulsions. Mais il ne faudrait pas non plus que les gens très raisonnables, très moraux selon les lois sociales ordinaires, se croient sages, parce que leur sagesse est une illusion et qu’elle n’a en elle aucune vérité profonde. Il faut être au-dessus des lois pour pouvoir les violer, il faut être au-dessus des conventions pour pouvoir les négliger, il faut être au-dessus de toutes les règles pour pouvoir les mépriser, et que le mobile de cette libération ne soit jamais un mobile égoïste, personnel, pour satisfaire une ambition ou agrandir sa personnalité, par supériorité, par mépris des autres, pour être au-dessus du troupeau et pouvoir le regarder avec condescendance. »

L’aventurier, du point de vue de cette volonté de puissance, invite le sage et le saint en lui à ne pas cacher leurs imperfections et vices cachés derrière des discours qui font illusion ou témoignent de certaine prétention (Des hommes, vous êtes des hommes en votre fierté et vaillance, ne soyez pas des sophistes et des phraseurs). Un sophiste est en effet une personne qui cherche à convaincre et utilise pour cela des raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion, des raisonnements qui n’ont pas pour but la vérité. De même, le phraseur émet un discours vide de sens et donc loin de toute vérité.

Ce point de vue invite ce qui est déjà sage et saint dans l’être à ne pas mentir en prétendant que les formes accomplies de l’ancien yoga impliquent la rectitude et la sincérité, que la justice divine protège ces formes, et que les forces du surmental sont contrariées par les excès et les crimes contre l’ordre établi dus à l’usage du pouvoir (Ne mentez pas ! N’allez pas chanter que les nations vivent par la rectitude, que la justice les couvre de son bouclier, que les dieux du haut du ciel posent leur regard courroucé sur les crimes des forts !). Rien dans l’être ne peut plus ignorer ce qui se cache derrière l’énoncé de ces faux-semblants (Les hommes ont reconnu ce qui s’est caché derrière la déclamation de ces faux-semblants).

Les désirs et les passions de l’ego qui ne sont pas transformés, soigneusement dissimulés au regard extérieur, trouvent leur satisfaction par tous les moyens et sans retenue tandis que le chercheur se pare de sagesse, de foi et de vertu, usant d’un langage flatteur pour lui-même (Tapi, cruel, comme une bête sauvage dans l’épaisseur du fourré, l’égoïsme silencieux triture mastique les os de sa proie pendant que le prêtre et l’homme d’État passent du vernis).

C’est ainsi que la conscience du chercheur est tranquillisée et trompée par ce qui interprète dans l’être la juste attitude vertueuse. Elle peut ainsi concilier la satisfaction de ses désirs, luxures et passions avec un chemin spirituel qui prétend se soumettre à la volonté divine (C’est ainsi que les nations sont tranquillisées et trompées par les ministres de la vertu, et qu’on leur apprend à concilier la crainte des dieux avec leurs convoitises et leurs passions). C’est ainsi qu’est détourné et insidieusement détruit le chemin spirituel (C’est ainsi qu’un mensonge aux lèvres, elles marchent à la rapine et au carnage).

Dans l’Agenda, Mère mentionne à plusieurs reprises les disciples qui font profession d’être totalement soumis à sa volonté mais n’en font qu’à leur tête selon leurs désirs, leur ego ou leurs habitudes.

En vérité les vaincus étaient coupables ! Sinon, leurs villes auraient-elles péri, 440

Leurs vierges auraient-elles crié, auraient-elles été forcées, leurs paysans taillés en pièces dans les vignes ?

En vérité les vainqueurs étaient les instruments des dieux et leurs glorieux serviteurs !

Sinon, leurs chars de guerre auraient-ils, triomphants, broyé les os de ceux qu’ils haïssaient ?

Serviteurs de Dieu, certes ils le sont, au même titre que le singe et le tigre.

La bête féroce ne triomphe-t-elle pas, elle aussi, quand elle savoure la chair de ses captifs ?

Dites-nous donc quel était le péché de l’antilope, pourquoi les dieux la condamnèrent,

Furieux contre ses nombreux crimes ? Allons, justifiez Dieu devant ses créatures !

Elle ne fut pas livrée en raison de ses péchés, elle ne le fut pas aux Furies ni à la Justice,

Mais par les grands dieux offerte en victime à la puissance du lion,

A la force qui est Dieu dans la poitrine du lion, et qui a la forêt pour autel. 450

Sri Aurobindo poursuit ce point de vue en déniant toute responsabilité et donc culpabilité à celui qui utilise sa force, à ce qui dans l’être impose sa volonté à l’ensemble. C’est le problème de l’apparente injustice régnant dans le monde qui est posé. Il répond en transférant la culpabilité à la victime, à ce qui est vaincu et broyé, bien qu’apparemment exempt de toute faute et injustement meurtri (En vérité les vaincus étaient coupables !). Dans cette logique, ce sont les destructions, aussi brutales et sauvages soient-elles, extérieures ou intérieures, qui justifient le vainqueur, car il n’est qu’un instrument entre les mains des forces divines (Sinon, leurs villes auraient-elles péri, leurs vierges auraient-elles crié, auraient-elles été forcées, leurs paysans taillés en pièces dans les vignes ?).

Du point de vue du yoga, les villes détruites sont les structures et organisations des pratiques de la sâdhanâ. Les vierges sont des buts du yoga pour lesquelles les pratiques et qualités les mieux adaptées n’ont pas encore été mises en œuvre. Ce sont des pratiques étrangères qui poursuivent alors ces buts en force (les vierges sont forcées). Les paysans taillés en pièces dans les vignes, ce sont des pratiques et qualités œuvrant pour la joie qui sont ravagées.   

Il nous faut alors tenter de répondre à la question : de quoi le vaincu est-il coupable ? En quoi un yoga qui présente toutes les apparences de conduire vers le but a-t-il démérité ?

La réponse est donnée par Mère : de ne pas avoir su s’adapter à chaque instant au mouvement divin du devenir. Car ce n’est pas d’une culpabilité morale mais évolutive dont il s’agit.

À la question de Satprem « Est-ce que vraiment c’est le meilleur qui arrive en toutes circonstances ? », Mère a répondu ceci :

« C’est le meilleur étant donné l’état du monde – ce n’est pas un meilleur absolu.

Il y a deux choses : d’une façon totale et absolue, à chaque instant, c’est le meilleur possible pour le But divin du tout : et pour celui qui s’est consciemment branché sur la Volonté divine, c’est le plus favorable à sa propre réalisation divine.

Je crois que c’est l’explication correcte.

Pour le tout, c’est toujours, à chaque instant, ce qui est le plus favorable à l’évolution divine. Et pour les éléments consciemment branchés sur le Divin, c’est le meilleur pour la perfection de leur union.

Seulement, il ne faut pas oublier que c’est constamment en changement, que ce n’est pas un meilleur statique ; c’est un meilleur qui, s’il était conservé, ne serait pas le meilleur le moment d’après. Et c’est parce que la conscience humaine a toujours tendance à vouloir conserver statiquement ce qu’elle trouve bon ou considère comme bon qu’elle s’aperçoit que c’est insaisissable. C’est cet effort pour conserver qui fausse les choses. (…) Mais dans la Manifestation, la perfection est d’avoir un mouvement de transformation ou de déroulement identique au Mouvement divin, au Mouvement essentiel. Tandis que tout ce qui appartient à la création inconsciente ou tamasique essaye de conserver identique son existence, au lieu de durer par la transformation constante. »[34]

Dans ce cadre, l’utilisation de la force par les puissants ou le renversement d’un yoga sous l’effet d’une aspiration évolutive plus forte est seulement un mouvement de l’action divine parfaite (En vérité les vainqueurs étaient les instruments des dieux et leurs glorieux serviteurs !).

Pour illustrer ce plan divin inconnu de l’homme, nous pouvons évoquer par exemple ce que dit Sri Aurobindo à propos de Napoléon-Bonaparte :

« Ses panégyristes et critiques n’ont pas suffisamment perçu que Bonaparte n’était pas du tout un homme, il était une force. Seule la nature de la force doit être considérée. Il y a des hommes qui sont évidemment surhumains, de grands esprits qui ne font qu’utiliser le corps humain. L’Europe les appelle des surhommes, nous les appelons des vibhutis. Ce sont des manifestations de la nature, de la puissance divine présidée par un esprit mandaté à cet effet, et cet esprit est une émanation du Tout-Puissant, qui accepte la force et la faiblesse humaines mais n’est pas lié par elles. Ils sont au-dessus de la morale et ordinairement sans conscience, agissant selon leur propre nature. » [35]

D’autre part, tant que l’homme fonctionne dans la dualité, la destruction des formes périmées semble être la règle (Sinon, leurs chars de guerre auraient-ils, triomphants, broyé les os de ceux qu’ils haïssaient ?). Mais Mère nous a dit que dans l’humanité supramentale, il pourra y avoir transformation sans destruction.

Tout et tous servent le but divin et tout Est le Divin. S’il peut y avoir une intervention des forces de l’esprit que nous ne comprenons pas, il apparaît aussi que la loi du plus fort est la loi de la nature tant que l’homme ne s’est pas élevé au-dessus de son animalité (Serviteurs de Dieu, certes ils le sont, au même titre que le singe et le tigre. La bête féroce ne triomphe-t-elle pas, elle aussi, quand elle savoure la chair de ses captifs ?).

Sri Aurobindo pose dans les vers qui suivent une interrogation humaine fondamentale : comment justifier un Dieu qui aurait créé ce monde de souffrance et d’injustice ? (Dites-nous donc quel était le péché de l’antilope, pourquoi les dieux la condamnèrent, furieux contre ses nombreux crimes ? Allons, justifiez Dieu devant ses créatures !)

Il y répond dans nombre de ses écrits. La souffrance que nous percevons comme une injustice est le procédé que la Nature a mis en place pour sortir du Tamas, de l’inertie sclérosante et immobilisante. Au niveau du mental humain, la souffrance émotionnelle et psychologique est venue avec le sens de la séparation.

La justice ne doit pas être considérée avec la compréhension limitée humaine, car c’est une justice évolutive absolue et parfaite dont l’humanité est très loin de connaître et comprendre tous les mécanismes. Parmi ceux-ci figurent la loi du karma et celle du sacrifice telle que Sri Aurobindo l’a explicitée dans « Le Secret du Veda », (1.77.5)

« Le sacrifice védique symbolise, psychologiquement, l’activité cosmique et individuelle illuminée devenue consciente de soi et de son but. Le processus entier de l’univers est de par sa nature même un sacrifice, volontaire ou involontaire. S’accomplir en s’immolant, croître en donnant est la loi universelle. Ce qui refuse de se donner sert néanmoins d’aliment aux Pouvoirs cosmiques. “Le mangeur mangeant est mangé”, c’est ainsi que l’Upanishad résume en une formule riche de sens et terrible cette dimension de l’univers, tandis qu’ailleurs les hommes sont dépeints comme le bétail des dieux. Seule la reconnaissance et l’acceptation volontaire de cette loi fait que l’on peut transcender ce royaume de mort, le travail du sacrifice rendant possible et permettant d’atteindre l’Immortalité. Tous les pouvoirs réels et potentiels de la vie humaine sont offerts sans réserve, en un sacrifice symbolique, à la Vie divine dans le Cosmos. »

Et aussi dans La Synthèse des Yogas[36] « Mais la véritable essence du sacrifice n’est pas l’immolation de soi, c’est le don de soi ; son objet n’est pas l’effacement de soi, mais l’accomplissement de soi ; sa méthode n’est pas l’auto-mortification, mais une vie plus vaste ; ce n’est pas une automutilation, mais la transformation de nos parties humaines naturelles en éléments divins ; ce n’est pas l’auto-torture, mais le passage d’une satisfaction moindre à un Ananda plus grand. »

Cette loi du sacrifice est donc ce qui est signifié dans les vers qui suivent : Elle ne fut pas livrée en raison de ses péchés, elle ne le fut pas aux Furies ni à la Justice, mais par les grands dieux offerte en victime à la puissance du lion, à la force qui est Dieu dans la poitrine du lion, et qui a la forêt pour autel.

Nous avons vu le symbolisme des Furies ou Érinyes précédemment. La Justice est représentée par la déesse Thémis. De son union avec Zeus, elle enfanta les Heures et les Moires qui représentent différents aspects de la justice divine (Cf. Mythologie grecque, yoga de l’Occident, Tome 1, Chapitre 2, Les dieux de l’Olympe).

Quoi, dans les villes prises d’assaut et saccagées par Achille en Troade,

Aucun homme juste ne fut abattu ? Brisès était-il donc un transgresseur ?

N’y eut-il de percés dans les murs de sa ville que les cœurs de pécheurs traqués par les Furies ?

Non, ils étaient pieux et justes, et leurs autels brûlaient en l’honneur d’Apollon,

Un feu plein de vénération s’en élevait vers Pallas, qui les tua au bénéfice des Argiens.

Ou bien, s’ils partageaient le crime de Pâris, si sa fatalité les a englobés,

Qui les cités insulaires, prises d’assaut par le Locrien, avaient-elles offensé,

Séjours de paix baisés par les vagues, mais livrés à la mise à sac et au pillard ?

Le roi Atrée était-il donc juste, ainsi que la maison maudite de Pélops,

Race de Tantale, avec leurs actes dont le récit fait frissonner en silence les hommes ? 460

Mais regardez, ils durent, leurs piliers sont solides, ils règnent et triomphent.

Les banquets à la Thyeste seraient-ils agréables aux dieux par leur saveur ?

En chemin vers Troie avec ses myrmidons, Achille ravagea diverses villes d’Asie. Tout d’abord, lors de la première expédition, il participa à l’attaque contre la ville de Teuthrania en Mysie qui avait été confondue avec Troie et où il blessa Télèphe « ce qui brille au loin ».

Dans l’Iliade, Achille fait allusion à la prise de onze cités sur le continent et douze dans les îles lors de son périple vers Troie (Quoi, dans les villes prises d’assaut et saccagées par Achille en Troade, aucun homme juste ne fut abattu ?). Ces villes de Troade saccagées représentent des yogas proches de celui symbolisé par Troie mais relativement indépendants. Ils sont empreints de dévotion et tournées aussi bien vers le Mental de Lumière que la croissance intérieure. (Non, ils étaient pieux et justes, et leurs autels brûlaient en l’honneur d’Apollon, un feu plein de vénération s’en élevait vers Pallas, qui les tua au bénéfice des Argiens.)

Brisès, celui qui travaille à acquérir de la « puissance » (par la maîtrise), est le père de Briséis. Celle-ci faisait partie de la part du butin d’Achille lors de la prise de Lyrnessos. Agamemnon se l’appropria quand il dut lui-même rendre sa part d’honneur du butin, la captive Chryséis, fille de Chrysès, prêtre troyen d’Apollon, générant la célèbre colère d’Achille. (Quoi, dans les villes prises d’assaut et saccagées par Achille en Troade, aucun homme juste ne fut abattu ? Brisès était-il donc un transgresseur ?).

Aucune de ces formes et pratiques de yoga n’étaient déviantes du droit chemin, du but du yoga qui était alors l’union avec le divin impersonnel en l’esprit.

Et qu’en est-il de certaines formes de yoga plus éloignées de celles pratiquées à Troie, et représentées par les cités insulaires ? Même si elles supportaient l’idée que la juste direction évolutive était du côté de l’union avec le Divin par le renoncement et l’abolition de soi, qui cela pouvait offenser ? Ces pratiques furent attaquées par la conscience de la personnalité, le petit Ajax, la « petite » conscience, celle qui travaille à l’individualité, impatiente de prévoir les résultats (Ajax d’Oilée, roi de Locride, qui viola Cassandre et manqua de respect à Athéna). (Ou bien, s’ils partageaient le crime de Pâris, si sa fatalité les a englobés, qui les cités insulaires, prises d’assaut par le Locrien, avaient-elles offensé).

Dans les derniers vers de ce passage, c’est la lignée de Tantale qui est rappelée et la descendance maudite de Pélops, coupable de nombreux crimes, mais toujours régnante et faisant le siège de Troie (Le roi Atrée était-il donc juste, ainsi que la maison maudite de Pélops, race de Tantale, avec leurs actes dont le récit fait frissonner en silence les hommes ? Mais regardez, ils durent, leurs piliers sont solides, ils règnent et triomphent.)

L’ancêtre de la lignée, Tantale, était un familier des dieux et demeurait initialement en Lydie sur le mont Sipylos. Il représente donc un aventurier de la conscience parvenu au niveau du surmental, à la limite supérieure de l’esprit mental humain, car Sipylos est le symbole de « la porte de la conscience humaine ». Cet aventurier se figurait que son yoga était terminé et que c’était les forces du surmental qui devaient s’occuper de sa partie sombre, des plans inférieurs non purifiés, car il considérait à ce moment-là que ces plans ne pouvaient être transformés. C’est le symbolisme du mythe de Pélops. Dans la version la plus ancienne, Pélops naquît avec une épaule d’ivoire mais les dieux le rejetèrent dans la courte vie des hommes, tel un mortel.

Dans la version plus tardive la mieux connue, il fut tué par son père Tantale et servi aux dieux lors d’un banquet. Avec la mort de Pélops, la lignée s’arrêterait car il n’avait qu’une seule sœur : l’aventurier considèrerait alors que le yoga est terminé. Mais les dieux ne l’entendaient pas de cette façon et rejetèrent le sacrifice et l’offrande car les forces du surmental ne peuvent pas se nourrir d’une nourriture dense, issue de la dualité, non purifiée !

Ils ressuscitèrent Pélops et lui mirent une épaule en ivoire, symbole d’une union avec le divin à moitié réalisée. En effet, Déméter distraite par la disparition de sa fille enlevée par Hadès – symbole d’un début de dialogue avec l’inconscient corporel – avait mangé une épaule.

Pélops resta d’abord un peu en Lydie (voir la carte dans l’étude des vers 420 et suivants) mais il en fut chassé par Ilos et partit donc de l’autre côté de la mer Égée dans la région qui porta désormais son nom, le Péloponnèse. Là, il obtint de haute lutte la main d’Hippodamie « la force vitale domptée », fille d’Oinomaos « la recherche de l’ivresse divine, de l’extase » : l’aventurier reprend à son compte la maîtrise du vital par la recherche de la joie, maîtrise faite jusqu’à ce moment depuis le mental supérieur car Hippodamie a pour mère Stéropé. Sans doute s’agit-il aussi d’un début de transformation du vital.

Si c’est Pélops qui s’unit à Hippodamie, et non quelque héros de la lignée troyenne, c’est du fait que cette dernière lignée est le symbole de yogas qui ne se soucient pas de transformer la nature inférieure, principalement préoccupée des réalisations dans les hauteurs de l’esprit.

Une fois mort, Tantale est le symbole d’une aspiration descendue au niveau de l’inconscient corporel. Sa punition dans l’Hadès est justifiée par certains par le fait qu’il avait donné le nectar et l’ambroisie aux mortels : ceux qui n’ont pas conscience de leur immortalité ne peuvent se nourrir de la nourriture éthérée des dieux.

Pour célébrer son union avec Hippodamie, Pélops fonda les jeux Olympiques, quatrième et dernier des grands jeux, aboutissement de l’ancien yoga avec la libération de l’esprit, l’union avec le divin impersonnel, la fin de tout désir et la mort de l’ego. C’est aussi le moment où l’aventurier est parvenu au niveau du surmental qui permet la fréquentation des dieux à égalité, raison pour laquelle ces jeux furent appelés « Olympiques ».

Avec Atrée, fils de Pélops, s’opère un renversement : la volonté de descendre dans le vital profond et le corps afin d’effectuer une transformation et non plus seulement une maîtrise imposée d’en haut, alors qu’une autre partie de l’aventurier représentée par son frère Thyeste veux rester dans l’adoration. C’est la lutte entre ce qui veut adorer et ce qui veut se transformer dont parle Mère à de nombreuses reprises, car sur le plan extérieur, l’adoration peut être le signe d’un détournement d’une vérité évolutive par la religion (Le roi Atrée était-il donc juste, ainsi que la maison maudite de Pélops, race de Tantale, avec leurs actes dont le récit fait frissonner en silence les hommes ?).

C’est une influence de l’un et l’autre mouvement qui va agir en alternance, avec, dans les mythes, des épisodes criminels associés à ce mouvement : meurtre et démembrement des fils de Thyeste par Atrée, inceste de Thyeste avec sa fille, meurtre d’Atrée par Égisthe.

Au moment de la guerre de Troie, c’est Agamemnon qui règne et assiège Troie alors même qu’Égisthe, resté à Mycènes, en profite pour devenir l’amant de sa femme, Clytemnestre (Mais regardez ils durent, leurs piliers sont solides, ils règnent et triomphent. Les banquets à la Thyeste seraient-ils agréables aux dieux par leur saveur ?).  

Puis ce sera une victoire de l’adoration avec la mort d’Agamemnon tué par Égisthe qui régnera plusieurs années et finalement une remise dans le droit chemin de la transformation avec Oreste.

En tout et pour tout, le cœur d’une femme est poursuivi par les Furies dans leur colère !

Mais non, quand les lutteurs s’affrontent et s’étreignent dans l’arène imposante,

Les dieux très-hauts, dans cette épreuve, n’examinent pas leurs péchés et leurs vertus :

Lequel est le plus fort, lequel le plus rusé, voilà ce qu’ils considèrent.

Vrai, il n’y a personne au monde qui nous soutienne que nous-même et notre courage ;

Dans la bataille, seule la prouesse est une vertu, au combat la dextérité

Seule est utile, et les dieux n’aident que les forts et les vaillants.

Exposez votre vie quand vous frappez, et vous repousserez la bande des agresseurs. 470

Et n’allez pas croire que vos sujets vous ont laissés pour un déni de justice,

Ni que Pallas et Héra vous abandonnent parce que vous foulez la justice aux pieds.

Deux sont les anges de Dieu pour qui les hommes ont un culte : la force et la jouissance.

Dans cette vie que limite la lumière du soleil, et qui eut la verte nature pour berceau,

Nous sommes entrés armés de la force ; proportionnelle à notre force est notre joie.

À quoi bon naître et vivre, sinon pour être en joie ?

Dans le premier vers de ce passage, Pâris commence par dénier tout intérêt des Furies ou Érinyes – ces forces qui remettent dans le droit chemin –, pour des histoires de cœur et il en donnera la raison plus loin (En tout et pour tout, le cœur d’une femme est poursuivi par les Furies dans leur colère !).

Cependant, il ne s’agit pas tant d’une histoire d’amour que d’une mauvaise direction évolutive.

Du point de vue ici considéré, qui regarde d’un œil impartial le monde tel qu’il nous apparaît depuis une vision humaine limitée, il semble évident que ce n’est pas la vertu qui est récompensée mais l’astuce et la force, l’alliance du masculin et du féminin dans ce qu’ils ont de plus primitivement vital (Les dieux très-hauts, dans cette épreuve, n’examinent pas leurs péchés et leurs vertus : lequel est le plus fort, lequel le plus rusé.)

Mais les vers qui suivent nous invitent aussi à considérer l’évolution de différents points de vue comme déjà mentionné : selon les lois de la nature, selon la volonté de puissance ou selon l’action d’une force particulière du surmental incarnée par Pâris qui se développe jusqu’à son maximum.

Contrairement à Nietzche qui refusait l’existence de mondes supra humains, il est fait ici mention des dieux, mais ils n’interviennent que pour sanctionner le courage, l’habileté, la force et une totale implication dans le monde.

Les qualités mentionnées peuvent donc être celles que l’on attend d’un yogi : courage, habileté dans les œuvres au sens où l’entend la Gîtâ, pouvoir issu de la connaissance et totale implication ou don de soi (Vrai, il n’y a personne au monde qui nous soutienne que nous-même et notre courage ; dans la bataille, seule la prouesse est une vertu, au combat la dextérité seule est utile, et les dieux n’aident que les forts et les vaillants. Exposez votre vie quand vous frappez, et vous repousserez la bande des agresseurs).

La justice considérée du point de vue humain, telle que peut la porter au pinacle l’homme sattvique, sage et vertueux, n’a donc aucune réalité ni vérité dans l’évolution. Elle n’est prise en considération ni par les plans inférieurs inféodés au vital, ni par les plans supérieurs soumis aux lois de l’esprit (ni par les sujets, ni par les dieux). (Et n’allez pas croire que vos sujets vous ont laissés pour un déni de justice, ni que Pallas et Héra vous abandonnent parce que vous foulez la justice aux pieds.) En particulier, les forces du surmental qui aident à la maîtrise par le développement de l’être intérieur (Pallas-Athéna) et la force qui préside au juste mouvement divin (Héra) considèrent une justice bien supérieure.

Du point de vue de la philosophie de Nietzche, on sait l’attrait qu’avait cet auteur pour Dionysos qui incarnait pour lui non seulement la jouissance et l’extase, mais aussi le symbole d’une acceptation totale des extrêmes opposés de la vie, acceptation à laquelle l’homme devait rendre un culte sans céder au renoncement, selon ses formulations « amor fati », l’amour du destin, et « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » (Crépuscule des idoles, 1888). Il opposait la lumière Apollonienne qui conduit dans les mondes de l’esprit à la jubilation mystique de Dionysos qui plonge dans les racines de l’être. L’apogée de l’homme était pour lui la plénitude vitale. (Deux sont les anges de Dieu pour qui les hommes ont un culte : la force et la jouissance). Cela semble aussi être le désir de la nature vitale-mentale humaine, celui de l’ego.

Mais c’est aussi ce par quoi et ce pour quoi œuvrent les forces du surmental, forces non évolutives selon Mère et Sri Aurobindo : ils travaillent avec la force qui leur a été attribuée dans l’évolution pour la joie de la réalisation du plan divin.

Ce pourrait être aussi une définition du but d’une certaine forme de Tantra : Ce qui importe, c’est d’accomplir des actes surhumains et divins par la force de ses paroles de puissance (mantra).

Dans le vers suivant, Sri Aurobindo situe l’homme actuel mental entre son « berceau » vital, l’enfance de l’humanité il y a plusieurs milliers ou millions d’années, et la seule lumière que nous pouvons percevoir du monde supramental, promesse d’un monde futur (Dans cette vie que limite la lumière du soleil, et qui eut la verte nature pour berceau).

Une certaine force nous a été donnée pour dominer et maîtriser la nature, et plus notre capacité de maîtrise augmente, plus grande est notre joie. Mais il s’agit bien sûr de la maîtrise sur notre propre nature – nos gestes, nos actions, nos émotions et nos pensées – et non sur le monde extérieur. (Nous sommes entrés armés de la force ; proportionnelle à notre force est notre joie. À quoi bon naître et vivre, sinon pour être en joie ?). 

Mais sur cette terre étroite, cette scène surpeuplée, croissant en nombre,

Chacun de nous serre l’autre. Il règne une soif de terres, de bœufs,

Des chevaux, de l’armure et de l’or désirés ; la possession nous attire,

Et nous y ajoutons sans cesse comme un fermier fortuné s’agrandit champ après champ. 480

Cœurs et esprits sont aussi notre proie ; nous nous emparons de l’âme et du corps des hommes,

Les asservissant à nos travaux et à nos désirs pour que notre cœur puisse se dorer au soleil du loisir.

Chacun de nous fait sa proie de l’autre, chacun est puissant par l’autre.

Tel est le monde : ce n’est pas nous qui l’avons fait ; s’il est mauvais,

Blâmez avant tout les dieux ; quant à nous, nous devons vivre selon ses lois ou périr.

Après avoir posé, selon cette ligne de pensée, la quête de la jouissance par la maîtrise comme fondement de la vie, Sri Aurobindo développe les deux autres composantes fondamentales de la vie, la possession et le pouvoir. Si ces trois termes peuvent se manifester à leur plus bas niveau dans le vital, ils peuvent aussi atteindre les sublimes hauteurs traduites par l’expression être, connaître et posséder le divin.

Être le divin, c’est être dans l’Ananda divin de la manifestation. La Connaissance directe et parfaite du divin confère une omnipotence pratique. La possession est celle de la Lumière, de la Vérité et de l’entière Unité divine.

Pour la majorité de l’humanité actuelle, ces trois termes se manifestent de façon dégradée comme Sexe, Pouvoir et Argent.

Ici sont décrit ces moteurs de la vie en quelques vers qui résument plusieurs chapitres de La Vie divine et en particulier le Chapitre 21, L’ascension de la vie.

On pourrait s’étonner d’un tel argumentaire dans la bouche du symbole le plus évolué de la quête spirituelle, Pâris. Mais ce que Sri Aurobindo a voulu ainsi exprimer, c’est que tant qu’une transformation de la nature inférieure n’est pas réalisée, tant que c’est simplement une maîtrise effectuée d’en haut, alors rien n’est encore vraiment conquis pour l’évolution vers une humanité supramentale.

Il aborde en premier la possession qui est un processus totalement légitime dans les débuts de l’évolution (Cf. La Vie Divine) mais qui doit être transmué progressivement. Tout d’abord, la lutte pour s’élargir, s’étendre, conquérir et posséder (Mais sur cette terre étroite, cette scène surpeuplée, croissant en nombre, chacun de nous serre l’autre. Il règne une soif de terres, de bœufs, des chevaux, de l’armure et de l’or désirés ; la possession nous attire et nous y ajoutons sans cesse comme un fermier fortuné s’agrandit champ après champ.)

Puis c’est l’extrême de ce processus dans une humanité mentale qui vit dans la conscience de la séparation qui est décrit. Non seulement l’homme cherche à posséder des biens, mais il veut aussi s’emparer des esprits et des âmes des autres afin de jouir de la vie. Ceci fait allusion à la fois à la société du loisir et à son corollaire le plaisir aussi bien qu’aux régimes politiques, tous deux asservissant l’âme de l’homme, ouvertement ou insidieusement (Cœurs et esprits sont aussi notre proie ; nous nous emparons de l’âme et du corps des hommes, les asservissant à nos travaux et à nos désirs pour que notre cœur puisse se dorer au soleil du loisir). De plus, chaque être humain s’accroit par ses échanges vitaux et mentaux avec les autres. Mais ce n’est pas le plus souvent un phénomène de prédation conscient car c’est un processus d’échanges d’énergies, de vibrations et de connaissances voulu par la nature par lequel les individus et les groupes évoluent, et cela dans tous les règnes, végétal, animal et humain (Chacun de nous fait sa proie de l’autre, chacun est puissant par l’autre). Cet échange se produit sur tous les plans, mental, vital et matériel, jusqu’au niveau cellulaire, et lorsqu’on en devient conscient, il est impossible de se penser « isolé », d’imaginer pouvoir s’abstraire du monde extérieur.

Si, du point de vue humain, on considère que le monde est mauvais, alors il est possible de blâmer le divin. Mais c’est avoir une compréhension extrêmement limitée, celle de celui qui pense qu’il ferait mieux que le divin (Tel est le monde : ce n’est pas nous qui l’avons fait ; s’il est mauvais, blâmez avant tout les dieux ; quant à nous, nous devons vivre selon ses lois ou périr).

Le pouvoir est divin ; le pouvoir sur les mortels est le plus divin de tous.

C’est donc le pouvoir que recherchent aussi bien le conquérant que la nation impériale,

Lors même que, lumineux, sans passion, merveilleux, surplombant toutes choses,

Les dieux, avec leur calme, siègent et accablant nos nations torturées par l’affliction,

Impriment leur volonté sur le monde. Mais dans notre nature assiégée par la mort, 490

Les dieux, les altitudes n’en sont pas moins présents. La terre résiste, mais en moi l’âme s’élargit,

Aidée par le dur labeur du passé et l’effort millénaire de la Nature.

Même dans le ver de terre est un dieu, qui se tord à la recherche d’une forme et d’une issue.

Des fonctionnements immortels qui luttent obscurément, des suggestions d’une divinité

Œuvrent à former dans cette argile une nature divine.

En moi Héra est une ampleur croissante,

Pallas aspire, Phoïbos, tout flammes, va guerroyant et chantant,

Arès et Artémis en chasse parcourent les champs de mon âme.

Enfin, à l’heure des Destins, se dresse une Naissance libérée et triomphante ;

Répandue sur toute la terre par ses actes, accomplie, elle se réjouit de sa splendeur.

C’est le troisième terme, le pouvoir, dont il est maintenant question. Après la jouissance – l’ânanda – et la possession, c’est le pouvoir qui est affirmé comme divin (Le pouvoir est divin). Le pouvoir aussi est légitime car il répond à l’aspiration à devenir maître de son propre monde. Aussi est-il recherché dans le règne animal comme dans le règne humain, par l’individu comme par le groupe, tous deux cherchant à parfaire leur légitime expansion et même à briser les limites assignées par la nature (C’est donc le pouvoir que recherchent aussi bien le conquérant que la nation impériale). Car il semble légitime de parvenir au Divin soit par une annihilation de soi, soit à l’inverse par une recherche du pouvoir qui brise toutes les limites jusqu’à rejoindre l’infini. C’est ce que nous pouvons lire dans l’Agenda de Mère, Tome 4, 3 juillet 1963 : « Il y a un état de conscience où il est tout à fait impossible de craindre ce qui peut arriver ; où c’est visiblement – obvious, d’une façon évidente – tout le travail de la même Force unique, de la même Conscience unique, et du même Pouvoir unique. Et ce sentiment, cette volonté, cette ambition d’être « plus » – plus puissant, plus grand –, c’est encore la MÊME Force qui pousse vers l’extension jusqu’à l’Illimité. Dès qu’on a dépassé la limite, c’est fini.

Ce sont les vieilles idées – les vieilles idées de deux pouvoirs qui s’opposent : un pouvoir du Bien et un pouvoir du Mal, et une bataille entre les deux, et qui aura le dernier mot… Il y avait un temps où l’on amusait les enfants avec des histoires comme cela. C’est un enfantillage. Il y a des gens (ou si tu veux, il y a des êtres, ou il y a des forces, ou il y a des consciences) qui, pour progresser, ont besoin de se donner et de se fondre, et qui, dans l’annulation totale, atteignent à la Réalisation ; il y en a d’autres pour qui le chemin est diamétralement opposé : c’est un accroissement, une domination, un agrandissement qui devient de plus en plus fantastique… jusqu’à ce que la séparation disparaisse – elle ne peut plus exister.

Il y en a qui aiment mieux ce chemin, il y en a qui aiment mieux celui-là – mais quand on sera au bout, tout se rejoint. Au fond, la seule chose nécessaire est d’abolir les limites… Il y a beaucoup de moyens d’abolir les limites. Et peut-être qu’ils sont tous également difficiles. »

Mais ce pouvoir doit être exercé du droit du Divin et non de celui de l’ego.

Sri Aurobindo nous a dit aussi que « des pouvoirs tout-puissants étaient enfermés dans les cellules de la Nature », pouvoirs que l’homme ne peut obtenir avant d’avoir réalisé l’abdication de son ego.

Dans la gradation des pouvoirs qui s’exercent depuis le pouvoir sur la matière puis sur les énergies, celui qui s’exerce sur les hommes inconscients de leur immortalité est aussi le plus proche du divin, car il est exercé par les forces du surmental, les dieux (le pouvoir sur les mortels est le plus divin de tous).

Mais l’homme n’est pas irrémédiablement soumis à la volonté des dieux. Certes d’un côté, les Upanishad ont pu dire que les hommes sont du bétail pour les dieux, les forces du surmental agissant sans passion, dans une certaine lumière de vérité issue du supramental (Lors même que, lumineux, sans passion, merveilleux, surplombant toutes choses, les dieux, avec leur calme, siègent et accablant nos nations torturées par l’affliction, impriment leur volonté sur le monde).

Mais d’un autre côté, Sri Aurobindo rappelle que ces forces se manifestent aussi en l’homme, attendant qu’il devienne leur égal et leur maître. Car l’homme doit gravir tous les niveaux du mental au-dessus de l’intellect après avoir conquis ce plan, c’est-à-dire le mental supérieur, le mental illuminé, le mental intuitif et le surmental où se tiennent les dieux (Mais dans notre nature assiégée par la mort, les dieux, les altitudes n’en sont pas moins présents).

Il est sûr que les procédés que la nature a mis en place pour stabiliser les formes, telle que la force d’inertie (Tamas), résistent au nouveau, mais il est certain aussi que les forces de l’Esprit ainsi que celles de la Nature dans son ensemble aspirent à évoluer (La terre résiste, mais en moi l’âme s’élargit aidée par le dur labeur du passé et l’effort millénaire de la Nature). Ceci se traduit par un élargissement progressif de la conscience. Car dès le début de la création et les premières formes vivantes, tout aspire à croître, à réaliser la forme parfaite divine dont elle n’est au départ qu’une potentialité. Et pour cela, chaque forme vivante abrite une ou plusieurs forces divines, car l’évolution se fait sous la pression combinée de forces extérieures et intérieures, des forces de l’esprit et des forces involuées dans la matière (Même dans le ver de terre est un dieu, qui se tord à la recherche d’une forme et d’une issue des fonctionnements immortels qui luttent obscurément, des (touches) suggestions d’une divinité œuvrent à former dans cette argile une nature divine).

En l’homme, de très nombreuses forces peuvent agir, appartenant à différents plans. Les forces du surmental, sans doute les plus puissamment actives dans la phase mentale actuelle de l’humanité, sont symbolisées, pour les plus importantes, par les douze dieux de l’Olympe.

Le couple Zeus-Héra est le symbole de la pression de l’esprit en vue de l’élargissement de la conscience représenté par Zeus et de sa contrepartie, le mouvement dont Héra est le symbole qui s’oppose à cette pression afin que tout progresse en même temps selon la loi divine (En moi Héra est une ampleur croissante).

Pallas/Athéna est la force qui soutient l’évolution de l’être intérieur pour la maîtrise de l’être extérieur, le « besoin » de croître et l’aspiration à l’immortalité divine (Pallas aspire).

Apollon/Phoïbos est la force qui œuvre en vue de l’instauration du Mental de Lumière, qui illumine, détruit l’ombre et rend grâce (Phoïbos, tout flammes, va guerroyant et chantant).

Arès et Artémis sont les symboles de forces qui respectivement détruisent les formes de yoga périmées ou les purifient, purification qui met tout d’abord chaque chose à sa juste place puis sous la totale influence du divin (Arès et Artémis en chasse parcourent les champs de mon âme).

Lorsque le chercheur a suffisamment progressé dans toutes ces directions, survient une réalisation majeure à un moment qu’il ne peut prévoir, l’union avec le divin impersonnel, la seconde naissance ou naissance en l’esprit. L’esprit devient libre de sa sujétion à la nature et à ses limitations (Enfin, à l’heure des Destins, se dresse une Naissance libérée et triomphante). Libéré, il emplit tous les niveaux de l’être de sa splendeur (Répandue sur toute la terre par ses actes, accomplie, elle se réjouit de sa splendeur).

Vaguement conscients de naissances inachevées cachées dans notre être, 500

Nous ne pouvons pas rester en repos ; un monde au fond de nous implore l’espace et la plénitude.

Sous l’aiguillon des dieux qui nous habitent et nous surplombent, nous faisons tous nos efforts,

Imprimant notre image sur les hommes et les événements, pour être Zeus, ou être Arès.

Amour et le besoin de dominer, joie et la soif de grandeur

Font rage comme un feu inextinguible qui brûle et qui crée le monde,

Et ils ne s’éteindront qu’avec la mort de l’humanité au milieu des cendres de la Nature.

Tout est injustice d’amour, ou injustice du combat.

L’homme cherchant à dominer la femme, la femme l’homme, cherchant à dominer l’amant et l’adversaire,

Nous multiplions nos efforts pour que notre âme s’étende, pour être amples, pour être heureux.

Le premier vers, tout en faisant référence au processus de réincarnation, à une succession de vies passées et futures dont nous sommes inconscients ou à peine conscients, évoque sans doute aussi les potentialités latentes de notre être qui demandent à s’exprimer car nous sommes une humanité en devenir (Vaguement conscients de naissances inachevées cachées dans notre être). De puissantes forces intérieures et extérieures dans les mondes de l’esprit nous appellent et nous poussent à évoluer, à nous identifier progressivement à l’infini et l’éternel divin, à briser toutes les limites et à remplir notre sentiment d’incomplétude (Nous ne pouvons pas rester en repos ; un monde au fond de nous implore l’espace et la plénitude sous l’aiguillon des dieux qui nous habitent et nous surplombent). Sous cette pression, dans l’arène de la vie, nous nous projetons à l’extérieur sur les autres et dans les évènements, soit en utilisant nos forces créatrices pour construire, soit en détruisant (nous faisons tous nos efforts, imprimant notre image sur les hommes et les événements, pour être Zeus, ou être Arès). Comme peut en donner l’image d’un thème astrologique, chacun est une expression particulière du jeu de ces forces en nous.

Pâris continue à développer le point de vue selon lequel le jeu des forces de la nature ne pourra cesser tant que subsistera la terre. Aucune transformation radicale de l’homme qui le ferait quitter ce monde de dualités n’est possible dans l’incarnation.

Ce point de vue nie la possibilité de dépasser le jeu des guna que nous avons évoqué dans le Tome 2 et expose les forces antagonistes qui s’affrontent dans le monde : l’amour inconditionnel qui est parfait don de soi contre le besoin de dominer, la joie qui est présence à l’instant opposée à la soif de grandeur qui fait vivre dans l’insatisfaction et le besoin. Cette tension entre les opposés à la fois détruit et crée le monde. Et ce point de vue affirme que ces forces antagonistes sont étroitement liées à la vie et ne peuvent disparaître qu’avec elle (Amour et le besoin de dominer, joie et la soif de grandeur font rage comme un feu inextinguible qui brûle et qui crée le monde, et ils ne s’éteindront qu’avec la mort de l’humanité au milieu des cendres de la Nature).

Et dans ce jeu de forces, le chercheur ne peut se résoudre à combattre ceux qu’il aime ou à qui il est lié (Tout est injustice d’amour, ou injustice du combat). Ce vers nous évoque Arjuna dans la Bhagavad Gita. Ce grand guerrier qui maîtrise toutes les armes, c’est-à-dire toutes les disciplines de yoga, a un puissant mouvement de recul lorsque Krishna lui explique qu’il doit combattre des membres de sa famille. Cela heurte à la fois son intelligence, ses sentiments et sa loyauté. Il est envahi par le doute de la justice de la guerre contre ses propres amis et parents.

Si Pâris représente un mouvement intérieur qui a renoncé aux fruits de l’œuvre, et qui est prêt également à renoncer à tout attachement à l’œuvre en elle-même – les réalisations troyennes – il n’est toutefois pas encore capable d’intégrer dans un même mouvement la totalité esprit-matière, de croire en la possibilité d’une Vie divine dans l’incarnation.

Ce jeu des opposés complémentaires en essence, se transforme en volonté de domination dans les plans inférieurs. Le masculin cherche à dominer le féminin et inversement, en nous comme à l’extérieur, par la force physique ou celle de la parole féminine, par l’intellect séparateur ou l’intuition solidaire (L’homme cherchant à dominer la femme, la femme l’homme). Dans notre quête d’expansion de nos âmes, pour être vastes et heureux, nous cherchons à dominer ceux qui nous aiment ou nous combattent, en accord avec les forces et dynamiques gouvernant les niveaux inférieurs de la nature (cherchant à dominer l’amant et l’adversaire, nous multiplions nos efforts pour-que notre âme s’étende, pour être amples, pour être heureux).

Si tu ne voulais qu’être juste, pourquoi devrais-tu aucunement vaincre ? 510

La victoire, Troyens, ce n’est pas d’être juste, mais de faire la loi, quoiqu’avec bienveillance et une compassion magnanime,

En considérant le monde comme notre bien et en imposant notre volonté à nos esclaves et à nos sujets,

En frappant l’orgueilleux et en épargnant le suppliant.

La justice était la base de ton gouvernement ? 0 homme d’État, vain est ton mensonge.

Si tu étais juste, tu affranchirais tes esclaves, et tous les hommes seraient tes égaux.

Tel serait le rêve d’un sage, la nuit, lorsqu’il rumine une chimère,

Imaginant à loisir un monde sans défaut où nul n’est opprimé,

Aucun homme inférieur, et où tous, sublimement égaux et frères,

Pourraient vivre dans une paix divine comme les dieux dans leurs régions lumineuses.

Ce serait là, ô Anténor, cette justice que nous mortels ne connaissons que par des mots. 520

Quant à celle dont tu te vantes, asservir les hommes à tes fins,

Leur appliquer un joug de fer, sans avoir égard à leur dénuement ni à leur nature,

Et puis dire : Je suis juste ; je ne tue pas, sinon par la procédure,

Je ne vole pas, sauf selon la loi, est un outrage à Zeus et à ses créatures.

Ces formules sont de celles qu’invente l’intelligence quand elle signe un pacte avec nos envies,

Les leurres du sophiste en nous, drapant nos passions dans la vertu.

Tu es juste quand tu es faible, et que tes sujets sont forts et se souviennent.

Du point de vue de la justice divine, les hommes toujours croient que les choses devraient être comme ils le pensent et non telles qu’elles sont. La justice divine leur est incompréhensible.

Du point de vue humain, celui qui veut œuvrer pour la justice ne peut vouloir imposer sa propre loi ou vision de ce que les choses devraient être, mais juger en fonction des lois qui ont été déterminées par l’ensemble (Si tu ne voulais qu’être juste, pourquoi devrais-tu aucunement vaincre ?). Ces lois sont le plus souvent établies par le groupe dominant, au pire en fonction d’intérêts personnels, au mieux en fonction de considérations vertueuses. Mais même ce mieux est entaché d’égoïsme et d’ignorance.

Aussi, ce point de vue supérieur considère l’exercice du pouvoir, sans considération particulière pour la justice, comme légitime. Toutefois, ce pouvoir doit être utilisé avec bienveillance et magnanimité (La victoire, Troyens, ce n’est pas d’être juste, mais de faire la loi, quoiqu’avec bienveillance et une compassion magnanime).

L’homme ne peut pas juger de la justice divine et de la place que chacun occupe dans le monde. Ce n’est pas au maître de libérer l’esclave mais à l’esclave de rejeter ses chaînes, car l’homme est amoureux de ses chaînes.

Aussi, le plus avancé doit-il imposer sa loi à l’ensemble en considérant que c’est de sa responsabilité, en rabaissant les puissants egos et en épargnant ce qui fait preuve d’humilité (En considérant le monde comme notre bien et en imposant notre volonté à nos esclaves et à nos sujets, en frappant l’orgueilleux et en épargnant le suppliant).

Sri Aurobindo dénonce alors toutes les idées d’organisation humaine fondées sur le principe de l’égalité, telle par exemple le marxisme, comme de vaines chimères et même comme un mensonge dans l’état actuel de la nature humaine. Car l’homme ne sait ou ne peut renoncer au pouvoir (La justice était la base de ton gouvernement ? 0 homme d’État, vain est ton mensonge. Si tu étais juste, tu affranchirais tes esclaves, et tous les hommes seraient tes égaux). On sait à quelles dictatures et souffrances ont conduit ceux qui ont rêvé au départ d’égalité et de fraternité. Ils ont imaginé avec leur mental limité un monde où tous sont sublimement égaux et frères. Si cette égalité-fraternité est vraie au niveau des âmes, si cette unité dans la diversité est réalisée en l’esprit au niveau du surmental, toutes les âmes étant des parcelles du divin dans l’unité, il n’en est rien dans les niveaux inférieurs où les êtres ne sont plus pareillement évolués en conscience. (Tel serait le rêve d’un sage, la nuit, lorsqu’il rumine une chimère, imaginant à loisir un monde sans défaut où nul n’est opprimé, aucun homme inférieur, et où tous, sublimement égaux et frères, pourraient vivre dans une paix divine comme les dieux dans leurs régions lumineuses.) Si ce rêve peut un jour se réaliser dans une humanité surmentale ou supramentale future, il est hors de portée de l’humanité mentale actuelle.

Ce discours de Pâris s’adresse tout particulièrement à l’homme parvenu au sommet de l’intelligence mentale représenté par Anténor qui doit voir la réalité en face (Ce serait là, ô Anténor, cette justice que nous mortels ne connaissons que par des mots).   

Bien sûr, nous savons que ceux qui imposent leur dictature en vue de cette égalité et de ce bonheur futur ont toutes sortes de bonnes raisons mensongères pour en justifier temporairement la nécessité. Ils mettent alors en place des lois et des procédures pour servir leurs fins (Quant à celle dont tu te vantes, asservir les hommes à tes fins, leur appliquer un joug de fer, sans avoir égard à leur dénuement ni à leur nature, et puis dire : je suis juste ; je ne tue pas, sinon par la procédure, je ne vole pas, sauf selon la loi, est un outrage à Zeus et à ses créatures).

Si l’on veut envisager ce passage du point de vue du yoga, ce serait une voie qui, en vue de l’obtention de certains résultats ou pouvoirs, imposerait des pratiques suite à des considérations mentales et des désirs non avoués sans considérer les besoins profonds de l’être (Ces formules sont de celles qu’invente l’intelligence quand elle signe un pacte avec nos envies).

En effet, le mental en nous peut tout justifier avec des raisonnements de belle apparence dont le but est uniquement l’efficacité persuasive et non la vérité. Cette attitude couvre d’un voile de vertu nos désirs, nos passions et nos vices (Les leurres du sophiste en nous, drapant nos passions dans la vertu). Nous pouvons citer à ce sujet l’aphorisme 69 de Sri Aurobindo : « Le péché et la vertu sont un jeu de résistance que nous jouons avec Dieu tandis qu’il fait effort pour nous tirer vers la perfection. Le sens de la vertu nous aide à chérir en secret nos péchés ».

La vraie justice suppose non pas une contrainte mais une attitude d’humilité qui vise à éliminer la punition et à permettre une croissance de l’être par le souvenir des conséquences des attitudes et actions fausses afin de les corriger, ceci en faisant confiance à la force individuelle de chacun pour évoluer de façon juste (Tu es juste quand tu es faible, et que tes sujets sont forts et se souviennent). De même, au niveau individuel, chaque partie doit être laissée libre de se développer jusqu’au maximum de ses possibilités et le yoga doit soutenir cette croissance et non contraindre.

Aussi, ô Troyens, soyez fermes dans votre volonté et, dussent tous les hommes vous abandonner,

Ne courbez pas la tête sous la réprobation, ni votre cœur sous le péché du repentir ;

Car vous avez fait ce que les dieux désiraient dans votre sein, et vous êtes sans reproche. 530

Jouissez fièrement de la terre qu’ils vous ont donnée, faites-y trôner leur nature.

Combattez les Grecs et le monde et foulez aux pieds les rebelles,

Recouvrez ce que vous avez perdu, ne cédez pas à l’ouragan qui passe.

Vous ne pouvez pas mourir tout à fait, aussi longtemps que le Pouvoir vit sans se lasser dans votre poitrine ;

Une fois qu’il s’est retiré, pas un seul moment de vie ne peut être ajouté par la vertu.

Ne faiblissez pas à cause d’auxiliaires en fuite. Votre joug eût-il été doux comme celui d’un père,

Ils seraient partis aussi vite. Les hommes désirent la force chez leurs maîtres ;

Tous idolâtrent le succès et abandonnent devant l’échec et la faiblesse.

Ce n’est pas pour sa justice, mais pour leur sécurité, qu’ils restèrent fidèles à Teucer,

Voyant en Troie un chef pour eux, et opprimés par des ennemis barbares. 540

Ne faiblissez pas, ô Troyens, ne cessez pas le combat, persistez dans votre labeur !

Vainquez les Grecs, et vos alliés vous seront acquis, de fraîches nations seront vos sujettes.

Ne logez qu’un seul souci dans vos cœurs : comment vous battre, comment vaincre.

Pâris continue à haranguer les Troyens pour les encourager au combat.

Le chercheur doit suivre imperturbablement la voie qu’il s’est fixé, quels que soient les résultats de certaines pratiques dans cette voie, même si toutes les autres parties de l’être s’opposent à la voie choisie comme étant la juste voie (Aussi, ô Troyens, soyez fermes dans votre volonté et, dussent tous les hommes vous abandonner, ne courbez pas la tête sous la réprobation, ni votre cœur sous le péché du repentir).

Le reproche provient d’un jugement. L’aventurier ne doit pas laisser son mental douter du choix qui a été fait et ébranler sa détermination. Il ne doit pas laisser ses sentiments donner libre cours à la culpabilité en cédant à la croyance qu’il a pris une direction de yoga erronée. En effet, doute et culpabilité peuvent être des freins redoutables dans le yoga.

En fait, la décision irrévocable de suivre le but qu’il s’est fixé est le propre de l’aventurier de la conscience. Et si erreur de jugement il y a, c’est de confondre le but avec les moyens.

Le but relève d’une décision définitive. Les moyens doivent être adaptés au mouvement du Devenir. Mais dans ce mouvement, il est aussi une loi de la nature qui fait que le déroulement d’un mouvement est inscrit dans son commencement et qu’il doit aller jusqu’à son achèvement. Cette loi de la nature s’applique jusqu’au surmental dans laquelle Pâris s’inscrit mais elle n’est plus valable au niveau supramental.

Dans sa quête d’absolu, l’aventurier a suivi le déroulement du mouvement qu’imposait le surmental et doit le suivre jusqu’au bout : en fait, il n’a pas vraiment eu le choix (Car vous avez fait ce que les dieux désiraient dans votre sein, et vous êtes sans reproche).

Il doit être fier des réalisations obtenues, en donner la paternité aux forces du surmental et s’incliner devant elles (Jouissez fièrement de la terre qu’ils vous ont donnée, faites-y trôner leur nature). Il doit maintenir la ligne qu’il s’est fixé, refuser ce qui veut en changer, retrouver les capacités ou pouvoirs qui ont disparu et maintenir le cap dans cette dure épreuve intérieure (Combattez les Grecs et le monde et foulez aux pieds les rebelles, recouvrez ce que vous avez perdu, ne cédez pas à l’ouragan qui passe).

Dans le domaine spirituel, le pouvoir provient de la connaissance spirituelle et de maîtrises occultes. La plus haute connaissance spirituelle est celle du surmental. Tant que les forces de ce plan soutiennent l’orientation du yoga, le mouvement se perpétue. La vertu, qui relève de considérations mentales et sociales, ne peut étendre d’une seule seconde le mouvement initié par le surmental et dont le terme a été préétabli. (Vous ne pouvez pas mourir tout à fait, aussi longtemps que le Pouvoir vit sans se lasser dans votre poitrine ; une fois qu’il s’est retiré, pas un seul moment de vie ne peut être ajouté par la vertu).

Sri Aurobindo poursuit le discours de Pâris comme s’il s’agissait d’hommes ordinaires, avec donc toujours un second niveau de compréhension au niveau du yoga le plus avancé. Ce qui a soutenu la direction principale du yoga vers l’esprit qui s’impose à la nature l’a fait par reconnaissance que c’était ce qui donnait le plus de pouvoirs et non parce que cela semblait le plus juste, le plus vrai du point de vue de l’évolution (Ne faiblissez pas à cause d’auxiliaires en fuite. Votre joug eût-il été doux comme celui d’un père, ils seraient partis aussi vite. Les hommes désirent la force chez leur maîtres).

Peu de chercheurs persévèrent devant l’échec ou des résultats peu probants. Il faut une endurance, un courage et une détermination à toute épreuve pour poursuivre le yoga selon ce qui a été voulu au départ, surtout lorsque des mouvements puissants viennent contredire ce que l’on espère (Tous idolâtrent le succès et abandonnent devant l’échec et la faiblesse. Ce n’est pas pour sa justice, mais pour leur sécurité, qu’ils restèrent fidèles à Teucer, voyant en Troie un chef pour eux, et opprimés par des ennemis barbares).

C’est par un encouragement à poursuivre envers et contre tout dans la voie choisie que termine ce passage. Alors de nouvelles expériences et réalisations pourront venir soutenir ce choix (Ne faiblissez pas, ô Troyens, ne cessez pas le combat, persistez dans votre labeur ! Vainquez les Grecs, et vos alliés vous seront acquis, de fraîches nations seront vos sujettes).

Cette partie de l’aventurier encourage donc ce qui adhère au yoga de la libération de l’esprit à se concentrer sur une seule chose : découvrir les qualités et les pratiques qui permettront de continuer dans la voie choisie (Ne logez qu’un seul souci dans vos cœurs : comment vous battre, comment vaincre).

De Phthie, la Paix nous a souri ; une main nous est tendue par l’Hellène.

Qui ne voudrait s’unir à celui qui ressemble aux dieux ? Qui ne s’empresserait de saisir la main d’Achille ?

Il y a un prix à payer pour ses offres ; ce prix est tel qu’Achille devait le demander,

Tel que notre nation n’en concède jamais. 0 formules d’or d’Anténor,

Glorifiant le repos à l’intention des fatigués, et réfutant la patience et le courage,

Formules parées de subtilité relâchée, et de ces espérances qui adoucissent la reddition !

Les hommes, sous le charme, applaudissent à l’ingéniosité du propos, à l’adresse de l’orateur. 550

Ils oublient ainsi que c’est une Force qui décide, non les artifices de l’homme d’État.

Capitulons maintenant, dis-tu, nous nous soulèverons quand nos maîtres seront affaiblis… ?

Non : car à ce moment-là le maître de notre maître nous dominera sans peine !

Les nations se plient aisément au joug quand leur vertu se relâche ;

Une fois enchaîné, il est difficile de rompre ses fers, car la vertu n’est plus.

Après que l’habitude a façonné les hommes au moule de la bassesse,

Quand ils sont blottis dans leurs chaînes, quand les faibles se sentent mieux, foulés aux pieds, que debout,

Ou, tout en gémissant, n’ont ni cœur ni énergie pour l’angoisse de l’effort,

Comptes-tu alors renverser celui à qui tu t’es opposé sans succès, lorsque tu étais armé et vaillant ?

Aisée est la chute au fond de l’enfer, malaisé le salut. 560

La tentation est grande pour l’aventurier de se laisser tenter par la nouvelle direction de yoga dans les profondeurs du vital car ce qui y encourage l’aventurier est ce qui en lui est le plus purifié, et donc le plus proche des dieux : Achille, fils de la déesse Thétis, symbole de ce qui entreprend la purification et libération du vital profond. Ce héros vient de Phthie, la province qui représente le travail de la pénétration de la conscience dans la matière, au plus profond de cette matière (ΦΘ). (De Phthie, la Paix nous a souri ; une main nous est tendue par l’Hellène. Qui ne voudrait s’unir à celui qui ressemble aux dieux ? Qui ne s’empresserait de saisir la main d’Achille ?).

Mais céder à cette évolution demande l’abandon de ce que à quoi cette partie de l’être est le plus attachée, c’est-à-dire le renoncement à des réalisations et pouvoirs qu’elle ne veut céder en aucun cas (Il y a un prix à payer pour ses offres ; ce prix est tel qu’Achille devait le demander, tel que notre nation n’en concède jamais).

Pâris continue son discours en disant que le mental (Anténor) est habile à justifier n’importe quoi, soutenant la nécessité du repos et réfutant l’endurance, la patience et le courage dans le présent conflit intérieur (0 formules d’or d’Anténor, Glorifiant le repos à l’intention des fatigués, et réfutant la patience et le courage).

Ces vers et ceux qui suivent, comme tout le reste du poème, peuvent être lus sur au moins deux plans différents.

Sur le plan extérieur, rappelons ce que Sri Aurobindo dit lui-même à propos du poème Ilion : « commencé en prison en 1909, repris et complété à Pondichéry en avril et mai 1910 ». Toutefois, nous savons qu’il y travailla pendant les années vingt et trente, et peut-être plus tard encore.

Ce passage fait donc très certainement écho à son combat pour la libération de l’Inde de la colonisation anglaise, durant lequel il voulait secouer l’apathie générale de ses concitoyens, leur ignorance et leur molle soumission aux anglais. Les instances politiques indiennes mises en place par les anglais justifiaient cette colonisation par une sorte d’admiration pour une efficacité et une culture qu’ils jugeaient, sur bien des points, supérieures à la leur.

Ce passage pourrait tout aussi bien s’appliquer au discours de la collaboration mis en place par Pétain lors de la capitulation de la France devant l’Allemagne nazie.

Dans ces cas et bien d’autres, on sait l’habileté du mental à justifier la reddition, la plupart du temps sous prétexte d’éviter de plus grandes souffrances, sans tenir compte des forces occultes qui jouent par derrière et se servent de certains êtres humains pour parvenir à leurs fins. (Formules parées de subtilité relâchée, et de ces espérances qui adoucissent la reddition ! Les hommes, sous le charme, applaudissent à l’ingéniosité du propos, à l’adresse de l’orateur. Ils oublient ainsi que c’est une Force qui décide, non les artifices de l’homme d’État).

Sur le plan du yoga, quiconque a pratiqué un tant soit peu sait avec quelle facilité aussi bien le mental, le vital, que le corps, cèdent devant les difficultés par une lâcheté plus ou moins subconsciente qui toujours encourage à prendre la voie la plus facile et à éviter le combat. Mère se plaignait même de cette attitude jusqu’au niveau des cellules : « ça tient de la lâcheté et de la veulerie »[37].

C’est alors la tendance à remettre à plus tard qui est dénoncée, que ce soit dans la lutte extérieure ou pour une décision difficile à prendre dans le yoga. La difficulté sera en effet beaucoup plus grande car la force d’opposition aura augmentée. Chaque force est elle-même dépendante d’une force plus grande. L’homme est soumis au dieu, le dieu au Titan. Si l’homme cède à la première, il devra affronter la seconde. Ceci est vrai dans le monde extérieur comme dans le yoga intérieur (Capitulons maintenant, dis-tu, nous nous soulèverons quand nos maîtres seront affaiblis… ? Non : car à ce moment-là le maître de notre maître nous dominera sans peine !). Pour illustrer cela, on peut aussi se souvenir du rappel à l’ordre que Sri Aurobindo fit à ses disciples qui se rangeaient du côté de l’Allemagne nazie par haine du colonisateur anglais. L’Allemagne victorieuse aurait sans peine dominé l’Inde.

Lorsque le chercheur ne suit plus les indications de son être intérieur par manque de rectitude, d’intégrité et de courage, ou lorsqu’il cède aux sirènes de l’illusion ou aux pressions du vital, il lui est beaucoup plus difficile de se sortir des situations qui enchaînent. Lorsque l’envahisseur (réel ou constitué de forces occultes) a affermi son emprise, il devient très difficile de s’en affranchir (Les nations se plient aisément au joug quand leur vertu se relâche ; une fois enchaîné, il est difficile de rompre ses fers, car la vertu n’est plus). Tous les mouvements qui acceptent une dépendance, quelle qu’elle soit et sur quelque plan que ce soit, rendent très difficile la libération ultérieure. Car alors les méthodes de la nature telles que la répétition et l’inertie qui fondent les habitudes mettent leur emprise définitive sur la situation (Après que l’habitude a façonné les hommes au moule de la bassesse). L’aspiration primitive à la sécurité et à ce que les besoins vitaux soient comblés prend le pas sur l’aspiration à la liberté.

Il y a alors deux attitudes possibles dans cette fuite du combat. Soit une acceptation passive des chaînes, soit une plainte non suivie d’effet. Il n’y a plus de feu dans le cœur et la volonté ne suit plus pour mobiliser l’énergie et vaincre l’oppresseur, car l’idée de la lutte devient source d’angoisse.

Ceci s’applique tout autant au chercheur qui doit vaincre de grands obstacles dans le yoga qu’à l’homme ordinaire amoureux de ses chaînes, de ses opinions, de ses drames et de ses habitudes, qu’il les accepte avec une résignation contente ou s’en plaigne. (Quand ils sont blottis dans leurs chaînes, quand les faibles se sentent mieux, foulés aux pieds, que debout ou, tout en gémissant, n’ont ni cœur ni énergie pour l’angoisse de l’effort).

Le recul ou la fuite devant le combat entraîne irrémédiablement vers le bas, en des lieux ou l’opposition est de plus en plus forte et farouche (Comptes-tu alors renverser celui à qui tu t’es opposé sans succès, lorsque tu étais armé et vaillant ? Aisée est la chute au fond de l’enfer, malaisé le salut).

Ou bien t’es-tu figuré qu’Achille, ce fils des dieux et de l’Océan,

Peut être autre chose, avec les preux et les audacieux, qu’un poursuivant ou un maître ?

Es-tu si peu instruit de l’humeur des puissants ? Crois-tu que le lion

Se contentera de lécher sa proie, que ses mâchoires se retiendront de festoyer ?

Repose-toi de tes sinistres pressentiments, Anténor ! Toute la valeur de Troie

N’est pas morte avec Hector, et elle n’a pas perdu la vision en perdant Polydamas ;

Troie n’est pas pressée de détruire son âme sur un bûcher déshonorant.

Il lui reste des enfants qui se rappellent l’état d’âme de leur mère.

Moi vivant, personne ne me prendra Hélène, et pas une drachme d’or

Ne quittera les coffres de Priam pour voyager vers la Grèce.

Achille symbolise le niveau le plus avancé dans la nouvelle direction évolutive, la purification des profondeurs du vital. Par son arrière-grand-mère Égine, il descend du Titan Océanos qui représente le processus de purification-libération, et sa mère Thétis est fille de Nérée, « le vieillard de la mer ». D’autre part, il symbolise une nouvelle impulsion du surmental car son arrière-grand-père est Zeus. Il peut donc être appelé « fils des dieux et de l’Océan ».

La partie de l’aventurier qui poursuit un yoga très avancé n’abandonne pas facilement un but qu’elle poursuit et qu’elle veut imposer à l’être dans son ensemble (Ou bien t’es-tu figuré qu’Achille, ce fils des dieux et de l’Océan, peut être autre chose, avec les preux et les audacieux, qu’un poursuivant ou un maître ?). Elle n’est pas prête à la moindre compromission ni même au moindre compromis pour ce qui concerne son but, et elle détruit tous les obstacles sur son chemin sans vaine sensiblerie (Es-tu si peu instruit de l’humeur des puissants ? Crois-tu que le lion se contentera de lécher sa proie, que ses mâchoires se retiendront de festoyer ?).

Puis ce sont les peurs du mental qui sont fustigées.

Dans l’Iliade, Polydamas « celui qui maîtrise beaucoup » est le fils de Panthoos « celui qui est rapide en tout », un des anciens de Troie, prêtre d’Apollon. Il appartient à la catégorie de devins qui interprètent les présages, comme on peut le voir au chant XII de l’Iliade.

Pâris, « l’égalité », cette partie la plus avancée dans la libération de l’esprit et qui soutient l’ancien yoga, assure que ce dernier n’a perdu ni sa valeur ni sa capacité visionnaire. Elle affirme que ce yoga est toujours puissant malgré la disparition de certains mouvements essentiels telle que la volonté de poursuivre la quête vers les hauteurs de l’esprit ou la capacité de compréhension des signes qui sont donnés (Repose-toi de tes sinistres pressentiments, Anténor ! Toute la valeur de Troie n’est pas morte avec Hector, et elle n’a pas perdu la vision en perdant Polydamas).

Elle assure de même que, tant qu’elle subsistera, elle maintiendra que son orientation est la vérité de l’évolution. Elle affirme qu’il y a une émergence de forces et de capacités nouvelles qui héritent du travail déjà accompli et poursuivront le but de ce yoga, que les pouvoirs acquis seront conservés (Il lui reste des enfants qui se rappellent l’état d’âme de leur mère. Moi vivant, personne ne me prendra Hélène, et pas une drachme d’or ne quittera les coffres de Priam pour voyager vers la Grèce).

Qu’un autre, plus chargé d’ans, 570

Débourse, s’il veut, toute sa richesse, et que ses filles servent Ménélas.

Je partirai plutôt d’Ilion avec mes frères et les membres de ma famille ;

Je quitterai Troie et sa honte, et je vivrai avec mon courage et mon honneur

Réfugié sur l’Ida auprès des lions, à moins de bâtir une cité sur les hautes terres,

Ou dans une île au milieu des mers, ou au bord des eaux pontiques qui s’écoulent sombrement.

Les lambris de notre enfance et les champs de nos ancêtres nous sont chers,

Mais pour l’âme libre aucun lieu sur terre n’est un exil.

En vérité, notre pays est partout où règne le clair soleil,

Où les fleurs éclosent, et où les rivières aux flots transparents coulent vers l’Océan.

Ainsi veux-je vivre dans l’ample liberté de mon âme, mais pour rien au monde à Troie 580 

Dépouillé de ma volonté, déshonoré dans ma vaillance, et la risée de mes rivaux.

Pâris est l’un des cinquante fils de Priam, le dernier né des dix-neuf qu’il eut avec Hécube Plutôt que céder à ce qui veut purifier les profondeurs, cette égalité et parfaite maîtrise qui s’oppose à tout compromis, envisage différentes autres possibilités pour la poursuite de ce qu’elle considère comme la vérité de l’évolution, indépendamment de ce qui arrivera aux anciennes structures. (Qu’un autre, plus chargé d’ans, débourse, s’il veut, toute sa richesse, et que ses filles servent Ménélas. Je partirai plutôt d’Ilion avec mes frères et les membres de ma famille. Je quitterai Troie et sa honte, et je vivrai avec mon courage et mon honneur).

Soit elle se repliera dans les hauteurs de l’union avec le Divin en l’esprit où se tient le courage et la force (Réfugié sur l’Ida auprès des lions), soit dans une nouvelle « structure » établie également dans les hauteurs de l’esprit (à moins de bâtir une cité sur les hautes terres), soit enfin isolé de toute structure de yoga ou juste en bordure du yoga qui vise la purification des profondeurs du vital, le Pont-Euxin ou Mer Noire (Ou dans une île au milieu des mers, ou au bord des eaux pontiques qui s’écoulent sombrement).

Bien qu’il subsiste un certain attachement aux structures des anciens yogas et à leurs méthodes, la liberté de l’esprit et l’égalité permettent de se détacher de tout, et d’être partout où peut agir la lumière, partout où la vie s’épanouit pleinement et où circulent librement les énergies (Les lambris de notre enfance et les champs de nos ancêtres nous sont chers, mais pour l’âme libre aucun lieu sur terre n’est un exil. En vérité, notre pays est partout où règne le clair soleil, où les fleurs éclosent, et où les rivières aux flots transparents coulent vers l’Océan).

Cette égalité ne veut en aucune façon redescendre dans les plans inférieurs non transformés où elle perdrait force et maîtrise. Mère explique que le yoga des profondeurs implique l’abandon de la volonté imposée d’en haut à l’être extérieur, ce qui est incompris par exemple de certains Tantriques (Ainsi veux-je vivre dans l’ample liberté de mon âme, mais pour rien au monde à Troie, dépouillé de ma volonté, déshonoré dans ma vaillance, et la risée de mes rivaux).

Si vous aviez capitulé d’emblée, votre reddition, au moins, n’aurait pas été entachée de honte.

La force est indulgente aux faibles ! Mais ce qu’Hector est tombé mort en refusant,

Ce que nous avons rejeté, sur dix années retentissantes, en répondant à coups de javeline,

Dites-moi, quel Troyen pourra-t-il jamais le renier, dût sa cité en périr ?

Ayant commencé de nous battre, nous nous battrons jusqu’à la fin, qui ne peut pas être malheureuse.

Les lanciers argiens poussent-ils des clameurs sur nos murs ? Les échelles sont-elles dressées ?

Ils prennent la fuite au loin sur la plaine, de l’autre côté du Xanthe.

Si la partie de l’être qui défend les anciens yogas s’était dès l’abord ralliée au nouveau mouvement, cela aurait été compréhensible. Mais tout ce qui a été mobilisé dans cette lutte intérieure pendant ces dix années symboliques ne peut accepter une reddition tardive (Ce que nous avons rejeté, sur dix années retentissantes, en répondant à coups de javeline, dites-moi, quel Troyen pourra-t-il jamais le renier, dût sa cité en périr ?).

Rien ne prouve encore que le nouveau yoga est la voie évolutive que l’aventurier doive suivre, et donc la détermination pour poursuivre l’ancienne voie de yoga doit être maintenue jusqu’au bout. Le nouveau yoga en effet reste en deçà du mouvement du renoncement sur lequel s’appuyait l’ancien yoga (Ayant commencé de nous battre, nous nous battrons jusqu’à la fin, qui ne peut pas être malheureuse. Les lanciers argiens poussent-ils des clameurs sur nos murs ? Les échelles sont-elles dressées ? Ils prennent la fuite au loin sur la plaine, de l’autre côté du Xanthe.).

Où sont les déités hostiles ? Vainement les yeux des trembleurs

Les voient, géantes, s’avancer avec majesté dans les rangs des Grecs, 590

En vain ils entendent les cris terribles de Poséidon et sont aveuglés par l’égide de Pallas.

Qui donc a si longtemps soutenu cette Troie, si les dieux sont contre elle ?

Sans le soutien de leur unisson immortel, même les monts ne se dresseraient plus.

Les dieux ne sont pas maintenant aux côtés du fils de Tydée, ni d’Ulysse et Ajax,

Faisant un bruit de troupeau au milieu du fracas des chars emmenés par la victoire :

Argos tombe sous leur faux par monceaux ensanglantés ; les dieux couvrent les Troyens ;

La Victoire, libérée de sa laisse, suit Penthésilée et lui fait fête.

Certaines parties de l’aventurier ont le sentiment que les puissances du surmental soutiennent le nouveau yoga mais le mouvement de maîtrise assure qu’il n’en est rien, qu’elles ont toujours soutenu l’ancien yoga et le soutiendront encore (Qui donc a si longtemps soutenu cette Troie, si les dieux sont contre elle ?). Ce point de vue clame que rien dans l’être ne doit trembler d’effroi en percevant ces forces : ni la perception de leur imposante grandeur, ni les manifestations terribles dans le subconscient, ni ce qui aveugle afin que l’aventurier perde le sens de la juste direction (Où sont les déités hostiles ? Vainement les yeux des trembleurs les voient, géantes, s’avancer avec majesté dans les rangs des Grecs, en vain ils entendent les cris terribles de Poséidon et sont aveuglés par l’égide de Pallas.)

Si ces forces, dans leur éternelle unité, n’étaient pas du côté de l’ancien yoga, même les supports de l’aspiration vers les hauteurs de l’esprit auraient disparu (Sans le soutien de leur unisson immortel, même les monts ne se dresseraient plus).

Cette partie de l’être poursuit en affirmant que les forces du surmental ne soutiennent pas les achéens avec à leur tête Diomède « celui qui se soucie du divin », Ulysse « celui qui œuvre à la libre circulation des énergies entre l’esprit et la matière, réunissant ces deux plans » et Ajax « la plus haute conscience » (Les dieux ne sont pas maintenant aux côtés du fils de Tydée, ni d’Ulysse et Ajax). Ces forces contribuent à la destruction de ce qui œuvre à la purification de l’être inférieur et c’est la réalisation de la libération de l’esprit acquise par le parfait détachement, la renonciation et la maîtrise qui avance victorieusement (Argos tombe sous leur faux par monceaux ensanglantés ; les dieux couvrent les Troyens ; La Victoire, libérée de sa laisse, suit Penthésilée et lui fait fête).

Ne réfléchis plus, ô Ilion, cité de l’antique Priam !

Lève-toi, bien-aimée des dieux, et prends en force le chemin de la bataille.

Sans être ligotée par les rêves de Laocoon à la foi qui est fébrile, 600

Et sans les vains tremblements et les pensées obsessionnelles d’Anténor,

Mais avec une noble et sérieuse vaillance et une valeur obstinée,

Endure le choc de tes ennemis, ô nation choisie par le Ciel ;

Résous-toi fièrement à la victoire, vis imperturbable face au désastre.

Reçois l’un ou l’autre Destin comme une nation d’hommes, non, de dieux, non, de Troyens. »

 Ainsi, de même que le flot d’une armée en marche, qui fonce et s’arrête un moment,

Rentre ses cornes et replie ses ailes, ou s’évase pour éclairer le terrain ou fourrager,

Pontant les fleuves, contournant les montagnes, se faufilant dans les vallées,

De même le cortège de ses pensées, panoplie étincelante revêtue d’or et de fer,

Avançait rapidement ; tout au long, la joie et l’approbation 610

Suivaient leur marche, tels des prisonniers menés en triomphe, mais avec leur consentement,

Heureux et libres de chaînes, vers une terre qu’ils désirent. Et en triomphe il termina, 

Lui seigneur de l’opinion, car si les vieillards lui faisaient mauvais visage et le censuraient,

Les jeunes gens vibraient tout entiers à cette voix qui était celle de leurs pensées.

Il n’est plus temps de tergiverser. L’engagement en faveur de l’ancien yoga doit être total sans se laisser piéger par des intuitions fausses supportées par le doute et sans les craintes et les obsessions du mental supérieur (Ne réfléchis plus, ô Ilion, cité de l’antique Priam ! Lève-toi, bien-aimée des dieux, et prends en force le chemin de la bataille.

Sans être ligotée par les rêves de Laocoon à la foi qui est fébrile, et sans les vains tremblements et les pensées obsessionnelles d’Anténor).

L’aventurier doit faire appel à sa force intérieure et à sa détermination, car les formes de yoga qui ont été mises en place résultaient d’une action divine (Mais avec une noble et sérieuse vaillance et une valeur obstinée, endure le choc de tes ennemis, ô nation choisie par le Ciel).

Il doit être capable d’accueillir réussite ou échec, victoire ou défaite, avec une même égalité d’âme. Il appelle tout l’être à s’élever au plus haut de ses pratiques, ou mieux au niveau du surmental, ou mieux encore dans la liberté de l’Esprit. (Résous-toi fièrement à la victoire, vis imperturbable face au désastre. Reçois l’un ou l’autre Destin comme une nation d’hommes, non, de dieux, non, de Troyens. »)

Ce point de vue, développé ici par Sri Aurobindo comme le plus avancé des anciens yogas, semble parfait dans son expression rythmique de progression, d’élargissement et de temporisation pour intégrer les expériences ou reprendre des forces, dans sa capacité à franchir les courants d’énergie ou contourner les difficultés de l’ascension avec habileté et prudence (Ainsi, de même que le flot d’une armée en marche, qui fonce et s’arrête un moment, rentre ses cornes et replie ses ailes, ou s’évase pour éclairer le terrain ou fourrager, pontant les fleuves, contournant les montagnes, se faufilant dans les vallées)

C’est une organisation de la pensée qui est parfaite, aussi brillante qu’incontestable, et qui se développe rapidement (De même le cortège de ses pensées, panoplie étincelante revêtue d’or et de fer, avançait rapidement).

Elle subjugue et captive les autres parties de l’être liées à l’ancien yoga, et leur redonne confiance en elles et dans le but qu’elles poursuivent (tout au long, la joie et l’approbation suivaient leur marche, tels des prisonniers menés en triomphe, mais avec leur consentement, heureux et libres de chaînes, vers une terre qu’ils désirent.)     

Mais cette parfaite organisation de la pensée n’est pas totalement purifiée de la possibilité d’influences diverses, et c’est pourquoi Sri Aurobindo l’appelle le « seigneur de l’opinion ». Les parties de l’être qui de par les expériences ont acquis un certain discernement ne soutiennent pas cette position tandis que ce qui est sans expérience est conquis par son charisme (Et en triomphe il termina, lui seigneur de l’opinion, car si les vieillards lui faisaient mauvais visage et le censuraient, les jeunes gens vibraient tout entier à cette voix qui était celle de leurs pensées).

Un grondement monta du peuple avec la force d’une tempête sur l’océan.

« Cessez le débat, » crièrent des hommes, « lève-toi, ô belliqueux Énée

Parle pour cette nation, lance comme un javelot sur les tentes de l’Hellène

La voix d’Ilion en guerre ! » Alors, au milieu d’acclamations sans fin, Énée, sévère et en armes, casqué comme un dieu guerrier,

Se leva de son siège, approuvé par le Roi Priam en cette dernière session d’Ilion, 620

Et tenant le bâton de l’autorité sénatoriale. « Silence, ô assemblée du peuple.

Entendez et ratifiez, ou rejetez comme c’est votre droit, maîtres de Troie,

Peuple ancien et souverain, cet acte que vos rois, réunis en Grand Conseil,

Ont décidé : leur réplique à la fermeté d’Achille.

Puis c’est Énée « la conscience en évolution » qui est appelé par ce qui est attaché à l’ancien yoga, non pas pour énoncer son point de vue, mais pour transmettre la décision de l’ancien yoga à tout l’être (« lève-toi, ô belliqueux Énée. Parle pour cette nation, lance comme un javelot sur les tentes de l’Hellène la voix d’Ilion en guerre ! »).

Ce qui œuvre à l’évolution future de la conscience a le total support de l’ancien yoga (au milieu d’acclamations sans fin). Le conflit intérieur est proche de son dénouement (en cette dernière session d’Ilion). Ce sont toutes les modalités de l’ancien yoga qui sont appelées à se prononcer souverainement sur la décision de rejeter la nouvelle orientation du yoga, quelles qu’en soient les conséquences (Entendez et ratifiez, ou rejetez comme c’est votre droit, maîtres de Troie, peuple ancien et souverain, cet acte que vos rois, réunis en Grand Conseil, ont décidé : leur réplique à la fermeté d’Achille).

Bien que des points de vue assez opposés aient été exprimés, c’est en fait celui de Pâris que les formes et pratiques essentielles de l’ancien yoga soutiennent et appellent le reste de l’être à soutenir de même.

Fils des Éacides, vaine est ton offre ; l’orgueil de ton défi

A notre préférence : il ressemble davantage à Dardanos, ô Roi des Hellènes.

Hélène la Tyndaride ne sera pas, en pleurs, ramenée à Argos,

Pas plus que, descendant les chemins de la paix, elle n’ira revoir l’Eurotas de ses pères.

La mort, la flamme peuvent avoir raison de nous, jamais nos volontés ne céderont,

Abaissant les sommets de Priam et ternissant les splendeurs d’Ilion. 630

Nous ne sommes pas nés d’aïeux qui capitulent, mais, ô Larissien, de rois et de dieux.

Troie, pour sa sécurité, ne met pas son or en circulation, mais ses pointes de javelot.

Tiens-toi avec ton serment en première ligne, Achille ; fais appel à tes seconds

Pour qu’ils descendent armés à ton secours des calmes sommets olympiens

Et dressent une barrière entre ta renommée et la défaite ; car nous désirons tous ta rencontre au combat,

Étant de force à te détruire enfin, ou te mater, au bord des flots du Xanthe. »

Ce qui a la plus forte influence dans cette partie de la conscience énonce l’orientation l’issue qu’elle propose pour ce conflit intérieur. Elle maintient que le juste chemin évolutif ne peut être celui de la purification des niveaux inférieurs de l’être (Hélène la Tyndaride ne sera pas, en pleurs, ramenée à Argos) ni un retour vers une aspiration à une plus vaste libération de la Nature (Pas plus que, descendant les chemins de la paix, elle n’ira revoir l’Eurotas de ses pères). L’Eurotas, rappelons-le, est le fleuve qui coule à Sparte « ce qui surgit », patrie de Ménélas.

C’est la disparition totale des formes anciennes qu’elle choisit plutôt que leur assimilation dans le nouveau yoga. La détermination ne faiblira pas de sorte que jamais l’éclat des réalisations passées ne sera abaissé ni terni (La mort, la flamme peuvent avoir raison de nous, jamais nos volontés ne céderont, abaissant les sommets de Priam et ternissant les splendeurs d’Ilion).

Elle affirme que cet ancien yoga n’a pas été conçu par une humanité pleine de faiblesses mais par les plus hauts pouvoirs humains et par les forces du surmental (Nous ne sommes pas nés d’aïeux qui capitulent, mais, ô Larissien, de rois et de dieux).

Elle ne bradera pas ses acquis (Troie, pour sa sécurité, ne met pas son or en circulation).

Finalement, elle met au défi le yoga des profondeurs de faire appel aux puissances du surmental pour le soutenir, car cet ancien yoga désire en finir avec ce nouveau yoga qui prétend prendre la tête de l’évolution (fais appel à tes seconds pour qu’ils descendent armés à ton secours des calmes sommets olympiens et dressent une barrière entre ta renommée et la défaite ; car nous désirons tous ta rencontre au combat).

Car maintenant, cet ancien yoga a accumulé assez de force pour dominer, soutenu par l’énergie du renoncement (Étant de force à te détruire enfin, ou te mater, au bord des flots du Xanthe).

Sévère, avec un visage semblable à Arès, ainsi s’exprima Énée, d’une voix qui résonnait,

Et d’une voix qui conquérait la terre et envahissait les cieux

Ils approuvèrent hautement leur ruine et obéirent à leur impulsion immortelle.

Le premier dans la mêlée, Déiphobos fut le dernier à se lever dans leur réunion : 640

« Tu as fièrement et bien répondu, ô nation chérie d’Apollon ;

Ils doivent marcher sans peur de la mort, ceux qui veulent vivre éternellement et être grands.

En ce moment le soleil gravit en hâte l’azur empyréen ;

Nous aussi devons-nous hâter. Prenant une collation, rassemblez-vous à l’appel de vos capitaines

Par compagnies armées, chars, hoplites et archers.

Que vos cœurs soient forts, et votre courage inflexible, tel le soleil quand il flamboie ;

Sauvage sera le choc aujourd’hui, avant que, rouge de sang, l’astre ne sombre dans les eaux. »

Dans le tumulte d’Océans qui se rejoignent ils se levèrent, mettant fin à leur session ;

Faisant retentir les rues de sa marche, Troie quitta à grands pas son forum iliaque.

Cette position, exprimée avec une force qui semble implacable par ce qui travaille au futur évolutif dans les hauteurs du mental, influence fortement tout l’être, depuis le corps jusqu’aux hauteurs de l’esprit (Sévère, avec un visage semblable à Arès, ainsi s’exprima Énée, d’une voix qui résonnait, et d’une voix qui conquérait la terre et envahissait les cieux).

Toutes les composantes de cet ancien yoga ne peuvent faire autrement que soutenir cette décision même si elle doit conduire à sa disparition. Car tout mouvement doit se développer jusqu’à son terme : sa fin est incluse dans l’impulsion initiale, laquelle est ici l’aspiration à s’unir avec le Divin en l’esprit et à se fondre en Lui, aspiration qui ne peut jamais cesser (Ils approuvèrent hautement leur ruine et obéirent à leur impulsion immortelle).

Ce qui, du point de vue de l’ancien yoga, a le dernier mot dans ce conflit intérieur et soutient la décision est ce qui a travaillé à la cessation de toute peur, Déiphobos « qui a détruit la peur (par le feu intérieur) » (Le premier dans la mêlée, Déiphobos fut le dernier à se lever dans leur réunion). L’union avec le divin intérieur annihile toute peur de la mort car l’être sait alors qu’il est éternel (Tu as fièrement et bien répondu, ô nation chérie d’Apollon ; ils doivent marcher sans peur de la mort, ceux qui veulent vivre éternellement et être grands).

Sans doute le vers suivant fait-il référence à l’action de la lumière supramentale qui se répand dans l’esprit « embrasé » à ce moment du yoga (En ce moment le soleil gravit en hâte l’azur empyréen).

Aussi les forces de l’ancien yoga doivent-elles se rassembler en hâte pour le dernier combat intérieur (Nous aussi devons-nous hâter).

L’ancien yoga sait que les derniers moments du conflit intérieur seront très difficiles, exigeant un courage flamboyant et inflexible (Que vos cœurs soient forts, et votre courage inflexible, tel le soleil quand il flamboie ; sauvage sera le choc aujourd’hui, avant que, rouge de sang, l’astre ne sombre dans les eaux).

Sri Aurobindo compare alors les formes des anciens yogas qui se mobilisent à des courants de conscience/énergie qui ont convergé, ces courants étant comme des « Océans » : (Dans le tumulte d’Océans qui se rejoignent ils se levèrent, mettant fin à leur session ; faisant retentir les rues de sa marche, Troie quitta à grands pas son forum iliaque).

 

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[1] Sri Aurobindo, Essais sur la Gîta, Commentaire du chant XVIII.

[2] Sri Aurobindo. La Vie Divine, Les Deux Négations : Le Refus de l’Ascète

[3] Voir à ce sujet ce que dit Mère dans l’Agenda à propos du guru de Satprem, en particulier dans le Tome 2, entrée du 12 avril 1961.

[4] Sri Aurobindo. La Vie Divine. Les deux négations : le refus de l’ascète.

[5] Ilion, Le livre des dieux, Vers 440 et suivants et 552 et suivants

[6] La Vie divine, Chapitre 26, L’ascension vers le supramental

[7] L’Agenda de Mère, Volume 1, 17 Octobre 1958

[8] Mère, On Education : Students Prayer, 6 January 1952 « Fais de nous les guerriers héroïques que nous aspirons à devenir, pour livrer avec succès la grande bataille du futur qui doit naître contre le passé qui veut durer ; afin que les choses nouvelles puissent se manifester et que nous soyons prêts à les recevoir. »

[9] Entretiens 1957-1958, 15 Janvier 1958

[10] Homère, Iliade, Chant XVI, vers 666-675.

[11] L’Agenda de Mère, Tome 6, 29 septembre 1965

[12] L’Agenda de Mère, Tome 5, 26 septembre 1964

[13] L’Agenda de Mère, Tome 2, entrée du 18 avril 1961.

[14]  Sri Aurobindo, Commentaires sur la Bhagavad Gîtâ : traduit de l’anglais par un collectif, Éditions Buchet/Chastel, Paris, 1973

[15] Sri Aurobindo, Commentaire sur la Bhagavad Gîtâ, Les signes de la Maya, traduit de l’anglais par un collectif, Éditions Buchet/Chastel, Paris, 1973

[16] Id.

[17] Selon L’Éthiopide, et Apollodore Épitomé 4.7

[18] L’Agenda de Mère, Tome 6, 12 janvier 1965

[19] « Armipotente » signifie « puissante dans le combat ».

[20] En particulier dans le Livre I, Chant 3, vers 696

[21] Julian Jaynes, La Naissance de la Conscience dans l’effondrement de l’esprit. Titre original: The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind

[22] Lettre de Satprem à un Aurovillien, Frédérick, 27 mars 1976

[23] Traduction de Satprem

[24] Sri Aurobindo, Essais sur la Gîta, Commentaire du chant XVIII.

[25] La Vie Divine, Les deux négations : le refus de l’ascète

[26] Apollodore, III.12.5

[27] L’Agenda de Mère, Tome 4, entrée du 24 Juillet 1963

[28] Sri Aurobindo, La Vie Divine, Chapitre XXVI, L’ascension vers le supramental

[29] Horace (-65 + 8 après J.-C.), Ode I, 11

[30] Nous pensons que la traduction française est ici erronée en attribuant cette naissance à Ilion et non à Pâris. Nous avons corrigé en conséquence, non pas « née » mais « né ». Peut-être le traducteur a-t-il considéré qu’Ilion avait été fondée sur la colline d’Atè.

[31] Essays in Philosophy and Yoga, Shorter Works 1910 -1950, The superman

[32] Id.

[33] La Mère, Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo (Traduction et commentaires), Jnana, Aphorisme 6

[34] L’Agenda de Mère, Volume VI, 19 mai 1965

[35] Sri Aurobindo, Early cultural writings, Part VI, repris dans l’Aphorisme Jnana n°28 (29 en anglais) : « On a traité Napoléon de tyran et d’impérial coupeur de gorges ; mais j’ai vu Dieu en armes qui chevauchait l’Europe. »

[36] Sri Aurobindo, La Synthèse des Yogas, Le Yoga des Œuvres, Chapitre 4

[37] L’Agenda, Tome 6, 8 mai 1965